Vous utilisez « Adblock » ou un autre logiciel qui bloque les zones publicitaires. Ces emplacements publicitaires sont une source de revenus indispensable à l'activité de notre site.
Depuis la création des site bdgest.com et bedetheque.com, nous nous sommes fait une règle de refuser tous les formats publicitaires dits "intrusifs". Notre conviction est qu'une publicité de qualité et bien intégrée dans le design du site sera beaucoup mieux perçue par nos visiteurs.
Pour continuer à apprécier notre contenu tout en gardant une bonne expérience de lecture, nous vous proposons soit :
Copyright © 1998-2024 Home Solutions
• CGU Site
• CGU Logiciel
• CGV
• Cookies
• Design by Home Solutions
Page générée le 21/11/2024 à 12:29:59 en 0.0503 sec
Ce livre est tout simplement une horreur : une histoire recyclant tous les poncifs vus et lus dans des dizaines de thrillers, une insupportable complaisance dans le gore et l'horreur, et un manque de finesse - et même de réalisme - dans les relations entre les personnages, qui agissent en outre constamment en dépit du bon sens. Si la qualité de certaines planches dessinées par Raffaele rattrape ça et là l'impression de vide et d'imbécilité abyssale du scénario et des dialogues, le coup de grâce est asséné avec une vision dégueulasse de l'homosexualité féminine, qui ose même aller jusqu'à suggérer - à l'encontre de toute vérité psychologique et de la réalité - un comportement prédateur pédophile chez l'une des deux mamans - bien sûr laide, bien sûr obèse.
Une ordure nauséabonde à éviter à tout prix : dans mon cas, j'ai fait une chose que je n'avais jamais faite en près d'un demi-siècle de lecture de BDs, j'ai mis directement ce livre à la poubelle.
Une bonne BD peut-elle atteindre à la "grandeur" par la seule force de son dessin ? Le sens commun suggère que non, bien sûr, puisque la dictature du scénario tout-puissant nous a depuis longtemps convaincus d'exiger aussi une bonne histoire. Mais voilà que cette "Partition de Flintham" arrive pour ébranler nos certitudes. Premier livre d'une visiblement brillante illustratrice italienne, Barbara Baldi, ce livre nous envoûte, nous enchante, nous promène, simplement (?) à l'aide de ses images sublimes, sombres aquarelles rendant régulièrement hommage aux chefs d'œuvre de la peinture classique.
Le livre est construit sur de très rares dialogues, et sur une histoire qui évoque immédiatement certains clichés romantiques éternels (les Soeurs Brontë, coucou !), avec son héroïne retranchée dans un refus du monde presque arrogant, mais prête à tous les labeurs et toutes les humiliations pour sauver l’héritage de sa grand-mère bien-aimée. "La Partition de Flintham", titre français un peu absurde sans doute imposé par le caractère intraduisible du titre original en Italien ("Lucenera", lumièrenoire ?), peut également nous rappeler les réflexions socio-politiques de "Downton Abbey" sur les contraintes économiques de la noblesse et sur les rapports entre maîtres et servants...
Baldi ne pousse pas toutefois pas la logique de son histoire jusqu'au bout : elle abandonne sans résolution les divers fils de son intrigue, et refuse de conclure de manière logiquement tragique le destin de Clara, la sauvant grâce à un happy rend par trop improbable, en nous faisant le coup usé du Deus Ex Machina (même si les deux dernières cases, énigmatiques, laissent planer un doute salutaire)... On ne peut donc pas dire que Barbara Baldi ait vraiment misé sur son scénario, qui ne paraît jamais vraiment l'intéresser, qui relève parfois plus de la logique des rêves (des cauchemars... puisque le pire est toujours certain !) que du rationnel.
Pourtant, et c'est là toute la magie de ce livre plus singulier que formaliste, il est difficile de le reposer avant de l'avoir terminé : chaque illustration nous entraîne dans le monde douloureux de son héroïne romantique sur laquelle s'abattent tous les malheurs imaginables. La chute est cruelle, longue, étourdissante, mais la manière dont Baldi injecte une petite lumière vaillante dans la nuit noire et froide qui menace sans cesse d’engloutir Clara est si belle que la jouissance du lecteur se fait de plus en plus aiguë.
"La Partition de Flintham" est une expérience rare.
Si Isaac Babel est considéré comme l'un des grands écrivains russes du XXème siècle, il n'est certes pas des plus connus, et la parution d'une adaptation en format BD d'un certain nombre de ses nouvelles parues sous le titre de "Cavalerie Rouge", et relatant ses expériences - plus que ses aventures - dans l'armée révolutionnaire chargée de mater dans le sang les Polonais en 1920, est plus que bienvenue. Et ce d'autant que, formellement, le livre de Pécau et Milovic est absolument somptueux, en particulier grâce au graphisme élégant et aux douces aquarelles de ce dessinateur serbe jusqu'à présent "inconnu au bataillon"...
On s'attend bien sûr en ouvrant "Cavalerie Rouge" à des histoires pleines de bruit et de fureur, imaginant bien que la punition du peuple polonais rétif à la Révolution Soviétique n'allait pas être paisible, mais la réalité des exactions russes dépasse évidemment nos prévisions : massacres de femmes, d'enfants, de vieillards et de prêtres, viols en groupe, pillages sans vergognes, toutes les horreurs de la guerre - même "filtrées" par le trait et les couleurs de Milovic -, pour malheureusement aussi convenues qu'elles soient, se déploient dans chacun des 14 cruels récits qui composent ce recueil. Et si le personnage du soldat Babel, observateur largement distancié des souffrances des Polonais et en particulier des Juifs (peuple dont il fait pourtant partie), joue finalement un rôle secondaire dans la plupart de ses histoires, la "voix off" de l'écrivain Babel est essentielle à leur compréhension, ou plutôt leur interprétation. Car sans grande connaissance ni vraie compréhension du contexte historique, l'accès à "Cavalerie Rouge" n'est pas chose aisée, et une grande partie du livre reste finalement assez absconse, sans que l'on puisse dire si c'est le fait de l’œuvre originale, ou bien des choix de narration elliptiques de Pécau. Il faut également noter que les positions idéologiques - apparentes - du soldat Babel (pro-soviétiques), mais également son point de vue "moral" (minimisation du viol, tolérance vis à vis du harcèlement de la population juive), pour logiques qu'ils soient dans le contexte historique puisque Babel était correspondant de guerre pour un journal de propagande, désorientent le lecteur qui ne sait pas toujours à quoi s'en tenir...
Nous voilà du coup forcés de nous raccrocher, au milieu de ce chaos général, à la belle langue de Isaac Babel, qui oscille avec élégance entre la description stoïque, mais non sans humour, des faits, et de brefs élans oniriques, sans même parler des dialogues truculents de personnages paradoxaux, voire insaisissables... C'est indiscutablement cette langue qui constitue le second (et peut-être le plus grand) attrait du livre... et qui donnera probablement à chacun l'envie de découvrir l’œuvre littéraire originelle, pour mieux saisir l'essence de ce fameux "Cavalerie Rouge".
Voilà déjà 7 ans que nous entretenons une relation ambiguë avec "Ralph Azham", certainement la série la moins convaincante de l'oeuvre désormais non négligeable de Lewis Trondheim... Une série qui semble lui être paradoxalement chère puisqu'on en est déjà avec "l'Engrenage" au onzième tome de cette saga d'heroic fantasy vaguement humoristique, qu'on aura qualifiée au gré de son humeur de "neurasthénique", "répétitive", "stakhanoviste", voire même "hébétée"... mais qu'on continue à lire avec une fidélité un peu inexplicable...
Rappelons le principe : voici le récit a priori interminable des aventures tour à tour familiales, guerrières et politiques d'un héros aux super-pouvoirs paradoxaux au sein d'un univers d'heroic fantasy classiquement moyen-âgeux, qui se trouvera contre son gré hissé au pouvoir quasi suprême. Comme dans "le Donjon" mais en bien moins réussi, on passe sans vergogne de l'aventure la plus classique à la réflexion sur l'inanité du pouvoir, qu'il soit politique ou militaire, de la plus grande confusion morale au désespoir existentiel aigu. Le tout pimenté par le paradoxe du dessin moderne et faussement naïf de Trondheim en complet décalage avec la violence sanglante, parfois même épique, du récit, et par de légères pointes d'humour à froid.
Il faut maintenant admettre que, même s'il nous a depuis longtemps perdus dans le dédale d'une fiction proliférante et souffrant finalement d'une absence de "but" ("un peu comme dans la "vraie vie", non ?" nous souffleront les défenseurs de la série...), Trondheim nous captive à nouveau avec cet "Engrenage" qui s'impose comme l'un des meilleurs épisodes de la série : la relation ambiguë entre Ralph et la fascinante Tilda Pönns retrouve par instant le charme du romantisme embarrassé de "Lapinot", alors que la liquidation brutale des religieux ennemis du Superintendant fait bel et bien écho à certaines scènes équivalentes de "Game of Thrones". Mais ce sont les dernières pages, purement tragiques, justifiant le titre de l'album et réduisant en poussière les victoires passées de Ralph, qui gagnent vraiment notre coeur : il y a dans cette noirceur d'une défaite, inattendue mais inévitable, la promesse d'une fin terrible justifiant enfin les hauts et les bas d'une saga qu'on aimerait voir parvenir à la grandeur...
Depuis quelques années, et c’est sans doute là un signe des temps, la BD est l’une des formes d’expression culturelle les plus pertinentes quant à sa capacité à prendre à bras le corps les grands sujets du moment, et à réagir le plus rapidement aux événements politiques ou sociaux qui nous occupent, bref à tenir une place que la « littérature traditionnelle » déserte de plus en plus.
Nous savons que cette extension en « grand format » d’une pratique, finalement assez classique, de commentaire en images de l’actualité (une pratique bien établie dans la presse écrite…) donne rarement de grands résultats sur le plan artistique. C’est donc là que l’on a envie d’applaudir doublement la réussite que constitue ce Journal de Marianne, qui conjugue de manière improbable la légèreté joueuse des Cahiers d’Esther, par exemple, avec une réflexion plutôt profonde sur l’évolution de la société française, dont les principes républicains sont battus en brèche aussi bien par la remontée du sentiment religieux que par la débâcle intellectuelle et morale de la Politique.
S’appuyant sur un graphisme simple mais chaleureux (et souvent enchanteur…), qu’on situerait quelque part entre Plantu et Sattouf, et sur une construction ambitieuse, alternant planches au format « classique » et pages « griffonnées » - peut-être les plus belles, mais en tout cas les plus fortes du livre -, Baptiste Chouët, dont c’est la première BD mais qui réalise, nous dit-on, des illustrations pour la presse, nous livre en fait son journal personnel de citoyen français concerné par le chaos qui grandit dans notre pays aux prises avec le terrorisme islamiste, mais aussi avec la déréliction du leadership politique… Un journal qui fait très naturellement écho à nos propres interrogations, nos propres doutes et qui nous devient vite, logiquement, très intime : les quelques pages, sans pathos et sans excès, sur les attentats du 11 novembre 2015 nous touchent ainsi en plein cœur.
L’idée très amusante de Chouët, c’est d’imaginer notre Marianne sous les traits d’une jeune femme moderne, sexy (ah, cette bretelle qui n’arrête pas de tomber ! … en référence au fameux tableau de Delacroix représentant « la Liberté guidant le Peuple », même s’il est permis de tiquer sur l’assimilation République = Liberté), et se débattant finalement dans les mêmes difficultés existentielles et sentimentales que la Française moyenne des années 2010. Entourée de ses copains John (la Grande-Bretagne), Sam (les USA) et de ses amies Germania, Italia, Europe, etc. la voici qui réagit à chaud à tout ce qui dans l’actualité la touche : tout ce qui mine, tout ce qui menace, ou qui au contraire conforte l’image de la « République française », de la menace du Front National à la question de l’accueil des réfugiés, en passant par les déboires électoraux de Fillon et la montée en puissance de Macron. C’est souvent ingénieux, la plupart du temps très drôle, mais le plus important est sans doute que, une fois passée une introduction il est vrai un peu lourde sur la naissance de notre héroïne sous le règne de la Terreur, c’est une remarquable matérialisation des doutes que nous avons tous, et donc une saine source de réflexion sur l’avenir de notre pays et de nos institutions.
Et l’on a bien du mal à quitter notre si jolie héroïne au soir de l’élection présidentielle, qui la laisse sceptique devant la liesse générale. Dans un dernier geste, formidablement bien vu, la voilà qui dénude à nouveau ce sein révolutionnaire : le combat continue, plus urgent et plus nécessaire que jamais.
Nous attendons de pied ferme la suite de ses aventures…
Le combat, depuis longtemps engagé et loin d'être gagné (les avancées en Occident ne compensent pas une situation qui se dégrade cruellement dans le monde musulman par exemple), est certainement l'un des plus essentiels de notre époque. La nécessité d'un "Art militant" qui contribue à faire changer les mentalités n'est guère discutable et l'on ne peut qu'applaudir à l'initiative de Pénélope Bagieu dont le second tome des "Culottées" a rencontré un joli succès commercial en 2017.
On peut néanmoins s'interroger sur les qualités intrinsèques de ces brèves chroniques de vies féminines choisies pour illustrer - souvent de manière un tantinet forcée - le droit des femmes à "ne faire que ce qu'elles veulent", soit une déclaration plutôt infantile comme programme politique. Formellement, le graphisme joli mais très "standard", ainsi que l'abondance de texte suppléant une narration lourde et maladroite rendent la lecture de "Culottées Tome 2" rapidement fastidieuse : voilà un livre qu'on aura du mal à dévorer rapidement et qu'on aura plutôt tendance à ingurgiter à petites doses ! )
Mais le problème de fond réside bien dans une sorte de malhonnêteté intellectuelle sous-jacente au projet : ces biographies de femmes artistes, scientifiques, parfois militantes, sont toujours vues sous le prisme unique du féminisme, survolées à des fins purement démonstratives, et finalement privées de ce qui ferait leur vraie richesse, une attention au contexte social et politique dans lesquelles elles s'inscrivent, et surtout à l'humanité de ces "figures" de la féminité vite réduites en quelques pages à des symboles, voire à des stéréotypes qui ne font pas honneur à leur lutte individuelle.
Au milieu d'un marais de moins en moins convaincant d'histoires paradoxalement plutôt "tièdes", surnage quand même l'incroyable et horrifique portrait de "la Reine des Bandits" qu'on aimerait vraiment voir développé en un récit complet, et illustré par un artiste qui aurait plus de talent que Bagieu.
Oui, on devait être en 1968... même si mes souvenirs de mes 10 ans sont forcément approximatifs. J'avais déjà lu la majorité des Tintin publiés, quand je fis la connaissance d'Alexandre qui me révéla l'existence d'un "Tintin au Pays des Soviets" que son oncle possédait. D'abord incrédule, puisque l'album ne figurait pas dans la "liste officielle" des Aventures de Tintin et Milou affichée au dos de mes albums (et que je parle d'une époque où il n'existait pour un tout jeune provincial aucune manière d'avoir accès à ce genre d'informations...), je ne fus convaincu de la réalité de ce véritable fantasme que quand je le tins entre mes mains fébriles...
La déception fut terrible. Ce livre me sembla une véritable horreur, : mal dessiné, ne racontant rien de sensé, à mille lieues du glorieux personnage de Tintin que j'adorais... Je rendis l'album poussiéreux à Alexandre, sans d'ailleurs en avoir jamais soupçonné la valeur marchande. Et je ne relus jamais "Tintin au Pays des Soviets" jusqu'à ce jour, tant avait été violente cette déception de lecteur, peut-être la première de ma vie.
Que dire aujourd'hui de cette première apparition du personnage le plus important de la BD franco-belge ? Que, à l'évidence, ses aventures à la découverte de l'horreur bolchévique restent toujours aussi illisibles ? C'est à peu près indiscutable, tant le récit est erratique, tant les péripéties en sont absurdes, tant les personnages manquent de la moindre consistance (j'allais dire profondeur, mais on n'en est même pas là...), et surtout tant il est impossible d'y prendre vraiment du plaisir, disons "au premier degré".
Ce qui ne signifie pas qu'il ne faille pas lire "Tintin au Pays des Soviets", parce que, au delà d'y assister à la naissance, même improbable, d'un mythe, le lecteur attentif pourra déjà noter le dynamisme, l'énergie du dessin du débutant qu'était encore Georges Rémi. Parce que, au lieu de se lamenter du grand n'importe quoi auquel a recours Hergé pour tirer son héros de situations impossibles, on peut au contraire s'amuser du surréalisme absurde de ses inventions, du scaphandre qui traîne par hasard dans une cellule de prison à l'hélice taillée (deux fois) au canif dans un arbre, en passant par les balles en papier mâché du peloton d'exécution. Et surtout parce que, si moi qui était élevé dans un milieu "de gauche", j'avais été à l'époque moins sceptique quant à la description faite ici, que l'on sait aujourd’hui tragiquement réaliste, de la vie en URSS, je ne me serais pas moi même égaré du côté des communistes pendant mon adolescence...
Sans doute est-ce finalement ce témoignage naïf (on sait que Hergé était surtout influencé par la propagande du milieu très conservateur dans lequel il travaillait, et il n'est pas sûr qu'il ait lui-même voulu transmettre un vigoureux message politique !), mais de première main, d'événements-clé dans l'histoire du XXème siècle qui fait de "Tintin au Pays des Soviets" un livre important, dépassant aisément ses limites de roman feuilleton populaire, commercial et amateur.
Oui, on devait être en 1968... même si mes souvenirs de mes 10 ans sont forcément approximatifs. J'avais déjà lu la majorité des Tintin publiés, quand je fis la connaissance d'Alexandre qui me révéla l'existence d'un "Tintin au Pays des Soviets" que son oncle possédait. D'abord incrédule, puisque l'album ne figurait pas dans la "liste officielle" des Aventures de Tintin et Milou affichée au dos de mes albums (et que je parle d'une époque où il n'existait pour un tout jeune provincial aucune manière d'avoir accès à ce genre d'informations...), je ne fus convaincu de la réalité de ce véritable fantasme que quand je le tins entre mes mains fébriles...
La déception fut terrible. Ce livre me sembla une véritable horreur, : mal dessiné, ne racontant rien de sensé, à mille lieues du glorieux personnage de Tintin que j'adorais... Je rendis l'album poussiéreux à Alexandre, sans d'ailleurs en avoir jamais soupçonné la valeur marchande. Et je ne relus jamais "Tintin au Pays des Soviets" jusqu'à ce jour, tant avait été violente cette déception de lecteur, peut-être la première de ma vie.
Que dire aujourd'hui de cette première apparition du personnage le plus important de la BD franco-belge ? Que, à l'évidence, ses aventures à la découverte de l'horreur bolchévique restent toujours aussi illisibles ? C'est à peu près indiscutable, tant le récit est erratique, tant les péripéties en sont absurdes, tant les personnages manquent de la moindre consistance (j'allais dire profondeur, mais on n'en est même pas là...), et surtout tant il est impossible d'y prendre vraiment du plaisir, disons "au premier degré".
Ce qui ne signifie pas qu'il ne faille pas lire "Tintin au Pays des Soviets", parce que, au delà d'y assister à la naissance, même improbable, d'un mythe, le lecteur attentif pourra déjà noter le dynamisme, l'énergie du dessin du débutant qu'était encore Georges Rémi. Parce que, au lieu de se lamenter du grand n'importe quoi auquel a recours Hergé pour tirer son héros de situations impossibles, on peut au contraire s'amuser du surréalisme absurde de ses inventions, du scaphandre qui traîne par hasard dans une cellule de prison à l'hélice taillée (deux fois) au canif dans un arbre, en passant par les balles en papier mâché du peloton d'exécution. Et surtout parce que, si moi qui était élevé dans un milieu "de gauche", j'avais été à l'époque moins sceptique quant à la description faite ici, que l'on sait aujourd’hui tragiquement réaliste, de la vie en URSS, je ne me serais pas moi même égaré du côté des communistes pendant mon adolescence...
Sans doute est-ce finalement ce témoignage naïf (on sait que Hergé était surtout influencé par la propagande du milieu très conservateur dans lequel il travaillait, et il n'est pas sûr qu'il ait lui-même voulu transmettre un vigoureux message politique !), mais de première main, d'événements-clé dans l'histoire du XXème siècle qui fait de "Tintin au Pays des Soviets" un livre important, dépassant aisément ses limites de roman feuilleton populaire, commercial et amateur.
Au milieu des centaines de bandes dessinées qui engorgent les rayons et les tables des libraires, il n'est pas forcément évident de savoir pourquoi choisir l'Or des Caïds, le premier tome de Ira Dei, la nouvelle saga de Brugeas et Toulhoat, et ce d'autant que la couverture - guerrière, virile, lyrique, visant clairement un public ado masculin dévoreur d'heroïc fantasy - ne le distingue guère du reste de la production standard du genre. C'est en se plongeant dans le récit complexe et tourmenté de Vincent Brugeas que l'on perçoit l'intérêt du livre, dans le mélange d'un réalisme historique inhabituel (enfin, c'est que l'on se dit quand on n'est pas forcément expert en histoire européenne du premier millénaire !) et d'intrigues politiques de haute volée (disons le syndrome Game of Thrones...).
Il n'est pas facile d'ailleurs d'entrer dans Ira Dei, du fait de la nécessité d'expliquer le contexte historique du livre en quelques phrases, mais surtout de cette impression qu'on attaque l'histoire de Tancrède le Normand (à moins qu'il ne s'agisse de Robert...) par le milieu, alors que bien des choses cruciales se sont déjà passées : certaines seront expliquées via des flashbacks (pages noires, ce qui en facilite un peu inutilement l'identification), mais la plupart seront mentionnées dans des conversations entre les personnages, et ce n'est finalement que dans les toutes dernières pages que les véritables enjeux du récit nous seront révélés ! C'est là un peu un "truc" de scénariste que l'on peut trouver irritant - il est très utile de relire alors immédiatement l'Or des Caïds, cette seconde lecture s'avérant bien plus riche que la première - mais qui est indéniablement efficace puisqu'on brûle désormais de connaître la suite.
Il faut souligner en outre le graphisme remarquable de Ronan Toulhouat qui ajoute un lyrisme brûlant aux scènes d'action - sanglantes et viriles comme il se doit, mais on est un peu là dans le domaine du cliché - mais aussi aux scènes plus intéressantes de confrontations entre des personnages qui s'apparentent plutôt à un jeu d'échec mortel. L'utilisation des couleurs, splendide, renforce le plaisir de la lecture, même si l'utilisation systématique de rouges-orangés dans la dernière partie est un peu une facilité.
Bref, même si la réussite n'est pas absolue, voilà un livre intrigant et plus original qu'on pourrait le penser a priori... dont on attend la suite avec impatience pour voir s'il tiendra toutes ses promesses.
Et si les véritables qualités de "Ces jours qui disparaissent" ne résidaient pas vraiment dans son scénario - fantastique conceptuel bien dans l'air du temps - ni dans son graphisme - ligne claire et légèreté -, mais bien dans l'état dans lequel ce livre nous met, dans l'abîme de pensées (et de sensations) qu'il ouvre devant nous ?
La première partie du livre de Thimothé Le Boucher est divertissante, un peu intrigante, mais franchement pas follement passionnante, ni originale (on peut penser par exemple au film "les jours où je n'existe pas" datant de 2002), et sa lecture ne dépasse pas le niveau de plaisir standard de la plupart des BDs actuelles : bien écrit, bien dessiné, le récit ronronne un peu, en dépit des efforts - peut-être d'ailleurs même un peu forcés - que Le Boucher fait pour le singulariser, en jouant la carte d'un mélange très actuel des genres et des races, et pour rendre ses personnages plus originaux en en faisant des artistes d'un spectacle à la limite du cirque...
Mais tout cela change radicalement lorsque débute l seconde partie de "Ces jours qui disparaissent", où notre héros se voit emporté dans un cycle de plus en plus extrême de disparitions, au point que toute sa vie finisse par lui être enlevée. Le jeu conceptuel se mue alors en véritable tragédie métaphysique, d'une force et d'une profondeur que le lecteur ne soupçonnait pas : impossible de ne pas s'accorder régulièrement des pauses durant la lecture, pour s'interroger soi-même sur sa propre existence, et surtout sur la nature de sa relation avec ceux qu'on aime et qui nous aiment. "ces jours qui disparaissent" s'apparente alors à un long cauchemar particulièrement douloureux et surprenant, dont la conclusion ne peut être, on le sent rapidement, qu'atroce. Et si Le Boucher rajoute en fin de parcours deux twists particulièrement intelligents, la force de ces artifices scénaristiques n'est pas qu'ils sont "malins" (même s'ils le sont...), c'est qu'ils ajoutent encore un niveau plus élevé de vertige existentiel. On referme donc "Ces jours qui disparaissent" avec le sentiment d'avoir vécu une véritable "expérience" intime, chose rare et qui mérite donc de recommander chaudement la lecture de ce livre différent, quelles que soient les petites réserves qu'on pourrait avoir ça et là, en particulier sur le graphisme un peu trop plat.
Je suis d'habitude suffisamment critique vis à vis des adaptations du personnage de Spirou par des auteurs modernes pour ne pas célébrer avec enthousiasme les rares réussites dans un genre aussi difficile. "Il s'appelait Ptirou" est sans aucun doute la plus belle œuvre de la série depuis le formidable "Journal d'un Ingénu" d'Emile Bravo : s'il s'agit à nouveau ici de revenir aux sources d'un personnage mythique de la BD franco-belge du XXème siècle, Yves Sente et Laurent Verron ont préféré nous raconter la genèse du personnage du groom roux, qu'ils situent lors de la rencontre (imaginaire, on suppose) entre son créateur Rob-Vel et un petit mousse du paquebot transatlantique Ile-de-France. Et nous voici partis dans une belle et sombre "histoire de l'Oncle Paul" (encore une mise en abyme, joliment pertinente par ailleurs) qui nous raconte, à nous petits enfants émerveillés, une grande histoire d'amour, de lutte des classes, de maladie et de mort lors d'une traversée mouvementée. Le dessin et la mise en couleurs sont une réussite, mais c'est l'histoire, complexe, poignante, très "adulte" puisqu'elle finira en tragédie (qu'on dissimulera pudiquement aux yeux des enfants...), qui soulève ici un enthousiasme quasiment sans réserve : quasiment, parce qu'on sent une certaine précipitation a avancer dans un récit qui aurait bien mérité une trentaine de pages de plus pour se déployer en toute majesté. Voici en tout cas un splendide hommage à l'un des plus beaux héros de la Bande Dessinée, qui se double d'un émouvant travail de mémoire vis à vis du prolétariat de la première moitié du XXème siècle qui n'avait que le droit de servir les puissants, et ce jusqu'à la mort.
"Le Chat du Rabbin" fut à sa sortie vite considéré comme l'une des plus belles réussites de la BD contemporaine et contribua largement à placer Sfar dans le peloton de tête des artistes qui comptent : son mélange audacieux et jouissif de théologie triviale, de philosophie humaniste et de sensualité farceuse fonctionnait parfaitement, au premier comme au second degré. Et a continué à fonctionner au fil d'albums certes un peu irréguliers. Et voilà que dans ce septième volume, la mécanique se grippe et que Sfar s'égare. "La Tour de Babel" ne nous fait plus rire, et ses réflexions pesantes sur le chaos des religions, sur la bêtise humaine et sur le rôle et la nécessité des mythes paraissent à la fois forcées et superficielles. Sfar a été, on le sait, marqué par les terribles attentats de 2015, et il fut - c'est son honneur - l'un des artistes qui s'exprima de la manière la plus pertinente (et sage) sur l'Islam et sur la haine dans notre société. Avec son allégorie sur la synagogue et la mosquée inondées dans un Alger où juifs et musulmans savent encore vivre ensemble, Sfar poursuit sa réflexion sur la tolérance religieuse et la relativité de la foi, même si c'est en se réfugiant dans un passé qu'on peut le soupçonner d'idéaliser quelque peu : le problème est que la parabole manque pour la première fois de subtilité, et que le lecteur aura parfois l'impression d'une démonstration forcée (l'enlèvement du bébé, par exemple, malgré la tentative de faire du second degré...). Pour la première fois de la saga, le Chat du Rabbin lui-même nous irrite légèrement - comme il irrite les autres personnages de "la Tour de Bab-el-Oued" -, avec son obstination à chercher un sens dans la religion, mais ce n'est pas sûr que cela soit volontaire de la part de Sfar ! Le livre, trop long, cherchant sans grande cohérence et dans de multiples directions des réponses à des questions importantes (trop ?), se conclut d'une manière abracadabrante qui ne nous rassure pas sur la suite. Bref, on le referme avec un sentiment mitigé : si l'on admire la pugnacité (et l'ambition) de Sfar, on lui souhaite de retrouver une inspiration plus "mesurée" pour pouvoir poursuivre la saga d'un personnage que nous avons tant aimé et qui s'est cette fois un peu égaré.
1983. Nous sommes à une époque sombre où le monde devient laid : le capitalisme financier étend sa domination sur la planète et délimite les murs de notre réalité pour longtemps. Et nous baissons tous les bras. Dans ce monde-là, il n'y a plus de place pour Tintin. D'ailleurs Hergé meurt d'une horrible maladie de sang et nous laisse tous orphelins (de Tintin, pas de lui, car Hergé n'a jamais rien eu d'un père...). Fanny l'implacable, avant de prendre la seule décision honorable, qui est qu'il n'y aura jamais, elle vivante, d'autres Tintin, vacille et laisse publier cet abominable "Alph-Art", nouvelle tache sur l'Oeuvre après la pantalonnade des "Picaros".
Car "l'Alph-Art" est une horreur... D'abord il n'existe que dans les imaginations les plus perverses : qu'est-ce qu'une bande dessinée sans dessins ? Alors que "l'oeuvre", non pas inachevée (il y a des livres ou ds films inachevés passionnants) mais avortée, se réduit à quelques pauvres dialogues assemblés à la manière d'un fascicule sur une médiocre pièce de théâtre, en face de quelques gribouillis où il est impossible de trouver la moindre trace du génie d'Hergé ? Pire, ce Tintin-là, s'il était sorti, aurait été un effondrement de plus, impardonnable cette fois : l'intrigue est inepte, entre courses poursuites répétitives et poussives, intrigue policière à la noix et réapparition (nooooon !) de Rastapopoulos après une chirurgie esthétique.
Le Hergé à bout de souffle qu'on discerne derrière cette dernière tentative fait littéralement pitié : lui, le maître de la figuration narrative, s'est essayé sans succès à la peinture abstraite et, peut-être dépité, ébauche un pamphlet simpliste contre l'escroquerie de l'Art Moderne. Oui, si "l'Alph-Art" avait existé, il aurait marqué le nouveau Tintin - jeans et vélomoteur - du sceau indélébile de la médiocrité...
Alors ? Alors on peut rêver de ce qui serait peut-être arrivé si Hergé avait persévéré dans l'élaboration de son "Un jour dans un aéroport", projet conceptuel absolu qui aurait pu faire basculer - ou non - Tintin vers un vrai modernisme. On peut aussi décider d'oublier "la trahison des images", et de repartir aux sources, "Chez les Soviets". Quand tout était neuf, possible, et que la BD était encore un rempart possible contre la laideur du monde.
1983. Nous sommes à une époque sombre où le monde devient laid : le capitalisme financier étend sa domination sur la planète et délimite les murs de notre réalité pour longtemps. Et nous baissons tous les bras. Dans ce monde-là, il n'y a plus de place pour Tintin. D'ailleurs Hergé meurt d'une horrible maladie de sang et nous laisse tous orphelins (de Tintin, pas de lui, car Hergé n'a jamais rien eu d'un père...). Fanny l'implacable, avant de prendre la seule décision honorable, qui est qu'il n'y aura jamais, elle vivante, d'autres Tintin, vacille et laisse publier cet abominable "Alph-Art", nouvelle tache sur l'Oeuvre après la pantalonnade des "Picaros".
Car "l'Alph-Art" est une horreur... D'abord il n'existe que dans les imaginations les plus perverses : qu'est-ce qu'une bande dessinée sans dessins ? Alors que "l'oeuvre", non pas inachevée (il y a des livres ou ds films inachevés passionnants) mais avortée, se réduit à quelques pauvres dialogues assemblés à la manière d'un fascicule sur une médiocre pièce de théâtre, en face de quelques gribouillis où il est impossible de trouver la moindre trace du génie d'Hergé ? Pire, ce Tintin-là, s'il était sorti, aurait été un effondrement de plus, impardonnable cette fois : l'intrigue est inepte, entre courses poursuites répétitives et poussives, intrigue policière à la noix et réapparition (nooooon !) de Rastapopoulos après une chirurgie esthétique.
Le Hergé à bout de souffle qu'on discerne derrière cette dernière tentative fait littéralement pitié : lui, le maître de la figuration narrative, s'est essayé sans succès à la peinture abstraite et, peut-être dépité, ébauche un pamphlet simpliste contre l'escroquerie de l'Art Moderne. Oui, si "l'Alph-Art" avait existé, il aurait marqué le nouveau Tintin - jeans et vélomoteur - du sceau indélébile de la médiocrité...
Alors ? Alors on peut rêver de ce qui serait peut-être arrivé si Hergé avait persévéré dans l'élaboration de son "Un jour dans un aéroport", projet conceptuel absolu qui aurait pu faire basculer - ou non - Tintin vers un vrai modernisme. On peut aussi décider d'oublier "la trahison des images", et de repartir aux sources, "Chez les Soviets". Quand tout était neuf, possible, et que la BD était encore un rempart possible conrre la laideur du monde.
... Et nous voilà déjà en 1976 : je suis majeur et vacciné, et Tintin est désormais loin de mes passions. Les filles bien sûr, le rock'n'roll et toute cette sorte de choses. Hugo Pratt et son beau Corto me semblent désormais incarner bien mieux qu'un petit reporter belge le souffle de l'aventure. Du coup, et c'est une chance en fait, je loupe la déroute affligeante qu'est "Tintin et les Picaros" : oh je le lis, mais distraitement, et une fois seulement avant de le ranger au milieu des cartons de mon enfance désormais refermée alors que mes parents déménagent. Tout a changé, et il me paraît logique de ne plus trouver grand intérêt à Tintin : je n'ai pas réalisé que Tintin avait changé, et bien plus que moi.
2017 : je rouvre pour la première fois le dernier album (achevé) d'Hergé, et la consternation m'envahit... Mais qu'est-ce que c'est que ce dessin bâclé, maladroit, grossier, qui semble l'oeuvre d'un faussaire peu talentueux ? Même les aspects "Bob de Moor de "Vol 714 pour Sydney" restaient peu ou prou dans les canons de l'oeuvre... ici on est dans l'approximatif, le n'importe quoi, le vraiment pas beau ! Et ces gros plans exagérant les émotions caricaturales des personnages ! Et ces sourcils en zigzags déformant les traits de nos héros jadis adorés ! Et cette mèche tombante d'un Tintin qui n'a plus aucune prestance avec ses jeans et sa mobylette ! L'histoire même des "Picaros" est inepte, sans intérêt, écoeurante même quand Hergé se pique de nettoyer la Révolution de son aspect sanguinaire : au pays de "L'Oreille Cassée", on ne fusille même plus !
D'un autre côté, maigre consolation pour le lecteur accablé, Hergé n'est pas totalement dupe de ce monde moderne où il tient désormais tant à inscrire ses livres : les indiens d'Amazone sont devenus de tristes alcooliques, et la jungle n'est plus qu'une destination pittoresque pour les touristes européens. Quant à la révolution castriste, elle est une illusion cruelle, mélange d'incompétence et de mépris souverain pour le peuple au nom duquel on prétend combattre (cette fameuse dernière vignette, honneur tardif du livre, sur les bidonvilles inchangés...) : il est d'ailleurs amusant de se souvenir que la presse des années 70 avait vilipendé Hergé pour son manque d'empressement à célébrer le culte du "Che", y voyant la preuve à rebours de son soi-disant collaborationnisme d'antan... alors qu'on ne peut que louer, avec le recul, la lucidité d'Hergé.
Dernier clou enfoncé dans le cercueil de l'un des plus beaux héros du siècle, il y a... l'humour des "Picaros"... ou plutôt ce qui en tient lieu : c'est gros, c'est lourd, c'est grotesque. Pire encore, c'est - comme dans l'album précédent - inutilement méchant (pensez au personnage de la femme d'Alcazar !) : ce n'est pas, non vraiment pas Tintin...
"Tintin et les Picaros" se vendra par centaines de milliers d'albums, et Hergé continuera son ascension vers la gloire, récoltant les fruits d'une vie de travail inspiré : il se mariera enfin avec Fanny. Rétroactivement, on aimerait lui souhaiter une vieillesse comblée et heureuse, loin du monstre qu'il a créé et qui l'a dévoré. Mais on sait bien qu'il n'en sera rien.
... Et nous voilà déjà en 1976 : je suis majeur et vacciné, et Tintin est désormais loin de mes passions. Les filles bien sûr, le rock'n'roll et toute cette sorte de choses. Hugo Pratt et son beau Corto me semblent désormais incarner bien mieux qu'un petit reporter belge le souffle de l'aventure. Du coup, et c'est une chance en fait, je loupe la déroute affligeante qu'est "Tintin et les Picaros" : oh je le lis, mais distraitement, et une fois seulement avant de le ranger au milieu des cartons de mon enfance désormais refermée alors que mes parents déménagent. Tout a changé, et il me paraît logique de ne plus trouver grand intérêt à Tintin : je n'ai pas réalisé que Tintin avait changé, et bien plus que moi.
2017 : je rouvre pour la première fois le dernier album (achevé) d'Hergé, et la consternation m'envahit... Mais qu'est-ce que c'est que ce dessin bâclé, maladroit, grossier, qui semble l'oeuvre d'un faussaire peu talentueux ? Même les aspects "Bob de Moor de "Vol 714 pour Sydney" restaient peu ou prou dans les canons de l'oeuvre... ici on est dans l'approximatif, le n'importe quoi, le vraiment pas beau ! Et ces gros plans exagérant les émotions caricaturales des personnages ! Et ces sourcils en zigzags déformant les traits de nos héros jadis adorés ! Et cette mèche tombante d'un Tintin qui n'a plus aucune prestance avec ses jeans et sa mobylette ! L'histoire même des "Picaros" est inepte, sans intérêt, écoeurante même quand Hergé se pique de nettoyer la Révolution de son aspect sanguinaire : au pays de "L'Oreille Cassée", on ne fusille même plus !
D'un autre côté, maigre consolation pour le lecteur accablé, Hergé n'est pas totalement dupe de ce monde moderne où il tient désormais tant à inscrire ses livres : les indiens d'Amazone sont devenus de tristes alcooliques, et la jungle n'est plus qu'une destination pittoresque pour les touristes européens. Quant à la révolution castriste, elle est une illusion cruelle, mélange d'incompétence et de mépris souverain pour le peuple au nom duquel on prétend combattre (cette fameuse dernière vignette, honneur tardif du livre, sur les bidonvilles inchangés...) : il est d'ailleurs amusant de se souvenir que la presse des années 70 avait vilipendé Hergé pour son manque d'empressement à célébrer le culte du "Che", y voyant la preuve à rebours de son soi-disant collaborationnisme d'antan... alors qu'on ne peut que louer, avec le recul, la lucidité d'Hergé.
Dernier clou enfoncé dans le cercueil de l'un des plus beaux héros du siècle, il y a... l'humour des "Picaros"... ou plutôt ce qui en tient lieu : c'est gros, c'est lourd, c'est grotesque. Pire encore, c'est - comme dans l'album précédent - inutilement méchant (pensez au personnage de la femme d'Alcazar !) : ce n'est pas, non vraiment pas Tintin...
"Tintin et les Picaros" se vendra par centaines de milliers d'albums, et Hergé continuera son ascension vers la gloire, récoltant les fruits d'une vie de travail inspiré : il se mariera enfin avec Fanny. Rétroactivement, on aimerait lui souhaiter une vieillesse comblée et heureuse, loin du monstre qu'il a créé et qui l'a dévoré. Mais on sait bien qu'il n'en sera rien.
"Vol 714 pour Sydney", avec son beau titre conceptuel puisque constituant les parenthèses de l'histoire contée par le livre, est un "Tintin" hautement symbolique pour moi : il fut le premier à m'être contemporain. J'avais 11 ans â sa sortie, et mes parents me l"offrirent "tout neuf", avec sa tranche de couverture verte et carrée qui le distinguait de tous les autres, un peu poussiéreux et racornis, dont j'avais seulement "hérité". Et puis, il parlait d'extra-terrestres, un sujet alors gravement à la mode, tout en étant "réaliste" dans sa narration si éloignée des pérégrinations intensives de l'ex-reporter / aventurier. Bref, je l'adorais...
Le temps a été moins clément néanmoins avec "Vol 714..." qu'avec les albums antérieurs d'Hergé, peut-être parce que son inscription nette dans une époque qui me fut contemporaine l'empêcha de devenir un classique : certes, les références à Berger (le "passeur" et co-auteur du "Matin des Magiciens", que je lirai deux ans plus tard) et à Dassaut se sont perdues, mais il reste cet enracinement dans la modernité des années 60 (l'avion à géométrie variable, les armes systématiquement utilisées) et ce découpage de l'action, pour la première fois cinématographique, avec ses gros plans expressifs et ce dynamisme de la narration, qui en font un "Tintin" très différent. Aujourd'hui, les puristes regrettent la bouffonnerie générale qui désacralise des personnages essentiels de l'oeuvre, comme Tournesol - bien loin ici du scientifique génial de "Objectif Lune" - ou Rastapopoulos, qui n'est plus que la caricature de l'implacable et mystérieux génie du Mal qu'il fut : on peut supposer que ce jeu de massacre fut volontaire de la part d'un Hergé, qui vivait mal le succès concurrent d'Astérix, même si l'on peut soupçonner l'influence de ses collaborateurs des Studios...
Bref, la fin est désormais proche avec cette indéniable trivialisation du mythe, mais l'enfant que j'étais alors - et que je reste - ne résistera pas à l'énergie des dernières scènes du livre, la fuite fascinante de Tintin et ses compagnons au sein du volcan en éruption, qui font pardonner beaucoup des faiblesses qui ont précédé.
"Vol 714 pour Sydney", avec son beau titre conceptuel puisque constituant les parenthèses de l'histoire contée par le livre, est un "Tintin" hautement symbolique pour moi : il fut le premier à m'être contemporain. J'avais 11 ans â sa sortie, et mes parents me l"offrirent "tout neuf", avec sa tranche de couverture verte et carrée qui le distinguait de tous les autres, un peu poussiéreux et racornis, dont j'avais seulement "hérité". Et puis, il parlait d'extra-terrestres, un sujet alors gravement à la mode, tout en étant "réaliste" dans sa narration si éloignée des pérégrinations intensives de l'ex-reporter / aventurier. Bref, je l'adorais...
Le temps a été moins clément néanmoins avec "Vol 714..." qu'avec les albums antérieurs d'Hergé, peut-être parce que son inscription nette dans une époque qui me fut contemporaine l'empêcha de devenir un classique : certes, les références à Berger (le "passeur" et co-auteur du "Matin des Magiciens", que je lirai deux ans plus tard) et à Dassaut se sont perdues, mais il reste cet enracinement dans la modernité des années 60 (l'avion à géométrie variable, les armes systématiquement utilisées) et ce découpage de l'action, pour la première fois cinématographique, avec ses gros plans expressifs et ce dynamisme de la narration, qui en font un "Tintin" très différent. Aujourd'hui, les puristes regrettent la bouffonnerie générale qui désacralise des personnages essentiels de l'oeuvre, comme Tournesol - bien loin ici du scientifique génial de "Objectif Lune" - ou Rastapopoulos, qui n'est plus que la caricature de l'implacable et mystérieux génie du Mal qu'il fut : on peut supposer que ce jeu de massacre fut volontaire de la part d'un Hergé, qui vivait mal le succès concurrent d'Astérix, même si l'on peut soupçonner l'influence de ses collaborateurs des Studios...
Bref, la fin est désormais proche avec cette indéniable trivialisation du mythe, mais l'enfant que j'étais alors - et que je reste - ne résistera pas à l'énergie des dernières scènes du livre, la fuite fascinante de Tintin et ses compagnons au sein du volcan en éruption, qui font pardonner beaucoup des faiblesses qui ont précédé.
Au troisième volume, tout le monde doit désormais connaître le principe des Cahiers d'Esther : chaque semaine, Riad Sattouf se fait raconter une anecdote de sa vie quotidienne par la fille d'amis, et la transcrit en une page, qui est publiée dans "l'Obs". Une fois par an, les 52 pages sont compilées en un volume - joliment mis en couleurs et plutôt "raffiné", pour respecter le perfectionnisme de l'ami Sattouf. "Esther" (ce n'est pas son vrai nom, et il semble que la chasse s'organise, en particulier dans les collèges du 6ème arrondissement, pour identifier la véritable inspiratrice de cette BD en passe de devenir un véritable phénomène…) a désormais 12 ans : elle est entrée en 6ème, et, logiquement, a des préoccupations bien différentes de celles des deux tomes précédents. La naïveté enfantine qui faisait beaucoup de la drôlerie des "Cahiers d'Esther" s'efface peu à peu, et c'est maintenant sa belle, sa touchante innocence qui nous charme. Le matérialisme un peu déprimant de l'enfance, influencée par une société qui ne parle que de "choses" (et qui conférait aux livres de Sattouf une tonalité discrète de critique sociale) laisse la place à un idéalisme émouvant : alors qu'au début de ce troisième volume, Esther nous raconte combien (et pourquoi) elle aime Noël, quelques mois plus tard, consciente de l’existence « privilégiée » qui est la sienne, elle s'interroge sur la vie des collégiens handicapés ou sur l'exclusion des Roms...
Mais la maturité n'est bien sûr - et heureusement - pas encore là, et c'est quand Esther nous raconte sa compréhension de la politique, à la faveur des élections américaines ou de la présidentielle en France, que Sattouf illustre le plus joliment l’état de la société française : en reprenant sans recul les avis parfois péremptoires de ses parents (de gauche), la petite Esther nous tend un miroir à peine déformant, où nos propres croyances, nos propres déclarations - sur Le Pen, sur Trump, sur les élections - nous paraissent finalement assez ridicules.
Ce qui fascine vraiment dans le projet de Sattouf, et qui n'était peut-être pas prévu, puisque les Cahiers d’Esther auraient pu très bien devenir une nouvelle version de la Vie secrète des jeunes, c'est que l'évolution de la petite Esther vers la sensibilité et l'intelligence élève le travail de Sattouf, l’éloigne de l'ironie facile et de la critique tout azimut qui le caractérisent parfois. Et que les Cahiers d'Esther sont en train de devenir bien mieux qu'un portrait - aussi juste soit-il - de notre époque : une œuvre sensible, qui nous invite avant tout à la réflexion sur ce que nous sommes devenus, ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu depuis nos 12 ans.
Reste maintenant à prier pour que l'adolescence, la terrible adolescence, ne vienne pas gâcher tout ça !
Voilà : "Monster" se clôt, et de manière magistrale. Par deux cent et quelques pages monstrueuses, alternant violence sauvage et tristesse dépressive. Le massacre de Ruhenheim prend fin, et nos personnages principaux y laissent des plumes, voire la vie. La boucle se boucle avec le retour du Dr Tenma à ses scalpels tant d'années plus tard : et le patient est le même, bien sûr. Et le mal fait alors qu'on pensait faire le bien ne peut être défait, mais Urasawa, optimiste et fataliste à la fois nous dit que faire le bien est la seule option qui tienne, face aux monstres. Même si ça ne change rien, bien entendu. La dernière case est magnifique, l'éternelle suspension de la croyance étant la seule porte (ou fenêtre) qu'il vaut vraiment la peine d'ouvrir. Mais avant cette conclusion parfaite, il y a eu un autre, un dernier éclair de génie d'Urasawa : le retour à la mère, et la révélation des noms oubliés des jumeaux... Ou plutôt, non, nous ne les connaîtront jamais, mais ce qui est important c'est qu'ils existent ces noms. Car rien n'existe qui ne puisse être nommé : donner un nom au Mal, comme au Bien, permet de les comprendre, de les intégrer. "Monster" n'a finalement parlé que de ça, et ce n'est pas rien.
PS : Il n'est pas interdit de penser que, comme ce sera d'ailleurs de plus en plus le cas chez Urasawa, la construction narrative démentielle à laquelle nous aurons eu droit pendant près de 4000 pages ne débouche sur aucune réponse claire. Cela peut être frustrant pour les plus rationnels d'entre nous. Pourtant, le "message" est passé, clair et net. Et le "voyage" n'est-il pas toujours plus important que la "destination" ?
Le dix-septième et avant-dernier tome de "Monster" est une petite merveille, conjuguant toutes les qualités les plus stupéfiantes du travail de Naoki Urasawa : humanité et complexité émotionnelle des personnages, dont la vérité nous saisit en quelques cases, efficacité du suspense, beauté des décors. "C'est Moi" commence par une scène magnifique, paroxysmique, qui révèle enfin toute la vérité sur la "Villa des Roses" et sur la relation complexe entre les deux jumeaux, finissant donc de dévoiler les mécanismes pervers et troublants du fonctionnement de Johann, le "monstre"... même si l'on a compris désormais que le véritable monstre, c'est Bonaparta, la cause de tout cela ! Urasawa nous entraîne alors dans ce qui sera le décor du dernier acte de la tragédie, un petit village isolé où Johann compte déchaîner tout son pouvoir et exterminer toute la population : ce qui nous offre, outre les retrouvailles de plusieurs personnages-clé de la saga, une description exceptionnellement forte de ma manière dont la haine, la violence, le Mal peuvent apparaître au sein d'une société en apparence "civilisée", pacifique. Nous ne sommes désormais plus qu'à 200 pages de la fin de "Monster", toutes les pièces du puzzle sont (plus ou moins) retournées, voire placées pour révéler un ample panorama combinant éléments historiques, politiques, psychanalytiques et émotionnels, il ne reste plus qu'à... conclure. Ce qui peut s'avérer le plus difficile.
Difficile pour les fidèles à la BD franco-belge classique de ne pas saliver à l’idée d’un nouveau récit (annoncé en 2 tomes…) conçu à quatre mains par François Schuiten et Benoît Sokal. Et quand on réalise que Aquarica – Roodhaven traite de monstres marins et de baleiniers du début du XXè siècle…
… on s’en pourlèche littéralement les babines ! Les premières pages de Aquarica, revenant en mode flashback sur l’étonnante destruction du « Golden Licorn » (bon, on mettra sur le compte du manque d’attention ce barbarisme…), avant de nous narrer l’échouage majestueux d’un crabe géant sur la plage du petit port nord-américain de Roodhaven, dégagent une indéniable fascination : science du récit, beauté des images aux couleurs crépusculaires… Diantre, serions-nous devant un nouveau chef d’œuvre du neuvième Art ?
Eh bien, force est d’admettre que, non, pas tout-à-fait. Au fil des 76 longues pages de cette première partie de Aquarica, qui narre le retour au monde d’une jolie naufragée venue chercher de l’aide pour sauver son peuple, quelque chose se délite peu à peu. Sur des prémisses aussi joliment improbables, le récit est finalement assez conventionnel, et on a du mal à s’attacher à des personnages globalement assez falots, voire stéréotypés. Quand la tension monte, que le drame éclate, sans doute un peu trop tard dans le récit, on a déjà été saisis par un léger ronronnement. Non pas que Aquarica ennuie, non, simplement il étonne beaucoup moins qu’on pouvait l’espérer.
Le dessin de Sokal, on le sait, est souvent impressionnant, en particulier dans le rendu des scènes spectaculaires ou romantiques, mais il trahit parfois les personnages, dont les traits fluctuent d’une case à l’autre, et échouent à rendre des sentiments un peu subtils. Quant aux couleurs sombres, elles finissent par plonger le récit tout entier dans une sorte d’uniformité lugubre, par rapport à laquelle même les scènes de vie paradisiaque sur l’île mystérieuse manquent de luminosité.
Bref, ce premier volume d’Aquarica est un récit singulier, que l’on aimerait adorer, mais qui souffre de nombre de petits défauts : il reste toutefois un livre à côté duquel on ne saurait passer, une lecture indispensable pour tout aficionado du genre !
Le départ soudain du scénariste cultissime Van Hamme de la série culte Largo Winch avait de quoi donner des sueurs froides, et la première question qui se pose en refermant l'Etoile du Matin est, logiquement : alors, Eric Giacometti, il fait le boulot ?
Eh bien, la réponse sera mitigée : d'un côté, Giacometti respecte le cahier des charges de la série et nous propose une nième version de l'habituelle conspiration contre le play-boy milliardaire et aventurier (bâillements...), qui ne dépaysera vraiment personne... L'intérêt relatif du livre réside plutôt dans la modernisation pertinente du "contexte", puisque l’Etoile du Matin décrit un univers encore plus effrayant où la technologie rend le monde des finances toujours plus abstrait et, par conséquence, plus dangereux pour l’équilibre planétaire : bien vu !
Par contre, Giacometti prolonge la trajectoire entreprise par Van Hamme ces dernières années, avec un Largo Winch qui tente chaque fois plus de se racheter une conscience sociale… en défaisant cette fois le montage financier de sa holding pour, a priori, commencer à payer des impôts !! Bref, on nage en pleine féerie bienpensante, et ce parti pris improbable (qui a dit « ridicule » ?) tue dans l’œuf toute crédibilité...
L'autre gros problème de l’album, c'est un manque tragique de consistance, de substance, des personnages, qui ne paraissent tous que l'ombre de ce qu'ils étaient : cette faiblesse a été d’ailleurs pointée par un Van Hamme a priori rendu assez amer par l'évolution de son univers... Cette fadeur générale déteint forcément sur l'histoire, qui a bien du mal à nous passionner, malgré l’alternance entre scènes d’action – à travers le globe – et discussions plus statiques.
Bon, notons tout de même un effort louable de la part de Philippe Francq sur le graphisme et surtout sur les couleurs, qui rend l'album plaisant, en toit cas au-dessus des précédents de la série esthétiquement. Il en faudra quand même plus pour nous convaincre, et le second tome de ce nouveau diptyque sera donc essentiel pour décider s'il vaut mieux abandonner là une série dont l'heure de gloire est passée depuis un moment.
Un bon héros est un héros mort. Et ressuscité bien sûr. Ou bien encore vivant dans un monde parallèle, aussi. En fait ce n'est pas très grave, d'ailleurs Trondheim expédie toute justification en deux lignes de dialogues, avant de reprendre les "Aventures de Lapinot" (l'un des personnages les plus emblématiques, à mon humble avis, de la BD contemporaine...) plus ou moins là où on en était resté... il y a 13 ans quand même. Et en 13 ans, beaucoup de choses ont changé, pas forcément en bien : on a les terroristes islamistes, on a les applications de rencontres, on a une société de plus en plus mercantile et ignoble (bonjour les laboratoires pharmaceutiques !). Et en plus Nadia a largué Lapinot, et Thierry a chopé le cancer. Bref tout cela fait un scénario roboratif, qui passe très vite d'un gag absurde à une critique virulente des médias comme des anti-médias. Trop vite ? Je ne trouve pas, car on rit beaucoup, beaucoup au cours de la lecture de ces 48 pages presque parfaites : l'humour de Trondheim a retrouvé son efficacité décalée - alors que son travail récent pouvait nous faire croire à un peu d'usure - et son dessin reste toujours aussi magnifique, aussi faussement simple que dramatiquement juste. La bonne nouvelle de "Un monde un peu meilleur", c'est qu'on peut revenir d'entre les morts en pleine forme (... mais quand même, n'essayez pas ça à la maison...).
Il est inutile de dire que la lecture des "Bijoux de la Castafiore" quand on a à peine dix ans et qu'on est fan absolu des incroyables aventures de Tintin à travers la planète, voire dans l'espace, s'apparente à une terrible désillusion, et que l'incompréhension est totale. Bien entendu, une fois atteint l'âge adulte, et peut-être influencé par les critiques généralement dithyrambiques sur cet album "adulte" de Hergé - le seul véritablement "expérimental" dans son œuvre -, on apprend à, sinon apprécier, du moins comprendre ce que son créateur a voulu faire ici : peindre un monde (déjà) devenu trop petit, d'où l'Aventure et le mystère ont quasiment disparu, repoussés par la trivialité des médias, de l'affairisme égoïste, et surtout du désintérêt croissant manifesté par l'être humain envers son semblable. On peut aussi lire "les Bijoux de la Castafiore" comme la matérialisation de la dépression qui fut le fardeau de Hergé durant la majeure partie de sa vie : on ne communique plus, même au sein de "sa famille", on traîne à longueur de temps une vague tristesse qui pèse de plus en plus, on tourne en rond, et le moindre objet devient un obstacle au fonctionnement minimum de la vie quotidienne, voire même un danger. Dans "les Bijoux", si on tombe, on peut - pour la première - fois se casser le pied, et être condamné à la damnation de l'immobilité, qui empêche d'échapper à ses bourreaux. Tout cela serait déjà culotté de la part d'Hergé s'il ne nous proposait en outre une approche furieusement conceptuelle de la narration, puisque l'énigme policière est désamorcée en permanence, n'advient jamais au fil de fausses pistes et de coups de théâtre misérables, jusqu'aux dernières pages, où elle sera rapidement résolue et se révélera d'une trivialité absolue. Au milieu de cette Bérézina, Tintin reste une figure exemplaire, mais ici curieusement touchante, s'accrochant à la fois à la raison et à l'intuition, mais également à une position légèrement en retrait du chaos ambiant pour survivre au milieu des embûches répétées qui menacent tous les habitants de Moulinsart (sans même parler du fait qu'il brise le quatrième mur sur la couverture, mettant ainsi en perspective les pauvres péripéties d'une vie qui, quelque part, se termine... !). Bref, les "Bijoux de Castafiore" est un remarquable OVNI, qui ne fournit certes pas beaucoup de plaisir à son lecteur, mais lui offre par contre des abimes de réflexion. Quant à la morale de cette non-histoire, personnellement, je l'adore : "les oiseaux sont des salauds !".
Il est inutile de dire que la lecture des "Bijoux de la Castafiore" quand on a à peine dix ans et qu'on est fan absolu des incroyables aventures de Tintin à travers la planète, voire dans l'espace, s'apparente à une terrible désillusion, et que l'incompréhension est totale. Bien entendu, une fois atteint l'âge adulte, et peut-être influencé par les critiques généralement dithyrambiques sur cet album "adulte" de Hergé - le seul véritablement "expérimental" dans son œuvre -, on apprend à, sinon apprécier, du moins comprendre ce que son créateur a voulu faire ici : peindre un monde (déjà) devenu trop petit, d'où l'Aventure et le mystère ont quasiment disparu, repoussés par la trivialité des médias, de l'affairisme égoïste, et surtout du désintérêt croissant manifesté par l'être humain envers son semblable. On peut aussi lire "les Bijoux de la Castafiore" comme la matérialisation de la dépression qui fut le fardeau de Hergé durant la majeure partie de sa vie : on ne communique plus, même au sein de "sa famille", on traîne à longueur de temps une vague tristesse qui pèse de plus en plus, on tourne en rond, et le moindre objet devient un obstacle au fonctionnement minimum de la vie quotidienne, voire même un danger. Dans "les Bijoux", si on tombe, on peut - pour la première - fois se casser le pied, et être condamné à la damnation de l'immobilité, qui empêche d'échapper à ses bourreaux. Tout cela serait déjà culotté de la part d'Hergé s'il ne nous proposait en outre une approche furieusement conceptuelle de la narration, puisque l'énigme policière est désamorcée en permanence, n'advient jamais au fil de fausses pistes et de coups de théâtre misérables, jusqu'aux dernières pages, où elle sera rapidement résolue et se révélera d'une trivialité absolue. Au milieu de cette Bérézina, Tintin reste une figure exemplaire, mais ici curieusement touchante, s'accrochant à la fois à la raison et à l'intuition, mais également à une position légèrement en retrait du chaos ambiant pour survivre au milieu des embûches répétées qui menacent tous les habitants de Moulinsart (sans même parler du fait qu'il brise le quatrième mur sur la couverture, mettant ainsi en perspective les pauvres péripéties d'une vie qui, quelque part, se termine... !). Bref, les "Bijoux de Castafiore" est un remarquable OVNI, qui ne fournit certes pas beaucoup de plaisir à son lecteur, mais lui offre par contre des abimes de réflexion. Quant à la morale de cette non-histoire, personnellement, je l'adore : "les oiseaux sont des salauds !".
"Je t'attendais" nous montre parallèlement la manière dont Johann solde les comptes avec ses "alliés" de l'extrême droite et de la pègre, nous offrant une nouvelle démonstration de la facilité avec laquelle le "Monstre" manipule les esprits faibles (ici des serial killers plus ridicules qu'effrayant), et le parcours de Nina, qui a désormais recouvert la mémoire, vers son frère qu'elle retrouve pour une confrontation qui nous offre notre content de flashbacks, et donc d'explications (partielles, on est chez Urasawa) sur la genèse et l'enfance des jumeaux. Même si l'on sait bien que "Monster" ne nous offrira jamais toutes les réponses aux questions soulevées depuis 15 tomes, on a le sentiment satisfaisant de progresser vers la lumière, ou au moins vers une compréhension générale (floue, mais relativement suffisante pour peu qu'on ne soit pas trop rationnel et exigeant) de l'histoire du "Monstre". S'il y a un petit bémol cette fois, vis à vis de nombre de tomes précédents, c'est sans doute que Urasawa se focalise désormais sur l'efficacité de son récit - il s'agit d'aller maintenant rapidement vers la fin de ce roman-fleuve - et nous offre moins de ces moments émotionnels qui ont fait la richesse de "Monster". Ce tome 16 est avant tout un pur thriller, qui se dévore à toute allure !
En refermant ce "Un Feu qui Meurt", on a envie de dire "Rien de nouveau sous le soleil de Ralph Azham", tant la saga de Lewis Trondheim poursuit son bonhomme de chemin désormais bien tracé, entre heroïc fantasy fnalement assez traditionnelle et réflexion sur la difficulté de l'exercice du pouvoir. Comme dans le tome précédent, l'humour est quasiment absent désormais, et le récit est phagocyté par un pessimisme qu'on a même le droit de trouver accablant : même les amitiés les mieux établies ne résistent plus aux nécessités des jeux politiques, alors que la confiance se délite au fil des jeux d'alliance et des trahisons. Il s'agit d'ailleurs là d'une veine intéressante, qui pourrait aider Ralph Azham à s'élever au dessus de l'alignement parfois fastidieux de péripéties totalement basées sur l'usage des "pouvoirs" dont bénéficient une myriade de personnages s'affrontant avec une logique qui nous échappe régulièrement.
L'histoire est désormais connue : Hergé, lors de sa première séance d'analyse où il venait traiter le sentiment de culpabilité qui le rongeait du fait de son adultère, s'entendit dire "qu'il fallait qu'il tue le démon de la pureté en lui". Un conseil auquel, comme tout artiste d'envergure, il s'employa immédiatement à appliquer dans le livre sur lequel il travaillait, "le Museau de la Vache" (un joli titre malheureusement jugé anti-commercial par Casterman, qui imposa un "Tintin au Tibet" beaucoup plus passe-partout)... et qu'il trahit évidemment, le "démon de la pureté" faisant intimement partie de lui depuis toujours ! Tintin, surnommé "Coeur Pur" par les moines tibétains va en effet réussir, envers et contre tout - et surtout contre l'opinion de ses amis comme des experts de l'Himalaya - son ascension vers les sommets (qui venaient juste à l'époque d'être vaincus, rappelons-le) et sa quête d'un ami perdu. Fidèle à ses engagements, ne cédant jamais à ses sentiments intimes s'il les juge faibles, Tintin est ici un "héros absolu", l'antithèse de ce que Hergé pense de lui-même. "Tintin au Tibet", tentative de psychanalyse ratée (encore que, le transfert a-t-il eu lieu, quelque part ?), est l’œuvre la plus personnelle d'Hergé, délaissant de manière stupéfiante les ressorts habituels des Aventures de Tintin... hormis bien sûr l'avalanche constante de gags qui incombent cette fois totalement au Capitaine Haddock puisque ni les Dupondt, ni Tournesol ne sont du périple. Il a souvent été considéré par les exégèses comme le chef d’œuvre d'Hergé, une opinion à mon sens discutable : plus adulte, oui, plus émotionnel sans doute (comptez les larmes qui coulent, il y en a plus que dans tout le reste des albums de Tintin), mais pas toujours le plus passionnant. On peut ainsi trouver que les 20 premières pages de l'album, hormis bien sûr l'introduction stupéfiante avec le rêve prémonitoire et les "Tchang" explosifs, sont un peu longuettes (on peut aussi y trouver certaines similitudes avec le parcours du "Temple du Soleil"). Il est néanmoins indiscutable que quand "l'action" se met en place, avec l'arrivée dans les plus hautes altitudes et l'apparition du Yéti, "Tintin au Tibet" frôle la perfection : la mort rôde, le désespoir est perceptible, le sacrifice ultime est une option, la montagne est magiquement recréée par Hergé et ses collaborateurs. Et la fin est superbe, prenant acte que l'amour de son prochain (ou l'amour paternel / fraternel) ne saurait être circonscrit à l'espèce humaine. Ou bien, si l'on creuse la veine psychanalytique, que "l'Autre" en nous-même n'est pas un monstre. En 1960, Hergé était arrivé lui aussi à un sommet. Il quittait sa femme, emménageait avec Fanny, mais - et nul ne s'en rendait alors compte - après ce triomphe, artistique comme commercial d'ailleurs, Tintin, ce ne serait plus jamais pareil.
L'histoire est désormais connue : Hergé, lors de sa première séance d'analyse où il venait traiter le sentiment de culpabilité qui le rongeait du fait de son adultère, s'entendit dire "qu'il fallait qu'il tue le démon de la pureté en lui". Un conseil auquel, comme tout artiste d'envergure, il s'employa immédiatement à appliquer dans le livre sur lequel il travaillait, "le Museau de la Vache" (un joli titre malheureusement jugé anti-commercial par Casterman, qui imposa un "Tintin au Tibet" beaucoup plus passe-partout)... et qu'il trahit évidemment, le "démon de la pureté" faisant intimement partie de lui depuis toujours ! Tintin, surnommé "Coeur Pur" par les moines tibétains va en effet réussir, envers et contre tout - et surtout contre l'opinion de ses amis comme des experts de l'Himalaya - son ascension vers les sommets (qui venaient juste à l'époque d'être vaincus, rappelons-le) et sa quête d'un ami perdu. Fidèle à ses engagements, ne cédant jamais à ses sentiments intimes s'il les juge faibles, Tintin est ici un "héros absolu", l'antithèse de ce que Hergé pense de lui-même. "Tintin au Tibet", tentative de psychanalyse ratée (encore que, le transfert a-t-il eu lieu, quelque part ?), est l’œuvre la plus personnelle d'Hergé, délaissant de manière stupéfiante les ressorts habituels des Aventures de Tintin... hormis bien sûr l'avalanche constante de gags qui incombent cette fois totalement au Capitaine Haddock puisque ni les Dupondt, ni Tournesol ne sont du périple. Il a souvent été considéré par les exégèses comme le chef d’œuvre d'Hergé, une opinion à mon sens discutable : plus adulte, oui, plus émotionnel sans doute (comptez les larmes qui coulent, il y en a plus que dans tout le reste des albums de Tintin), mais pas toujours le plus passionnant. On peut ainsi trouver que les 20 premières pages de l'album, hormis bien sûr l'introduction stupéfiante avec le rêve prémonitoire et les "Tchang" explosifs, sont un peu longuettes (on peut aussi y trouver certaines similitudes avec le parcours du "Temple du Soleil"). Il est néanmoins indiscutable que quand "l'action" se met en place, avec l'arrivée dans les plus hautes altitudes et l'apparition du Yéti, "Tintin au Tibet" frôle la perfection : la mort rôde, le désespoir est perceptible, le sacrifice ultime est une option, la montagne est magiquement recréée par Hergé et ses collaborateurs. Et la fin est superbe, prenant acte que l'amour de son prochain (ou l'amour paternel / fraternel) ne saurait être circonscrit à l'espèce humaine. Ou bien, si l'on creuse la veine psychanalytique, que "l'Autre" en nous-même n'est pas un monstre. En 1960, Hergé était arrivé lui aussi à un sommet. Il quittait sa femme, emménageait avec Fanny, mais - et nul ne s'en rendait alors compte - après ce triomphe, artistique comme commercial d'ailleurs, Tintin, ce ne serait plus jamais pareil.
Il y a fort à parier qu'un lecteur novice de 2017 s'étonnerait que le traffic auquel s'adonnent les (nombreux) "méchants" de "Coke en Stock" ne soit pas celui de cocaïne... l'usage du charbon comme combustible ayant disparu de nos contrées... A douze ans, j'avais adoré cet album de Tintin, en grande partie pour son épisode maritime qui permet à Haddock de retrouver un (court) instinct son noble métier de capitaine, qui multiplie les naufrages et les dangers dans une ambiance "de guerre" unique dans l'oeuvre d'Hergé (le commentaire du commandant du "Los Angeles" page 54 - "la guerre est finie, non ?" - est d'ailleurs à mon sens la seule référence apparaissant jamais dans "Tintin" à la Seconde Guerre Mondiale...). En relisant "Coke en Stock" en 2017, je me rends compte que j'en ai oublié les péripéties - qui sont, de fait, peu mémorables - à l'exception de cette petite trentaine de pages maritimes (la moitié du livre quand même) qui restent elles-mêmes absolument parfaites. C'est que "Coke en Stock" souffre d'un scénario marabout-de-ficelle incroyablement laxiste, qui se contente surtout de faire réapparaître sans véritable raison un grand nombre de personnages des albums antérieurs : l'on sait que Hergé avait décidé de copier ce truc dans la "Comédie Humaine" de Balzac, on comprend moins le j'menfoutisme de la narration, puisque Hergé était dans les années 56 à 58 sorti de sa dépression, et qu'il pouvait se consacrer totalement à un Tintin dont le succès international explosait... A moins de supposer que son nouvel amour pour la jeune Fanny ait eu un moment priorité sur sa fameuse conscience professionnelle ! Bref, "Coke en Stock" est un album qui divise le lecteur, entre magie et ennui - encore une histoire de déambulations au Moyen Orient ! Les gags fastidieux autour des farces d'Abdallah (l'un des personnages les moins intéressants de la saga), la régression absurde de Tournesol, rétrogradé de grand ponte de la conquête spatiale à inventeur de patins à roulettes motorisés, la froideur croissante du personnage de Tintin lui-même, ont malheureusement le dessus sur la pertinence de la dénonciation de la traite d'esclaves au Moyen-Orient, et surtout sur la noirceur très réaliste de la conclusion du livre : les "méchants" se tirent aisément d'affaire, comme dans la vraie vie (même s'il s'agissait sans doute pour Hergé d'avoir la possibilité de les faire revenir plus tard !).
Il y a fort à parier qu'un lecteur novice de 2017 s'étonnerait que le traffic auquel s'adonnent les (nombreux) "méchants" de "Coke en Stock" ne soit pas celui de cocaïne... l'usage du charbon comme combustible ayant disparu de nos contrées... A douze ans, j'avais adoré cet album de Tintin, en grande partie pour son épisode maritime qui permet à Haddock de retrouver un (court) instinct son noble métier de capitaine, qui multiplie les naufrages et les dangers dans une ambiance "de guerre" unique dans l'oeuvre d'Hergé (le commentaire du commandant du "Los Angeles" page 54 - "la guerre est finie, non ?" - est d'ailleurs à mon sens la seule référence apparaissant jamais dans "Tintin" à la Seconde Guerre Mondiale...). En relisant "Coke en Stock" en 2017, je me rends compte que j'en ai oublié les péripéties - qui sont, de fait, peu mémorables - à l'exception de cette petite trentaine de pages maritimes (la moitié du livre quand même) qui restent elles-mêmes absolument parfaites. C'est que "Coke en Stock" souffre d'un scénario marabout-de-ficelle incroyablement laxiste, qui se contente surtout de faire réapparaître sans véritable raison un grand nombre de personnages des albums antérieurs : l'on sait que Hergé avait décidé de copier ce truc dans la "Comédie Humaine" de Balzac, on comprend moins le j'menfoutisme de la narration, puisque Hergé était dans les années 56 à 58 sorti de sa dépression, et qu'il pouvait se consacrer totalement à un Tintin dont le succès international explosait... A moins de supposer que son nouvel amour pour la jeune Fanny ait eu un moment priorité sur sa fameuse conscience professionnelle ! Bref, "Coke en Stock" est un album qui divise le lecteur, entre magie et ennui - encore une histoire de déambulations au Moyen Orient ! Les gags fastidieux autour des farces d'Abdallah (l'un des personnages les moins intéressants de la saga), la régression absurde de Tournesol, rétrogradé de grand ponte de la conquête spatiale à inventeur de patins à roulettes motorisés, la froideur croissante du personnage de Tintin lui-même, ont malheureusement le dessus sur la pertinence de la dénonciation de la traite d'esclaves au Moyen-Orient, et surtout sur la noirceur très réaliste de la conclusion du livre : les "méchants" se tirent aisément d'affaire, comme dans la vraie vie (même s'il s'agissait sans doute pour Hergé d'avoir la possibilité de les faire revenir plus tard !).
Après l'anticipation du diptyque "... Lune", "l'Affaire Tournesol" confirme l'arrimage des "Aventures de Tintin" dans une forme de fiction à la fois plus adulte - on est loin désormais de la fantaisie débridée des débuts - et plus moderne... même si ce modernisme peut faire courir le risque à terme d'un déficit d'intemporalité (... qui ne s'est toutefois pas matérialisé à date, je dois l'avouer...). Encore de la technologie d'avant-garde, donc, placée cette fois au coeur d'un thriller marqué par la guerre froide que l'on pourrait presque qualifier d'hitchcockien ! Le résultat est sans doute l'un des Tintin les plus passionnants, au rythme irrésistible et aux péripéties annonçant les grands thrillers cinématographiques de notre époque (Tintin serait-il ici un lointain ancêtre de Jason Bourne ?). Il me semble d'ailleurs me souvenir que "l'Affaire Tournesol" était considéré dans les années 60 comme une sorte de nec plus ultra de l'aventure policière pour enfants... au moins dans la cour de récréation de mon école ! Bien sûr, ce qui lui a permis de résister aux outrages du temps, au delà de sa "mise en scène" au timing impeccable (relisez les quelques pages dans la loge de la Castafiore, elles sont éblouissantes...), c'est l'efficacité d'un humour à la fois conceptuel (le gag récurent du sparadrap est digne du meilleur Tati) et pour la première fois "social" (avec l'apparition de l'insupportable Lampion, c'est le triste chaos et la trivialité consumériste de notre monde inculte et sans gêne qui fait irruption chez Tintin...). Finalement, devant ce presque chef d'oeuvre, on ne peut avoir qu'un seul regret : que Hergé ait cru nécessaire de faire se dérouler une partie de l'action de "l'Affaire Tournesol" dans un pays imaginaire tel que la Bordurie, mélange mal équilibré de dictature typique de l'avant-guerre et de communisme à la Yougoslave... Une "Affaire Tournesol" se déroulant en RDA ou en Yougoslavie, justement, aurait quand même eu une autre gueule !
Après l'anticipation du diptyque "... Lune", "l'Affaire Tournesol" confirme l'arrimage des "Aventures de Tintin" dans une forme de fiction à la fois plus adulte - on est loin désormais de la fantaisie débridée des débuts - et plus moderne... même si ce modernisme peut faire courir le risque à terme d'un déficit d'intemporalité (... qui ne s'est toutefois pas matérialisé à date, je dois l'avouer...). Encore de la technologie d'avant-garde, donc, placée cette fois au coeur d'un thriller marqué par la guerre froide que l'on pourrait presque qualifier d'hitchcockien ! Le résultat est sans doute l'un des Tintin les plus passionnants, au rythme irrésistible et aux péripéties annonçant les grands thrillers cinématographiques de notre époque (Tintin serait-il ici un lointain ancêtre de Jason Bourne ?). Il me semble d'ailleurs me souvenir que "l'Affaire Tournesol" était considéré dans les années 60 comme une sorte de nec plus ultra de l'aventure policière pour enfants... au moins dans la cour de récréation de mon école ! Bien sûr, ce qui lui a permis de résister aux outrages du temps, au delà de sa "mise en scène" au timing impeccable (relisez les quelques pages dans la loge de la Castafiore, elles sont éblouissantes...), c'est l'efficacité d'un humour à la fois conceptuel (le gag récurent du sparadrap est digne du meilleur Tati) et pour la première fois "social" (avec l'apparition de l'insupportable Lampion, c'est le triste chaos et la trivialité consumériste de notre monde inculte et sans gêne qui fait irruption chez Tintin...). Finalement, devant ce presque chef d'oeuvre, on ne peut avoir qu'un seul regret : que Hergé ait cru nécessaire de faire se dérouler une partie de l'action de "l'Affaire Tournesol" dans un pays imaginaire tel que la Bordurie, mélange mal équilibré de dictature typique de l'avant-guerre et de communisme à la Yougoslave... Une "Affaire Tournesol" se déroulant en RDA ou en Yougoslavie, justement, aurait quand même eu une autre gueule !
Je m'apprêtais à parler de "saut qualitatif" entre le premier et le second tome des "Cahiers d'Esther", retranscription fidèle et appliquée par l'incontournable Riad Sattouf des "histoires" de la vie quotidienne d'une petite fille. Et puis j'ai réalisé que c'est surtout la plus grande maturité de la "narratrice" qui élève, d'une manière assez logique, ces "Histoires de mes 11 ans" bien au-dessus du volume précédent. Alors que sa compréhension profonde de la Vie s'enrichit, Esther - sans perdre encore cette douce naïveté qui fait sourire, parfois rire et qui toujours enchante - crée en nous beaucoup de plus de questionnements, et transforme "les Cahiers d'Esther" en un exercice salutaire d'introspection, en particulier bien entendu pour ceux qui essaient d'élever de jeunes enfants dans un monde qui semble toujours plus brutal et plus absurde. Si Sattouf évoque avec subtilité l'abomination des attentats islamistes (je pense à l'intelligence de sa pleine page sur le Vendredi 13 Novembre 2015), s'il s'appuie sur de jolies paroles d'enfants pour défendre notre incroyance ("Dieu, c'est le Père Noël des parents"), c'est quand même lorsque, un peu comme dans "la Vie Secrète des Jeunes", il pointe le délitement des comportements à coup de smartphones, de télé-réalité et autres obsessions contemporaines que Sattouf touche le plus juste. Et ce sans cette agressivité ou ce pessimisme excessifs qui plombent parfois ses livres (je pense par exemple au Tome 1 de "l'Arabe du Futur"...), puisque la parole (que l'on imagine) joliment logorrhéique d'Esther garde une douceur, une innocence qui transcendent systématiquement les "horreurs" dont elle est témoin. Bref, ces "Histoires de mes 11 ans" sont une formidable réussite.
La relecture systématique des "Aventures de Tintin" réserve finalement plus de surprises que ce à quoi on pourrait s'attendre, si l'on songe qu'on en est bien à la trentième lecture depuis nos 13 ans ! Dans le cas de cet "Objectif Lune", album "monstrueux" au sein de l’œuvre d'Hergé pour sa portée emblématique, grâce principalement à l’intuition géniale que fut la création de la fusée à damier rouge et blanc, le choc vient du sentiment de rupture complète avec les albums précédents. C'est que "Objectif Lune", fruit du travail des nouvellement créés "Studio Hergé" plutôt que d'un artiste, désormais hanté par des crises dépressives de plus en plus profondes, atteint une perfection presque impensable, tant graphiquement que narrativement. Pensez simplement à cette pleine page qui dévoile la fusée et le site de lancement - a priori due au talent du jeune Bob de Moor -, soit l'un des grands moments d'émotion dans la vie de toute lecteur de BD. Ou encore relisez ces pages extraordinaires, véritable apogée de l'album, narrant la furie absurde d'un Tournesol traité de "zouave", puis son amnésie et le "traitement" offert par le Capitaine Haddock, et dites-moi s'il y a la moindre manière d'améliorer le rythme, la fluidité, l'imagination du récit. Le "problème" est évidemment que ce "nouveau Tintin", à la perfection qu'on a le droit de trouver froide, naît sur les décombres d'un Tintin antérieur, qui nous était devenu tellement cher, et qui ne réapparaitra plus jamais. L'humanité est désormais totalement déléguée au Capitaine Haddock, représentation parfaite d'un lecteur un peu perdu au milieu de cette démonstration technique, faisant écho à la description quelque peu formaliste des avancées de la science au début des années 50 : de l'uranium comme combustible atomique au guidage des fusées, tout passionne Hergé, et du coup, le souffle du romanesque est étouffé par le souci de la vraisemblance descriptive : de la même manière que le joyeux farfelu qu'était le Professeur Tournesol est devenu - inexplicablement - un savant mondialement reconnu, Tintin adopte ici un sérieux assez redoutable (... et une balle dans la tête pour Tintin !). Heureusement, cette introduction à l'ahurissant "On a Marché sur la Lune" se termine sur un suspense particulièrement bien construit, soit un mécanisme lui aussi inédit chez Hergé, qui conforte notre sentiment que, avec "Objectif Lune", Tintin est définitivement devenu "autre chose".
La relecture systématique des "Aventures de Tintin" réserve finalement plus de surprises que ce à quoi on pourrait s'attendre, si l'on songe qu'on en est bien à la trentième lecture depuis nos 13 ans ! Dans le cas de cet "Objectif Lune", album "monstrueux" au sein de l’œuvre d'Hergé pour sa portée emblématique, grâce principalement à l’intuition géniale que fut la création de la fusée à damier rouge et blanc, le choc vient du sentiment de rupture complète avec les albums précédents. C'est que "Objectif Lune", fruit du travail des nouvellement créés "Studio Hergé" plutôt que d'un artiste, désormais hanté par des crises dépressives de plus en plus profondes, atteint une perfection presque impensable, tant graphiquement que narrativement. Pensez simplement à cette pleine page qui dévoile la fusée et le site de lancement - a priori due au talent du jeune Bob de Moor -, soit l'un des grands moments d'émotion dans la vie de toute lecteur de BD. Ou encore relisez ces pages extraordinaires, véritable apogée de l'album, narrant la furie absurde d'un Tournesol traité de "zouave", puis son amnésie et le "traitement" offert par le Capitaine Haddock, et dites-moi s'il y a la moindre manière d'améliorer le rythme, la fluidité, l'imagination du récit. Le "problème" est évidemment que ce "nouveau Tintin", à la perfection qu'on a le droit de trouver froide, naît sur les décombres d'un Tintin antérieur, qui nous était devenu tellement cher, et qui ne réapparaitra plus jamais. L'humanité est désormais totalement déléguée au Capitaine Haddock, représentation parfaite d'un lecteur un peu perdu au milieu de cette démonstration technique, faisant écho à la description quelque peu formaliste des avancées de la science au début des années 50 : de l'uranium comme combustible atomique au guidage des fusées, tout passionne Hergé, et du coup, le souffle du romanesque est étouffé par le souci de la vraisemblance descriptive : de la même manière que le joyeux farfelu qu'était le Professeur Tournesol est devenu - inexplicablement - un savant mondialement reconnu, Tintin adopte ici un sérieux assez redoutable (... et une balle dans la tête pour Tintin !). Heureusement, cette introduction à l'ahurissant "On a Marché sur la Lune" se termine sur un suspense particulièrement bien construit, soit un mécanisme lui aussi inédit chez Hergé, qui conforte notre sentiment que, avec "Objectif Lune", Tintin est définitivement devenu "autre chose".
"On a marché sur la Lune" est sans doute l'un des Tintin les plus unanimement aimés à travers le monde. Et le relire en 2017 permet de confirmer le niveau de maîtrise graphique et narrative auxquels sont parvenus Hergé et son "Studio", mais surtout de retrouver un vieux plaisir, enfantin mais pas que... : rempli de péripéties tour à tour hilarantes et angoissantes, certaines joliment "visionnaires" (la dérive de Haddock dans l'espace qui reste une sorte de mètre-étalon des scènes de ce genre au cinéma), d'autres gentiment farfelues (la glace sous la surface de la lune, extrapolation hardie de Hergé), "On a marché sur la Lune" garantit notre content de sensations fortes, sans doute au delà de ce que les albums précédents nous ont offert. Je sais bien que les gens "sérieux" ont relevé pas mal de points techniquement erronés, voire d'aberrations (l'absence de soleil, les instruments d'observation inutiles, l'usage du lasso dans le vide, etc.), mais honnêtement, cela a-t-il jamais posé un problème à un quelconque lecteur ? Je préfère quant à moi me pencher sur le duo mal assorti de "méchants", le nazi implacable et le traître rongé par la culpabilité et par la honte, qui introduisent un niveau d'ambiguïté et une absence de manichéisme inédits dans l'oeuvre d'Hergé. On verra d'ailleurs l'un mourir d'une balle sous nos yeux et l'autre se suicider, c'est dire combien Hergé décide ici de reconnaître le passage à l'âge adulte de sa création. Les larmes du Capitaine Haddock témoignent alors d'une émotion nouvelle, une humanité qui va s'épanouir dans la dernière partie de l'oeuvre d'Hergé. Avec son final magnifique au cours duquel la mort des héros semble vraiment possible, "On a Marché sur la Lune" nous a marqués durablement, et continue de nous enchanter plus de 60 ans plus tard, alors que plus personne ne marche encore sur la Lune.
PS : A noter quand même un point sur lequel Hergé a manqué d'intuition, celui de la médiatisation d'un tel événement, qu'il a complètement ignoré, préférant jouer la carte du "secret militaire", caractéristique de ces années de Guerre Froide.
"On a marché sur la Lune" est sans doute l'un des Tintin les plus unanimement aimés à travers le monde. Et le relire en 2017 permet de confirmer le niveau de maîtrise graphique et narrative auxquels sont parvenus Hergé et son "Studio", mais surtout de retrouver un vieux plaisir, enfantin mais pas que... : rempli de péripéties tour à tour hilarantes et angoissantes, certaines joliment "visionnaires" (la dérive de Haddock dans l'espace qui reste une sorte de mètre-étalon des scènes de ce genre au cinéma), d'autres gentiment farfelues (la glace sous la surface de la lune, extrapolation hardie de Hergé), "On a marché sur la Lune" garantit notre content de sensations fortes, sans doute au delà de ce que les albums précédents nous ont offert. Je sais bien que les gens "sérieux" ont relevé pas mal de points techniquement erronés, voire d'aberrations (l'absence de soleil, les instruments d'observation inutiles, l'usage du lasso dans le vide, etc.), mais honnêtement, cela a-t-il jamais posé un problème à un quelconque lecteur ? Je préfère quant à moi me pencher sur le duo mal assorti de "méchants", le nazi implacable et le traître rongé par la culpabilité et par la honte, qui introduisent un niveau d'ambiguïté et une absence de manichéisme inédits dans l'oeuvre d'Hergé. On verra d'ailleurs l'un mourir d'une balle sous nos yeux et l'autre se suicider, c'est dire combien Hergé décide ici de reconnaître le passage à l'âge adulte de sa création. Les larmes du Capitaine Haddock témoignent alors d'une émotion nouvelle, une humanité qui va s'épanouir dans la dernière partie de l'oeuvre d'Hergé. Avec son final magnifique au cours duquel la mort des héros semble vraiment possible, "On a Marché sur la Lune" nous a marqués durablement, et continue de nous enchanter plus de 60 ans plus tard, alors que plus personne ne marche encore sur la Lune.
Longtemps je n'ai pas aimé "Tintin au Pays de l'Or Noir", que je n'ai jamais ni "compris" ni vraiment trouvé intéressant. C'est d'ailleurs le seul Tintin que j'ai dû lire moins de 5 fois, comparé aux dizaines de fois pour les autres. Il faut aussi dire qu'il ne faisait pas partie de la collection familiale dont j'ai hérité dans mon enfance, et que je l'ai donc découvert tardivement, dans une édition dont je comprends aujourd'hui qu'elle est à éviter puisque, au début des années 70, les Anglais avaient demandé à Hergé d'expurger de "l'Or Noir" toute référence à la situation palestinienne des années 40... ce que le Studio Hergé s'est empressé de faire, salopant définitivement, tant narrativement que graphiquement, un livre ayant déjà souffert de sa difficile genèse. Interrompu par l'invasion de la Belgique et repris presque dix ans après alors que Tintin avait dramatiquement évolué (son apparence, sa personnalité et surtout son intégration dans une "famille" avec Haddock et Tournesol...), "l'Or Noir" s'avère plus intéressant dans sa version "1950". Le contexte y est clairement politique, pour la première fois depuis le "Lotus Bleu" : "guerre" entre les groupes activistes juifs et arabes, menace de conflit mondial clairement évoquée et importance stratégique du pétrole, Hergé avait lancé en 1939 "l'Or Noir" sur des sujets pour le moins sérieux ! La reprise dix ans plus tard n'est néanmoins pas parfaite : si Hergé a soigné la transition graphique entre ses deux époques (la rupture se fait lors de la tempête de sable), et s'il a réussi à inclure le Capitaine Haddock et le Professeur Tournesol dans son histoire - d'une manière peu convaincante mais qui nous offre quand même le seul moment "méta" de toute l’œuvre d'Hergé, cette étonnante conclusion qui voit le Capitaine Haddock lui-même refuser d'expliquer la raison de sa présence -, "l'Or Noir" souffre terriblement d'un scénario inconsistant, ennuyeux, qui répète des situations déjà vues maintes fois dans les albums précédents, quand il ne délègue pas complètement la poursuite de l'action aux Dupondt (Faut-il mettre cette débandade sur le compte d'une nouvelle dépression dans laquelle a sombré Hergé ?) ! Il faudra attendre les toutes dernières pages, et la savoureuse libération de l'inénarrable Abdallah pour retrouver un peu de la "magie Tintin". C'est décidément bien insuffisant !
On sait bien depuis longtemps que la fin de toute saga de Naoki Urasawa nous laissera un arrière-goût de déception, ou tout au moins de frustration, facilement résumée en "tout ça pour ça ?"... "Billy Bat" n'échappe pas à cette triste règle, alors même que je fais partie des gens qui pensent que la saga aurait dû s'arrêter à la fin du magnifique quatorzième volume, et qu'elle évolue depuis dans une sorte de coma artificiel. Pourtant, les dernières pages - parfaites, bouleversantes (avec ce duel / réconciliation entre soldats américaines et russes d'une guerre future) - ont cela de bien qu'elles révèlent pleinement le projet d'Urasawa : non pas écrire un autre thriller fantastique qui se finira forcément en eau de boudin, trop de portes ayant été ouvertes qui ne sauraient toutes être refermées de manière logique / satisfaisante, mais construire un portrait de l'humanité - depuis le Christ jusqu'à la crise environnementale actuelle (qui est au centre de la première partie, assez maladroite d'ailleurs, de ce vingtième tome) - qui lui permette d'affirmer sa vision, mélange complexe de pessimisme (nous n'avons qu'une terre - toutes les autres ayant été "resetées" par Billy Bat - et elle n'est pas dans un très bon état !) et d'idéalisme (il reste toujours quelque chose de bon dans l'homme, même quand tout paraît perdu) pas forcément très original. C'est d'ailleurs dans la célébration généreuse du travail du mangaka (ou du créateur de BD) que l'on trouve les plus beaux messages qu'Urasawa a voulu nous faire passer dans "Billy Bat" : si tout paraît perdu, il appartient à chacun d'entre nous de continuer à faire son boulot, même le plus dérisoire ; et apporter le bonheur à un enfant reste la raison la plus essentielle de continuer à vivre. De ce point de vue, même si Urasawa est encore bien jeune, "Billy Bat" a tout du testament.
La guerre est finie, les collaborateurs autour de Hergé sont poursuivis, condamnés, et même si lui-même est - assez logiquement - acquitté, il a senti le vent du boulet. Il faut reprendre une existence "normale" alors que le monde est toujours au fond du trou. Hergé trompe sa femme avec une très jeune fille. Il perd l'appui du fidèle Jacobs, dont la propre carrière décolle. Hergé déprime, il envisage de partir vivre en Argentine. Justement, il a donné suite à l'énigme fantastico-policière des "7 Boules de Cristal" sur ce même continent sud-américain, où Tintin retrouve des vieux réflexes de ses années d'errance de "reporter" : feu sur tout ce qui bouge, traversée à toute allure et sans provisions de jungles et de montagnes, la routine, quoi ! Tintin, Haddock, les Dupondt, et même Tournesol sont protégés de la laideur du monde, enfermés dans un univers bigger than life où les civilisations disparues ne le sont pas vraiment, où le soleil obéit au doigt et à l’œil, bref où le fantastique est plutôt merveilleux. En fait, la première partie du "Temple du Soleil" est un peu rasoir, on a du mal à accrocher, avec le côté "boy scout" d'un Tintin définitivement plus adulte qui protège "le petit renard" des salauds, mais déjà loin des relents de colonialisme qu'on trouvait encore dans les premiers albums. Tout cela est un peu propret, surtout que le Capitaine Haddock boit bien moins, il se contente de s'hydrater le visage au crachat de lama - l'un des gags les plus célèbres de toute l’œuvre de Hergé, et que Milou a cessé depuis longtemps d'être intéressant. Et puis, en franchissant le miroir (le rideau de la cascade), Tintin pénètre "ailleurs", et Hergé nous offre vingt pages que je considère personnellement comme les plus puissantes, les plus dépaysantes, les plus... parfaites de tous ses albums : l'irruption dans le "monde perdu" (cette fabuleuse planche 47), le jugement de l'Inca, l'attente de l'exécution, et puis la célébrissime et merveilleuse scène de l'éclipse... l'un des sommets indiscutables, stylistiquement et narrativement, des "Aventures de Tintin". On pense quand même à boucler l'histoire des pauvres scientifiques envoûtés, dont,curieusement, le lecteur n'a plus grand chose à faire, et on referme ce chef d’œuvre, en se disant que Hergé aurait bien pu sombrer dans la dépression et tirer un trait sur tout cela, que tout n'aurait pas été perdu pour nous, les jeunes de 7 à 77 ans.
La guerre est finie, les collaborateurs autour de Hergé sont poursuivis, condamnés, et même si lui-même est - assez logiquement - acquitté, il a senti le vent du boulet. Il faut reprendre une existence "normale" alors que le monde est toujours au fond du trou. Hergé trompe sa femme avec une très jeune fille. Il perd l'appui du fidèle Jacobs, dont la propre carrière décolle. Hergé déprime, il envisage de partir vivre en Argentine. Justement, il a donné suite à l'énigme fantastico-policière des "7 Boules de Cristal" sur ce même continent sud-américain, où Tintin retrouve des vieux réflexes de ses années d'errance de "reporter" : feu sur tout ce qui bouge, traversée à toute allure et sans provisions de jungles et de montagnes, la routine, quoi ! Tintin, Haddock, les Dupondt, et même Tournesol sont protégés de la laideur du monde, enfermés dans un univers bigger than life où les civilisations disparues ne le sont pas vraiment, où le soleil obéit au doigt et à l’œil, bref où le fantastique est plutôt merveilleux. En fait, la première partie du "Temple du Soleil" est un peu rasoir, on a du mal à accrocher, avec le côté "boy scout" d'un Tintin définitivement plus adulte qui protège "le petit renard" des salauds, mais déjà loin des relents de colonialisme qu'on trouvait encore dans les premiers albums. Tout cela est un peu propret, surtout que le Capitaine Haddock boit bien moins, il se contente de s'hydrater le visage au crachat de lama - l'un des gags les plus célèbres de toute l’œuvre de Hergé, et que Milou a cessé depuis longtemps d'être intéressant. Et puis, en franchissant le miroir (le rideau de la cascade), Tintin pénètre "ailleurs", et Hergé nous offre vingt pages que je considère personnellement comme les plus puissantes, les plus dépaysantes, les plus... parfaites de tous ses albums : l'irruption dans le "monde perdu" (cette fabuleuse planche 47), le jugement de l'Inca, l'attente de l'exécution, et puis la célébrissime et merveilleuse scène de l'éclipse... l'un des sommets indiscutables, stylistiquement et narrativement, des "Aventures de Tintin". On pense quand même à boucler l'histoire des pauvres scientifiques envoûtés, dont,curieusement, le lecteur n'a plus grand chose à faire, et on referme ce chef d’œuvre, en se disant que Hergé aurait bien pu sombrer dans la dépression et tirer un trait sur tout cela, que tout n'aurait pas été perdu pour nous, les jeunes de 7 à 77 ans.
Lorsque l'on me demande de citer mon "Tintin" préféré, c'est la plupart du temps "les 7 Boules de Cristal" qui me vient à l'esprit. Pourquoi ? Pas facile de discerner pourquoi ce 13ème album des aventures du petit reporter (qui ne l'était plus, visiblement) me marqua autant à l'époque : ou plutôt si, il y a une raison évidente, qui s'appelle Rascar Capac, momie cauchemardesque qui déclencha, alors que je devais avoir moins de dix ans, ma future passion pour le fantastique. Pour le reste, une re-lecture récente de cet album oscillant entre thriller dépressif en avance sur son temps (la malédiction à laquelle il est impossible d'échapper, quoi qu'on fasse) et accumulation de gags spectaculaires (tournant pour la plupart autour du statut de nouveau riche du Capitaine Haddock, qui endosse ici les habits mal seyants d'un châtelain un tantinet prétentieux) en montre les limites : si sa construction fait écho à celle du "Secret de la Licorne", avec l'ouverture finale qui arrive comme un grand bol d'air frais vers l'aventure, le grand large, on ressent la "perte d'innocence" de Hergé. Alors que la guerre, toujours totalement hors champ chez Tintin, touche à sa fin, que les dernières batailles font rage entre Nazis et Alliés, puis que survient la Libération de la Belgique, Hergé doit faire face aux conséquences de son choix de travailler au "Soir", journal volé à ses propriétaires et symbole de la collaboration : "les 7 Boules de Cristal" sera interrompu pendant 2 ans, avant que Hergé ne le reprenne une fois lavé des accusations qu'il affrontait, mais on imagine bien que l'ambiance autour de sa création n'était pas des plus favorables. Il faut toutefois souligner que Hergé se sera appuyé pour cet album sur l'imagination littéraire de son ami Van Melkebeke, sans doute responsable du "sérieux" de l'énigme policière très réussie, et sur le talent éblouissant de Jacobs, qui était en train de devenir le génie de la BD qu'on connaît. Mais, en tout cas, on se rend compte aujourd'hui combien l'impact des "7 Boules de Cristal" va être rétrospectivement multiplié par le "Temple du Soleil" qui nous ramènera le Tintin aventurier que l'on préfère.
Lorsque l'on me demande de citer mon "Tintin" préféré, c'est la plupart du temps "les 7 Boules de Cristal" qui me vient à l'esprit. Pourquoi ? Pas facile de discerner pourquoi ce 13ème album des aventures du petit reporter (qui ne l'était plus, visiblement) me marqua autant à l'époque : ou plutôt si, il y a une raison évidente, qui s'appelle Rascar Capac, momie cauchemardesque qui déclencha, alors que je devais avoir moins de dix ans, ma future passion pour le fantastique. Pour le reste, une re-lecture récente de cet album oscillant entre thriller dépressif en avance sur son temps (la malédiction à laquelle il est impossible d'échapper, quoi qu'on fasse) et accumulation de gags spectaculaires (tournant pour la plupart autour du statut de nouveau riche du Capitaine Haddock, qui endosse ici les habits mal seyants d'un châtelain un tantinet prétentieux) en montre les limites : si sa construction fait écho à celle du "Secret de la Licorne", avec l'ouverture finale qui arrive comme un grand bol d'air frais vers l'aventure, le grand large, on ressent la "perte d'innocence" de Hergé. Alors que la guerre, toujours totalement hors champ chez Tintin, touche à sa fin, que les dernières batailles font rage entre Nazis et Alliés, puis que survient la Libération de la Belgique, Hergé doit faire face aux conséquences de son choix de travailler au "Soir", journal volé à ses propriétaires et symbole de la collaboration : "les 7 Boules de Cristal" sera interrompu pendant 2 ans, avant que Hergé ne le reprenne une fois lavé des accusations qu'il affrontait, mais on imagine bien que l'ambiance autour de sa création n'était pas des plus favorables. Il faut toutefois souligner que Hergé se sera appuyé pour cet album sur l'imagination littéraire de son ami Van Melkebeke, sans doute responsable du "sérieux" de l'énigme policière très réussie, et sur le talent éblouissant de Jacobs, qui était en train de devenir le génie de la BD qu'on connaît. Mais, en tout cas, on se rend compte aujourd'hui combien l'impact des "7 Boules de Cristal" va être rétrospectivement multiplié par le "Temple du Soleil" qui nous ramènera le Tintin aventurier que l'on préfère.
Oh, qu'il est bizarre, ce "Trésor de Rackham le Rouge" ! Le premier Tintin sans aucun méchant, sans course poursuite, sans en fait tout ce qui faisait l'essence de l’œuvre de Hergé jusque là. On pourra justifier ce pas de côté, un peu déstabilisant pour le fidèle lecteur, par l'ambiance anxiogène de l'époque (les Allemands enregistraient leurs premières défaites et l'occupation se crispait ; Hergé lui-même avait trop facilement travaillé dans des journaux de "collabos" pour ne pas craindre pour son avenir...), ou bien au contraire, positivement, par une formidable intuition, qui allait révolutionner "les Aventures de Tintin" : Tintin n'allait plus être seul, il se formerait autour de lui une "famille recomposée", et il aurait même une "maison", ce mini-Cheverny du Plat Pays appelé le Château de Moulinsart. Et tout serait différent, pour toujours. L'apparition sublime du Professeur Tournesol, grand sujet du "Trésor de Rackham le Rouge", la cristallisation géniale du langage du Capitaine Haddock dont l'alcoolisme deviendrait un tantinet moins gênant, la transformation des Dupondt en side kicks burlesques, tout cela relevait du pur génie, on s'en rendrait compte dans les albums suivants. Ici, on rit beaucoup (pour oublier la guerre et le malheur ?), comme on riait chez Chaplin : on rit des chutes, des gaffes, des maladresses, comme dans un retour inespéré de la magie du cinéma muet au sein de l'Art de la BD. Oui, "le Trésor de Rackham le Rouge" est un livre qui distrait, non, qui rend heureux. Qui donne aussi envie de plonger, d'explorer la mer, de se battre contre des requins à coup de bouteilles de rhum. D'ailleurs, quand j'ai été "grand", le premier sport qu'il m'est venu à l'esprit de faire de moi-même fut la plongée sous-marine... comme quoi ! Tiens, ce Tintin-là me fait penser au merveilleux film de Wes Anderson, "la Vie Aquatique" : même équipe de bras cassés, qui peuvent quand même devenir efficaces par miracle, même quête inutile qui ne mènera à rien, sinon à la construction d'une famille. Et même conclusion "merveilleuse", la récompense de toute cette souffrance étant la certitude qu'on a gagné un chez soi. Oui, Wes Anderson a lu Tintin, et je crois bien qu'il l'a mieux compris que l'ami Spielberg !
Oh, qu'il est bizarre, ce "Trésor de Rackham le Rouge" ! Le premier Tintin sans aucun méchant, sans course poursuite, sans en fait tout ce qui faisait l'essence de l’œuvre de Hergé jusque là. On pourra justifier ce pas de côté, un peu déstabilisant pour le fidèle lecteur, par l'ambiance anxiogène de l'époque (les Allemands enregistraient leurs premières défaites et l'occupation se crispait ; Hergé lui-même avait trop facilement travaillé dans des journaux de "collabos" pour ne pas craindre pour son avenir...), ou bien au contraire, positivement, par une formidable intuition, qui allait révolutionner "les Aventures de Tintin" : Tintin n'allait plus être seul, il se formerait autour de lui une "famille recomposée", et il aurait même une "maison", ce mini-Cheverny du Plat Pays appelé le Château de Moulinsart. Et tout serait différent, pour toujours. L'apparition sublime du Professeur Tournesol, grand sujet du "Trésor de Rackham le Rouge", la cristallisation géniale du langage du Capitaine Haddock dont l'alcoolisme deviendrait un tantinet moins gênant, la transformation des Dupondt en side kicks burlesques, tout cela relevait du pur génie, on s'en rendrait compte dans les albums suivants. Ici, on rit beaucoup (pour oublier la guerre et le malheur ?), comme on riait chez Chaplin : on rit des chutes, des gaffes, des maladresses, comme dans un retour inespéré de la magie du cinéma muet au sein de l'Art de la BD. Oui, "le Trésor de Rackham le Rouge" est un livre qui distrait, non, qui rend heureux. Qui donne aussi envie de plonger, d'explorer la mer, de se battre contre des requins à coup de bouteilles de rhum. D'ailleurs, quand j'ai été "grand", le premier sport qu'il m'est venu à l'esprit de faire de moi-même fut la plongée sous-marine... comme quoi ! Tiens, ce Tintin-là me fait penser au merveilleux film de Wes Anderson, "la Vie Aquatique" : même équipe de bras cassés, qui peuvent quand même devenir efficaces par miracle, même quête inutile qui ne mènera à rien, sinon à la construction d'une famille. Et même conclusion "merveilleuse", la récompense de toute cette souffrance étant la certitude qu'on a gagné un chez soi. Oui, Wes Anderson a lu Tintin, et je crois bien qu'il l'a mieux compris que l'ami Spielberg !
Démarré sur les chapeaux de roue avec un "R.I.P. Ric" original et de belle facture, le reboot de Ric Hochet déçoit malheureusement dès son deuxième tome, cette fois du fait d'une intrigue manquant furieusement de dynamisme malgré des prémisses sympathiques (la baiser qui tue, le Jardin du Luxembourg en hiver, l'ambiance mai-soixante-huitarde qui va bien...). Oui, le récit se traîne mortellement au fil de péripéties qui n'en sont pas, avec un Ric Hochet qui ne fait pas grand chose, pour déboucher sur une révélation du coupable qui ne surprendra personne et arrivera sans aucun suspense digne de ce nom. On s'ennuie, on compte les invraisemblances, on s'ennuie encore, et ce d'autant que le dessin de Van Liemt est sévèrement bâclé, frôlant même le catastrophique lors de la scène de poursuite automobile (l'ami Tibet au trait si élégant doit se retourner dans sa tombe...). Ce n'est qu'in extremis que Zidrou rattrape (partiellement) le coup en inscrivant son intrigue farfelue dans un cadre historique et politique plus que notable (les essais nucléaires effectués par la France dans le Sahara algérien...). Comme dans la premier tome, cette connotation réaliste est certainement la meilleure idée du reboot, et on espère que Zidrou poursuivra dans cette direction (et ce d'autant que "Meurtres dans un Jardin Français" laisse suspendue l'une de ses fictions, avec le curieux personnage du Nyctalope, dont on espère entendre parler à nouveau au prochain tome...). Mais par contre, et encore une fois : s'il vous plaît, changez de dessinateur !
Avec "le Secret de la Licorne" commence le temps des chefs d’œuvre. On connaît le contexte : la Belgique occupée, Hergé qui se concentre sur son travail, tout en évitant tout ce qui pourrait fâcher les autorités, et qui progresse à une vitesse confondante vers la maîtrise, tant de son dessin qui atteint une éblouissante maturité, que de la narration, ici pour la première fois irréprochable. Premier album dans lequel Tintin ne voyage pas hors de Belgique, premier récit policier à l'intrigue finalement assez complexe - plusieurs sujets de superposant, entre la recherche des origines du Capitaine Haddock, la poursuite du pickpocket diabolique, le mystère des maquettes de la "Licorne" -, et surtout premier pas vers l'élargissement de l'univers du jeune Tintin, ex-globe trotter solitaire passablement hystérique, qui va désormais adopter / être adopté par une bande de personnages, bande au sein de laquelle sa personnalité définitive se formera. Mais quand on a dit tout cela, qui est bien connu, on n'a rien dit sur ce livre stupéfiant, cette pilule de plaisir concentré, cette merveille de rythme et d'humour qu'est "le Secret de la Licorne" : les mystères, les rebondissements, les bagarres, les chocs et les coups - on est toujours à la frontière du burlesque chez Tintin - s'enchaînent à toute allure. Haddock n'arrive plus à porter un verre à ses lèvres, tant la volonté de l'auteur s'oppose maintenant à ce que son alcoolisme brutal le consume, il lui faut s'élever lui aussi vers son destin de héros, même paradoxal : l’extraordinaire, le visionnaire flashback central, qui dédouble le combat entre Haddoque et Rackham le Rouge par une scène de destruction domestique, est la marque indiscutable du génie de Hergé, et c'est au Capitaine Haddock qu'il doit d'être aussi inoubliable, aussi parfaitement cinématographique, aussi profondément troublant. "Tintin" quitte ici le domaine innocent des "petits mickeys" pour enfants, et devient une œuvre adulte, dont on va pouvoir, des décennies durant, analyser les motifs sous tous les angles possibles, et bien entendu - c'est malheureusement inévitable - avant tout psychanalytiques. Lisez, relisez mille fois chaque page du "Secret de la Licorne", vous ne pourrez qu'être ébloui par la perfection de la composition, des mouvements, du récit. Déjà, en 1942, au delà du petit monde de l'édition bruxelloise, malgré la Guerre, malgré les pénuries, la rumeur enfle, les ventes des albums s’accélèrent : quelque chose de monstrueux est en train de se passer autour de Tintin. Et ce n'est que le début.
Avec "le Secret de la Licorne" commence le temps des chefs d’œuvre. On connaît le contexte : la Belgique occupée, Hergé qui se concentre sur son travail, tout en évitant tout ce qui pourrait fâcher les autorités, et qui progresse à une vitesse confondante vers la maîtrise, tant de son dessin qui atteint une éblouissante maturité, que de la narration, ici pour la première fois irréprochable. Premier album dans lequel Tintin ne voyage pas hors de Belgique, premier récit policier à l'intrigue finalement assez complexe - plusieurs sujets de superposant, entre la recherche des origines du Capitaine Haddock, la poursuite du pickpocket diabolique, le mystère des maquettes de la "Licorne" -, et surtout premier pas vers l'élargissement de l'univers du jeune Tintin, ex-globe trotter solitaire passablement hystérique, qui va désormais adopter / être adopté par une bande de personnages, bande au sein de laquelle sa personnalité définitive se formera. Mais quand on a dit tout cela, qui est bien connu, on n'a rien dit sur ce livre stupéfiant, cette pilule de plaisir concentré, cette merveille de rythme et d'humour qu'est "le Secret de la Licorne" : les mystères, les rebondissements, les bagarres, les chocs et les coups - on est toujours à la frontière du burlesque chez Tintin - s'enchaînent à toute allure. Haddock n'arrive plus à porter un verre à ses lèvres, tant la volonté de l'auteur s'oppose maintenant à ce que son alcoolisme brutal le consume, il lui faut s'élever lui aussi vers son destin de héros, même paradoxal : l’extraordinaire, le visionnaire flashback central, qui dédouble le combat entre Haddoque et Rackham le Rouge par une scène de destruction domestique, est la marque indiscutable du génie de Hergé, et c'est au Capitaine Haddock qu'il doit d'être aussi inoubliable, aussi parfaitement cinématographique, aussi profondément troublant. "Tintin" quitte ici le domaine innocent des "petits mickeys" pour enfants, et devient une œuvre adulte, dont on va pouvoir, des décennies durant, analyser les motifs sous tous les angles possibles, et bien entendu - c'est malheureusement inévitable - avant tout psychanalytiques. Lisez, relisez mille fois chaque page du "Secret de la Licorne", vous ne pourrez qu'être ébloui par la perfection de la composition, des mouvements, du récit. Déjà, en 1942, au delà du petit monde de l'édition bruxelloise, malgré la Guerre, malgré les pénuries, la rumeur enfle, les ventes des albums s’accélèrent : quelque chose de monstrueux est en train de se passer autour de Tintin. Et ce n'est que le début.
Nous avons tant aimé "Gus (presque plus encore que le génial "Isaac le Pirate", c'est dire...), voilà près de 10 ans, que sa disparition nous a un peu laissé orphelins... Et même si Blain a indiscutablement fait du beau travail par ailleurs, c'est avec un immense soulagement que je suis tombé la semaine dernière sur une tête de gondole toute noire portant ce mot magique : "Gus"... Bon, "Gus" a changé, comme nous : moins romantique, moins "in love with love", moins décalée peut-être, la série de Blain a pris en corps, en poids et en envergure, comme l'ami Clem auquel ce nouveau tome est principalement consacré. Heureusement, les aventures de nos hors-la-loi favoris de ce côté des Dalton n'ont pas complètement perdu de leur divine légèreté... même si c'est quand même plus de la tristesse, voire un vague goût de désespoir qui nous reste au fond de la gorge à la fin de la centaine de pages foisonnantes de "Happy Clem". La vie bourgeoise a ses attraits, mais le vol de banques ses joies encore plus grandes, que cela soit en smoking et cape ou bâtons de dynamite à la main : mais à vouloir vivre à 40 ans comme à 25, se rend-on compte de l'exemple déplorable que l'on donne à sa petite fille (la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre...), voire à sa femme, dont les fesses restent toujours aussi affolantes ? Et si, à la fin, comme dans les contes moraux, la Loi finissait par triompher ? Heureusement, on lira la suite dans "Rose" (dans 8 ans ?), et l'on croise les doigts pour que Blain ne nous fasse pas le coup du western crépusculaire la prochaine fois, après avoir repeint en noir dans "Happy Clem" sa chronique à l'eau de rose (justement).
Je garde depuis ma tendre enfance, et ma première lecture de "l'Etoile Mystérieuse", une tendresse particulière pour cet album qui n'apparaît pourtant pas - en général - dans le Top 5 des meilleurs "Tintin" établi par les experts de tout poil. C'est que l'ambiance fantastique qui règne dans les quelques dix premières pages du livre (la fin du monde proche, le dérèglement du quotidien sous la chaleur grandissante, la folie qui contamine les personnages, puis la délivrance du tremblement de terre) n'a pas d'équivalent me semble-t-il dans l’œuvre d'Hergé, et a marqué durablement mon inconscient. Si l'on ajoute la toute dernière partie du livre, quand l'effet du métal extraterrestre sur la nature se traduit en visions délirantes de champignons géants explosifs et d'insectes cauchemardesques, on se rend compte combien "l'Etoile Mystérieuse" est un livre singulier, qui marque d'ailleurs l'apparition d'une note de fantastique dans l'œuvre d'Hergé (que l'on retrouvera bien entendu dans "les 7 Boules de Cristal"). La partie centrale, décrivant - signe des temps puisque le livre date de 1942 - une course maritime entre un navire affrété par l'Europe de l'Axe (les bons) et un autre, américain, financé par un juif au nez crochu (les méchants, prêts à toutes les fourberies pour triompher) est la plus faible... sans même vouloir reparler du dérapage politique d'Hergé, vite corrigé certes mais qui entachera durablement son image ! Tout cela reste toutefois très amusant grâce à l'accumulation de gags très "slapsticks" (chutes, chocs, etc.), à un Milou ne suivant que son estomac, et à un Capitaine Haddock à l'alcoolisme joyeux, célébré cette fois avec une allégresse bien éloignée du politiquement correct actuel.
PS 1 : Il est intéressant de relever un détail qui achève de distinguer stylistiquement "l'Etoile Mystérieuse" des autres "Tintin", la présence d'ombres portées dans les pages 6, 7 et 8, qui accentuent le caractère expressionniste de ces scènes angoissantes.
PS 2 : "L'Etoile Mystérieuse" fut le premier "Tintin" à être publié originellement en couleurs, et bénéficie de teintes ocres plus douces que celles de la palette habituelle des albums d'Hergé, ce qui ajoute un certain charme aux scènes maritimes et à l'exploration de l’aérolithe.
1940 : les Nazis envahissent le petit royaume de Belgique, et le monde s'écroule autour de Hergé. Commencent les années grises, qui verront Hergé assumer des positions discutables pour survivre... même si, en cela, il ne différera pas de 95% de la population belge ou francaise. "Le pays de l'Or Noir" mis de côté car trop "politique", Hergé crée ce célèbre "Crabe aux Pinces d'Or" qui montre un Tintin isolé (protégé) de la noire réalité du monde, vivant une petite aventure convenue où Hergé bégaye par rapport à ses précédents albums. Mais, si le lecteur pourra tirer une certaine frustration de cette prudence vaguement lénifiante, "le Crabe aux Pinces d'Or" est une oeuvre charnière, donc capitale, dans l'histoire de ce monument qu'est l'oeuvre de Hergé. D'abord, le graphisme y atteint un premier palier de qualité époustouflant, nous offrant un nouveau Tintin qu'on pourrait qualifier de "pré-classique", certes moins humain que sa version antérieure, mais littéralement imparable. Ensuite, la narration devient réellement fluide, et le rythme frénétique se ralentit : certaines pages nous donnent envie pour la première fois de nous arrêter pour les savourer, les contempler... l'âge des chefs d'œuvre n'est plus très loin. Et enfin, coup de génie absolu, Hergé crée le Capitaine Haddock, personnage "bigger than life" dont l'alcoolisme sauvage et catastrophique est le seul véritable vecteur de fiction ici. Le livre alterne donc entre des scènes dantesques de delirium tremens qui traumatiseront bien des enfants (qui aura pu oublier quand il avait 10 ans les efforts de Haddock pour arracher la tête de Tintin qu'il croit être un bouchon de champagne ?), et les moments presque intimes, qui scellent la naissance d'une amitié exceptionnelle. Par rapport à ce miracle littéraire, les nombreuses faiblesses du "Crabe aux Pinces d'Or" nous paraissent finalement bien peu importantes.
PS : j'ajoute à titre personnel que, pour moi qui suis né à peu près où elles se déroulent, dans le Sahara frontalier entre Maroc et Algérie, les belles scènes de désert du livre m'ont toujours paru enchanteresses...
1938 : l'Europe tremble devant les bruits de bottes. Hitler annexe les Sudètes et ridiculise la Tchécoslovaquie, pendant que Franco élimine la jeune république espagnole et que Mussolini s'empare de l'Albanie. La France, modèle de lâcheté politique qui marquera le siècle, abandonne définitivement son rôle de puissance internationale. Le petit royaume "enchanté" de Belgique mobilise. L'Horreur est pour demain, les Européens ne veulent pas l'admettre, mais dans le fond, ils le savent.
Flash forward : 1970... J'ai douze ans et je découvre un à un les "Tintin et Milou", et le "Sceptre d'Ottokar" devient l'un de mes préférés. Totalement ignorant quant aux événements dramatiques dont Hergé se fait l'écho avec ses deux pays imaginaires (la Syldavie balkanique et salve, curieux mélange magnifiquement "documenté", pour la première fois dans l'oeuvre d'Hergé, la Bordurie et son fascisme à l'italienne), je me délecte d'une enquête policière plus complexe qu'à l'habitude (les conspirateurs aux belles bacchantes mais prêts à tout, la métamorphose d'Halambique, le mystère de la disparition du sceptre de la salle close du trésor... etc.), qui forge certainement mes goûts futurs. Je le lis et le relis sans m'en lasser, ce "Sceptre d'Ottokar", qui introduit pour la première fois un certain réalisme dans la course folle de Tintin... et qui a l'idée géniale de doubler cet éternel mouvement horizontal par une course contre la montre. Je me régale devant les décors raffinés - je ne sais pas encore que c'est au génial Edgar P. Jacobs qu'on doit cette sophistication -, ces costumes d'opérette mais tellement élégants, cette scène impressionnante (plus "jacobsienne" qu'autre chose, me semble-t-il) où Tintin crashe son Messerschmitt après avoir subi les tirs de la DCA ennemie... bref, j'adore ce livre, sa première partie haletante en Belgique (ah, la scène du restaurant syldave !), la course de Tintin à travers la montagne bordure, etc. etc. Je crois que je n'oublierai jamais les péripéties de ce livre enchanteur.
Flash forward : 2017. Première relecture vraiment "appliquée" du "Sceptre d'Ottokar", histoire de mieux comprendre les secrets de cette œuvre tellement lumineuse conçue en des temps aussi sombres. Je remarque pour la première fois la rupture de style à partir de la fameuse "brochure touristique", et le décalage entre le Tintin pré-guerre des pages 1 à 19, avec le Tintin post-guerre des pages suivantes. J'ai envie de lire la version originale en Noir et Blanc, que je ne connais pas. Mais je n'ai pas changé d'avis devant l'émerveillement que fait naître en moi ce beau livre. La suite sera une autre histoire, moins solitaire pour Tintin, mais c'est justement... une autre histoire !
"L'Ile Noire" a une place à part dans mon enfance : alors que j'avais "hérité" (de qui, je ne sais plus...) d'une collection quasi complète des "Tintin et Milou" publiés à l'époque - on était à la moitié des années 60 -, cet album, ô horreur, n'y figurait pas ! J'ai donc attendu quelques années en bavant devant la superbe couverture de la réédition (celle avec Tintin - vêtu d'une tenue écossaise ! - et Milou découvrant la sinistre Ile Noire depuis leur barque) qui laissait présager une aventure "gothique" lourde de sens. Je fus un peu surpris (déçu ?) en lisant enfin ce livre tant désiré par la relative neutralité de la longue course poursuite précédant cette fameuse arrivée, à travers le plat pays flamand, puis une campagne plus anglaise que réellement écossaise... même si le long combat final dans le château entre Tintin et les faux monnayeurs, avec un maxi-gorille (ou un mini-King Kong, comme on veut) au milieu, m'avait paru des plus réjouissants. Découvrir en 2016 la version "originale" - mais colorisée - permet de réévaluer cet album certainement un peu mineur au sein de l’œuvre d'Hergé : mieux aimée par les aficionados, cette version bénéficie en effet d'une rondeur, d'un dynamisme, d'une vitalité, un peu dilués dans les deux versions ultérieures, plus parfaites techniquement, mais plus froides (eh oui, il y a eu pas moins de trois versions différentes de "l'Ile Noire" : est-ce le signe d'une certaine insatisfaction d'Hergé vis à vis de sa création ?). Si les péripéties qui arrivent à un Tintin en perpétuel mouvement (en perpétuelle fuite ?) renvoient aux premières aventures du petit reporter, et que, du coup, certaines d'entre elles, peu vraisemblables commencent à être usées, il y a heureusement assez d'originalité pour sauver l'album : les multiples chutes, blessures et accidents de Tintin (envoyé deux fois à l'hôpital !), l'alcoolisme de Milou, qui se fera battre (!) par son maître, les acrobaties aériennes des Dupondt, le long gag des pompiers à la poursuite de la clé de leur garage, tout cela fait de "l'Ile Noire" un petit plaisir un peu régressif, qui pallie largement à un imaginaire beaucoup plus riquiqui qu'à l'habitude. Pour conclure, faisons - comme tout le monde l'a fait - la triste constatation que, après s'être attaqué au bolchévisme, au capitalisme, à l'impérialisme japonais et au chaos sud-américain, il est triste que Hergé n'ait pas dirigé ses canons plus directement contre le national-socialisme dont la menace se faisait terriblement concrète (on sait que cette histoire de faux monnayeurs est inspirée d'un fait réel de fausse monnaie commandité par le IIIème Reich... mais c'est quand même bien peu !).
L'amoureux de l'Amérique du Sud que je suis ne peux qu'apprécier cette "Oreille Cassée", qui n'est pas par ailleurs très aimée des lecteurs en général : après le réalisme politique du "Lotus Bleu", on reproche souvent à Hergé d'avoir cédé à la pression et d'avoir retranscrit la "gué-guerre" frontalière entre Bolivie et Paraguay dans un pays imaginaire ! Pourtant, l'intérêt fictionnel de ce San Theodoros un peu carnavalesque certes, c'est qu'il permet à Hergé d'y concentrer nombre de situations passionnantes, pittoresques ou "amusantes" : les révolutions incessantes et coups d'état sanglants caractéristiques du Mexique de l'époque, la découverte des tribus amazoniennes avec leurs rituels savoureux (fléchette au curare, réduction des têtes…), et, du côté politique, magouilles des sociétés pétrolières cherchant à s'approprier de nouveaux champs d'exploitation, et bien entendu, une chose qui n'a pas changé, ventes d'armes de destruction à tous les belligérants dont on encourage les conflits. Finalement, "l'Oreille Cassée" est un pamphlet plutôt chargé, dont on ne perçoit pas forcément la pertinence du fait de la grande et belle légèreté de la narration, en net progrès par rapport aux albums précédents. Que ce soit la partie policière, une fois de plus endiablée, ou la partie "exploratoire" quand Tintin et Milou se perdent en Amazonie, le plaisir de lecture est total, Tintin conservant ici cette franche gaîté, cette exubérance déjà repérée dans "le Lotus Bleu", et qu'il perdra par la suite. Bref, "l'Oreille Cassée" est un livre drôle, dynamique, clairement sous-estimé au sein de la première partie de l’œuvre d'Hergé : à redécouvrir donc par tous ceux qui estiment qu'il s'agit d'un album mineur !
Je n'ai pas un rapport facile avec "le Lotus Bleu", souvent pourtant considéré comme l'un des tous meilleurs Hergé (et apparemment classé - en France - à la 18ème position des meilleurs livres du XXème siècle) : je me souviens que, enfant, j'avais été surpris en le découvrant par le graphisme "originel" qui n'avait pas été modernisé (mis à part pour les toutes premières pages, ce qui créait un effet de rupture déstabilisant) et tranchait avec le reste de mes "Tintin"… Mais j'avais surtout été "choqué" par le réalisme de nombreuses scènes (la guerre d'invasion des Japonais, les inondations meurtrières, et même la menace répétée de voir le cou de Tintin tranché !), sans même parler de la personnalité de Tintin, très extraverti - ces sourires, ces explosions d'émotion, cette violence dans les combats (hors champs) à mains nues…
Évidemment nombre de ces "défauts" constituent la singularité de ce "Lotus Bleu" et concourent à en faire aujourd'hui l'un des livres les plus respectés d'Hergé : bien documenté quant à la situation chinoise - Hergé ayant souhaité rompre avec la vision simpliste des civilisations "autres" qui était la sienne jusqu'alors -, mais surtout prenant fermement parti (contre les idées généralement défendues en Occident à l'époque…) des victimes chinoises du racisme européen comme de l'impérialisme nippon, "le Lotus Bleu" est clairement la première étape conduisant à la maturité d'une Bande Dessinée qui va devenir au cours des années suivantes l'une des œuvres majeures du Xxème siècle. Du point de vue narration, Hergé développe pour la première fois un grand récit "policier" cohérent - même si pas exempt d'invraisemblances - et relègue l'humour à sa portion congrue (les rudes Dupontd étant à eux seuls chargés d'incarner la part grotesque de ce récit plutôt sombre, voire souvent cruel…).
Finalement, le problème qui demeure aujourd'hui avec ce "Lotus Bleu", une fois qu'on a intégré la part historique et aussi la part auto-biographique du récit (l'amitié avec Chang, qui deviendra, tout le monde le sait, le cœur du fameux "Tintin au Tibet", bien des années plus tard…), on peut quand même se sentir un peu perdus en suivant tous ces allers et retours effrénés de Tintin, qui semble passer son temps ballotté entre les nombreux personnages - bons ou méchants - de cette intrigue complexe, et faisant paradoxalement du surplace jusqu'au dénouement assez surprenant. Finalement, la vraie faiblesse du "Lotus Bleu", c'est que Hergé manque encore de savoir faire dans la construction de ses scénarios, une faiblesse qui sera rapidement corrigée dans les tomes suivants.
"Les Cigares du Pharaon", dans la version redessinée et coloriée, fut certainement durant une bonne partie de mon enfance mon "Tintin et Milou" préféré, tant ces aventures rocambolesques au rythme trépidant me semblèrent une sorte de parangon du genre : mêlant sans complexes la malédiction de Toutankhamon, Lawrence d'Arabie, les enquêtes d'Albert Londres sur le trafic d'opium, Henri de Monfreid (… dont je rappelle qu'un feuilleton mémorable de l'ORTF célébrait la vie dans les années 60, feuilleton qui me faisait également rêver…), Hergé poursuit sa peinture d'un monde encore inconnu, incroyablement périlleux, mais également joyeusement déréglé.. Où tout est possible à son héros, même ceinturer un tigre féroce et l'enrouler dans une camisole de force, à mains nues, même parler aux éléphants à l'aide d'une trompette taillée dans un arbre, etc.! Le pouvoir de fascination des "Cigares du Pharaon", en dépit de l'invraisemblance totale de nombreuses situations, et de l'incohérence d'une intrigue soumise aux seules lois du coup de force, reste aujourd'hui tout-à-fait intact : bien supérieur aux précédentes tentatives d'Hergé, qui s'enlisaient comme on le sait dans la simplification politique ou même raciste, "les Cigares du Pharaon" nous raconte un monde fondamentalement mystérieux où s'affrontent pour notre plus grande joie maharadjahs, politiciens, savants fous, crapules capitalistes, fakirs, sectes encapuchonnées, tribus enturbannées. Un monde où tout était encore possible, aventure de rêve ou cauchemar, folie ou raison… mais où l'on peut désormais lire les prémisses de la part la plus obscure du Xxème siècle : intolérance, obscurantisme, superstition, peur de l'autre, racisme, cupidité, nationalisme… Même si d'aucuns font aujourd'hui la fine bouche sur une technique narrative encore balbutiante, sur des personnages aux personnalités encore mal définies, ce livre puissant prouve qu'Hergé avait déjà la capacité de synthétiser mille faits d'actualité, de s'inspirer de mille personnages réels ou légendaires, et de construire un parfait objet de plaisir, mais également une véritable légende du siècle.
1940 : les Nazis envahissent le petit royaume de Belgique, et le monde s'écroule autour de Hergé. Commencent les années grises, qui verront Hergé assumer des positions discutables pour survivre... même si, en cela, il ne différera pas de 95% de la population belge ou francaise. "Le pays de l'Or Noir" mis de côté car trop "politique", Hergé crée ce célèbre "Crabe aux Pinces d'Or" qui montre un Tintin isolé (protégé) de la noire réalité du monde, vivant une petite aventure convenue où Hergé bégaye par rapport à ses précédents albums. Mais, si le lecteur pourra tirer une certaine frustration de cette prudence vaguement lénifiante, "le Crabe aux Pinces d'Or" est une oeuvre charnière, donc capitale, dans l'histoire de ce monument qu'est l'oeuvre de Hergé. D'abord, le graphisme y atteint un premier palier de qualité époustouflant, nous offrant un nouveau Tintin qu'on pourrait qualifier de "pré-classique", certes moins humain que sa version antérieure, mais littéralement imparable. Ensuite, la narration devient réellement fluide, et le rythme frénétique se ralentit : certaines pages nous donnent envie pour la première fois de nous arrêter pour les savourer, les contempler... l'âge des chefs d'œuvre n'est plus très loin. Et enfin, coup de génie absolu, Hergé crée le Capitaine Haddock, personnage "bigger than life" dont l'alcoolisme sauvage et catastrophique est le seul véritable vecteur de fiction ici. Le livre alterne donc entre des scènes dantesques de delirium tremens qui traumatiseront bien des enfants (qui aura pu oublier quand il avait 10 ans les efforts de Haddock pour arracher la tête de Tintin qu'il croit être un bouchon de champagne ?), et les moments presque intimes, qui scellent la naissance d'une amitié exceptionnelle. Par rapport à ce miracle littéraire, les nombreuses faiblesses du "Crabe aux Pinces d'Or" nous paraissent finalement bien peu importantes.
PS : j'ajoute à titre personnel que, pour moi qui suis né à peu près où elles se déroulent, dans le Sahara frontalier entre Maroc et Algérie, les belles scènes de désert du livre m'ont toujours paru enchanteresses..
1938 : l'Europe tremble devant les bruits de bottes. Hitler annexe les Sudètes et ridiculise la Tchécoslovaquie, pendant que Franco élimine la jeune république espagnole et que Mussolini s'empare de l'Albanie. La France, modèle de lâcheté politique qui marquera le siècle, abandonne définitivement son rôle de puissance internationale. Le petit royaume "enchanté" de Belgique mobilise. L'Horreur est pour demain, les Européens ne veulent pas l'admettre, mais dans le fond, ils le savent.
Flash forward : 1970... J'ai douze ans et je découvre un à un les "Tintin et Milou", et le "Sceptre d'Ottokar" devient l'un de mes préférés. Totalement ignorant quant aux événements dramatiques dont Hergé se fait l'écho avec ses deux pays imaginaires (la Syldavie balkanique et salve, curieux mélange magnifiquement "documenté", pour la première fois dans l'oeuvre d'Hergé, la Bordurie et son fascisme à l'italienne), je me délecte d'une enquête policière plus complexe qu'à l'habitude (les conspirateurs aux belles bacchantes mais prêts à tout, la métamorphose d'Halambique, le mystère de la disparition du sceptre de la salle close du trésor... etc.), qui forge certainement mes goûts futurs. Je le lis et le relis sans m'en lasser, ce "Sceptre d'Ottokar", qui introduit pour la première fois un certain réalisme dans la course folle de Tintin... et qui a l'idée géniale de doubler cet éternel mouvement horizontal par une course contre la montre. Je me régale devant les décors raffinés - je ne sais pas encore que c'est au génial Edgar P. Jacobs qu'on doit cette sophistication -, ces costumes d'opérette mais tellement élégants, cette scène impressionnante (plus "jacobsienne" qu'autre chose, me semble-t-il) où Tintin crashe son Messerschmitt après avoir subi les tirs de la DCA ennemie... bref, j'adore ce livre, sa première partie haletante en Belgique (ah, la scène du restaurant syldave !), la course de Tintin à travers la montagne bordure, etc. etc. Je crois que je n'oublierai jamais les péripéties de ce livre enchanteur.
Flash forward : 2017. Première relecture vraiment "appliquée" du "Sceptre d'Ottokar", histoire de mieux comprendre les secrets de cette œuvre tellement lumineuse conçue en des temps aussi sombres. Je remarque pour la première fois la rupture de style à partir de la fameuse "brochure touristique", et le décalage entre le Tintin pré-guerre des pages 1 à 19, avec le Tintin post-guerre des pages suivantes. J'ai envie de lire la version originale en Noir et Blanc, que je ne connais pas. Mais je n'ai pas changé d'avis devant l'émerveillement que fait naître en moi ce beau livre. La suite sera une autre histoire, moins solitaire pour Tintin, mais c'est justement... une autre histoire !
"Fin de la Parenthèse" commence par une belle idée stimulante, toute à l'honneur de la réflexion "d'honnête homme" engagée depuis longtemps par Joann Sfar sur la religion et ce qu'elle apporte ou retranche à l'humanité, une réflexion évidemment exacerbée par les événements terroristes de 2015 et 2016 : l'Art, dans ce qu'il a de plus ambitieux - soit offrir une vision alternative du monde - est le seul moyen de mettre fin à la dictature de Dieu et de ses prêtres. Le fait que Sfar ait récemment "connecté" avec la peinture de Dali, puissante opportunité de redessiner la réalité comme notre propre psyché, lui donne l'idée d'un huis clos "artistique" avec une poignée de jeunes femmes aussi squelettiques que dénudées - visiblement, Sfar craque pour le stéréotype du top modèle -, huis clos qui permettra à son alter ego de recréer certaines des oeuvres les plus célèbres de Dali, pendant que ce dernier est décryogenisé. Jusque là, tout va bien, sauf que l'absorption de puissants champignons hallucinogènes va faire basculer l'expérience dans le délire et la BD dans un long tunnel de dessins certes sensuels mais quand même répétitifs. Le pire est quand même atteint à la fin quand Sfar (à travers son personnage, mais quand même...) semble s'être totalement désintéressé de son superbe postulat de départ et referme la parenthèse sans plus y prêter la moindre attention. On hésite alors entre déception et irritation : lâcheté ou pur foutage de gueule ? Ou bien y aura-t-il une suite ?
Ce dix-neuvième tome de la saga "Billy Bat" nous réserve bien des surprises, et avant tout du fait de la linéarité inhabituelle de son action qui se situe dans notre très proche futur (2017), qui voit un groupe joyeusement hétérogène de personnages avancer ensemble vers ce que l'on peut espérer (et craindre…) comme la résolution de l’énigme fondamentale de l'œuvre de Urasawa et Nagasaki : qu'est-ce qu'est vraiment Billy Bat, et comment ses actions s'inscrivent-elles dans l'histoire de l'humanité (en gros, en bien ou en mal) ? Mais nous n'en sommes pas encore là, et les scénaristes nous baladent cette fois en Chine, puis au Tibet, derrière une secte originale occupée à inscrire des dessins de la chauve-souris dans le désert ! Et pourquoi pas ? Pas forcément passionnant, beaucoup moins conceptuel et ambitieux que les meilleurs tomes de la saga, ce dix-neuvième épisode nous permet au moins de retrouver un personnage-clé jusqu'à présent disparu, ainsi que mieux saisir la passion profonde d'Urasawa pour son métier de dessinateur : si on lui coupe les mains, un mangaka pourra toujours dessiner en tenant son pinceau dans sa bouche ! Le paradoxe est d'ailleurs que le dessin de "Billy Bat" n'apparaît pas toujours aussi soigné, comme si Urasawa était quand même pressé d'en finir ! Bref, on est prêt à parier que le vingtième tome de "Billy Bat" sera le dernier. Tout en craignant bien entendu le pire...
Plutôt que la tempête, c'est plutôt le chaud et le froid que font souffler Dillon et Ennis au fil des fascicules 20, 21 et 22 de "Preacher"… rattrapant quand même un peu la désastreuse impression laissé par le passage à vide qui a précédé. Si "l'histoire" de "Preacher" est à nouveau intéressante, c'est qu'Ennis met au centre de son récit les jeux de pouvoir au sein de l'organisation du Graal, renversant ainsi l'opinion que nous pouvions nous faire de Herr Stark, et redistribuant donc les cartes entre les personnages. De plus, en reliant le Graal à l'arbre généalogique de Custer, en faisant écho au terrible personnage de "grand-mère", Ennis rassemblent joliment les fils de sa saga.Tout ceci constituerait un bon motif de renouveler notre confiance en "Preacher", s'il n'y avait toujours ces "scories" : la redoutable naïveté fleur bleue des relations entre Custer et Tulip (des pages à mourir d'ennui…), les excès plus très drôles à la longue de sadisme (la torture au fusil à pompe de Cass), et le vieux fond "pro-américain" (curieux quand même de la part d'auteurs venant de Grande-Bretagne) allié ici à des piques anti-françaises assez peu inspirées.
... Curieusement, le paroxysme de violence annoncé à la fin du tome précédent n'a absolument pas lieu, ce qui fait qu'on a l'impression d'une baudruche se dégonflant piteusement : il ne s'agissait donc que de l'un de ses maudits cliffhangers destiné à appâter le chaland... Rage, rage ! La suite des aventures du Révérend Custer, qui passe quand même beaucoup de temps à dire à sa fiancée qu'il l'aime (bâillements !) a tendance cette fois à nous laisser assez indifférents, même si la situation de notre vampire préféré dans les griffes du Graal ne manque pas de saveur. Bref, on tourne les pages avec pas mal de nonchalance, en attendant qu'il se passe vraiment quelque chose. Et si "Preacher" était déjà en train de tourner en eau de boudin ? On pouvait encore savourer le grand n'importe quoi de son scénario grâce à l'énergie méchante qui se dégageait, mais cette fois, le mauvais esprit se réduit à un "French Bashing" de circonstance, assez pitoyable. On attend que la série se redresse dans le prochain tome, sinon la suite, ce sera sans nous !
"L'Ile Noire" a une place à part dans mon enfance : alors que j'avais "hérité" (de qui, je ne sais plus...) d'une collection quasi complète des "Tintin et Milou" publiés à l'époque - on était à la moitié des années 60 -, cet album, ô horreur, n'y figurait pas ! J'ai donc attendu quelques années en bavant devant la superbe couverture de la réédition (celle avec Tintin - vêtu d'une tenue écossaise ! - et Milou découvrant la sinistre Ile Noire depuis leur barque) qui laissait présager une aventure "gothique" lourde de sens. Je fus un peu surpris (déçu ?) en lisant enfin ce livre tant désiré par la relative neutralité de la longue course poursuite précédant cette fameuse arrivée, à travers le plat pays flamand, puis une campagne plus anglaise que réellement écossaise... même si le long combat final dans le château entre Tintin et les faux monnayeurs, avec un maxi-gorille (ou un mini-King Kong, comme on veut) au milieu, m'avait paru des plus réjouissants. Découvrir en 2016 la version "originale" - mais colorisée - permet de réévaluer cet album certainement un peu mineur au sein de l’œuvre d'Hergé : mieux aimée par les aficionados, cette version bénéficie en effet d'une rondeur, d'un dynamisme, d'une vitalité, un peu dilués dans les versions ultérieures, plus parfaites techniquement, mais plus froides (eh oui, il y a eu pas moins de trois versions différentes de "l'Ile Noire" : est-ce le signe d'une certaine insatisfaction d'Hergé vis à vis de sa création ?). Si les péripéties qui arrivent à un Tintin en perpétuel mouvement (en perpétuelle fuite ?) renvoient aux premières aventures du petit reporter, et que, du coup, certaines d'entre elles, peu vraisemblables commencent à être usées, il y a heureusement assez d'originalité pour sauver l'album : les multiples chutes, blessures et accidents de Tintin (envoyé deux fois à l'hôpital !), l'alcoolisme de Milou, qui se fera battre (!) par son maître, les acrobaties aériennes des Dupondt, le long gag des pompiers à la poursuite de la clé de leur garage, tout cela fait de "l'Ile Noire" un petit plaisir un peu régressif, qui pallie largement à un imaginaire beaucoup plus riquiqui qu'à l'habitude. Pour conclure, faisons - comme tout le monde l'a fait - la triste constatation que, après s'être attaqué au bolchévisme, au capitalisme, à l'impérialisme japonais et au chaos sud-américain, il est triste que Hergé n'ait pas dirigé ses canons plus directement contre le national-socialisme dont la menace se faisait terriblement concrète (on sait que cette histoire de faux monnayeurs est inspirée d'un fait réel de fausse monnaie commandité par le IIIème Reich... mais c'est quand même bien peu !).
Après un premier tome qui m'avais embarrassé de par ses ambiguités, et un second qui m'avait réconcilié avec le travail autobiographique assez exceptionnel auquel se livre Riad Sattouf, que dire d'un troisième volume qui poursuit dans la droite ligne du précédent ? Eh bien, on peut répéter tout le bien qu'on pense des dessins à la fois superbes et efficaces (quelle évolution depuis les débuts de Sattouf !), et d'une narration prenante - la vitesse à laquelle on dévore chaque nouveau tome de "l'Arabe du Futur" en témoigne. On peut constater qu'on est dans une indéniable continuité du récit, ce qui nous prive cette fois de l'impression de découverte saisissante de nouveaux aspects de la vie en Syrie : si quelque chose a bougé, c'est le regard - plus empathique peut-être - que Riad porte sur ses parents, entre un père dont on saisit pour la première fois la confusion et les souffrances qu'elle entraîne, et une mère qui manifeste désormais clairement sa révolte par rapport au mode de vie qu'on lui impose. Cette profondeur nouvelle de personnages qu'on pouvait juger jusqu'à présent presque caricaturaux est-elle liée au fait que l'enfant Riad est arrivé à un âge où il perçoit et comprend mieux le monde adulte ? En tous cas, elle laisse bien présager du prochain volume, qui devrait en plus marquer une rupture avec une nouvelle vie en… Arabie Saoudite !
On assiste dans le onzième chapitre de "Preacher" à un véritable tournant, pris par le scénariste Garth Ennis, qui transformera cette série BD en objet culte... et ce pour de mauvaises raisons plutôt que de bonnes : le changement de comportement de Jesse Custer, le révérend, est véritablement brutal, puisque tous ses doutes existentiels (assez justifiés quand on est possédé par une entité maléfique, quand même…), toute sa mélancolie, tout ce qui en faisait un personnage attachant et mystérieux disparaissent… Et Ennis nous laisse avec un Custer beaucoup plus unidimensionnel, plutôt heureux de vivre (en particulier avec la reprise de son histoire d'amour) et cherchant la bagarre, si possible en état d'ébriété, comme simple moyen de divertissement. Autour de lui, le monde tout entier semble s'être enfoncé d'un seul coup dans un délire affreusement malsain de dégénérescence, de violence lubrique et de sexualité malade, et Ennis et Dillon accumulent sans vergogne les scènes choquantes, voire même pénibles. Si l'on peit sourire à l'exposé de la thèse que les fans de Charlie Chaplin sont des crétins parce qu'ils devraient plutôt vénérer Laurel et Hardy, si les invectives du groupe punk écossais durant son concert sont elles vraiment drôles, on n'est plus très sûr que supplicier un chat en le noyant dans la cuvette des WCs ou représenter un personnage particulièrement abject lécher des excréments sur son poing après ce qu'on imagine avoir été un fist fucking brutal soit encore du domaine de l'humour. Heureusement, Ennis corrige le tir et réintroduit dans "Preacher" un rythme de thriller haletant, nos héros étant cette fois poursuivis par une sorte de multinationale religieuse aux aspirations apocalyptiques, ce qui fait qu'on dévore quand même ces 74 pages à un rythme effréné. Mais qu'on n'est pas forcément très fier de soi en refermant ce livre.
Terrible redescente après le plaisir procuré par les épisodes précédents de "Preacher" (compilés dans "Une Famille d'enfer") : la conclusion de la confrontation de Custer avec sa terrible famille est une déception complète, entre l'apparition d'un Deus Ex Machina - littéral - sacrifiant de manière ridicule (pas de second degré pourtant) aux stéréotypes religieux les plus ringards, et un règlement de compte final à coups de poings pour le moins décalé et trivial par rapport à ce que l'on pouvait attendre des "pouvoirs divins" que s'attribuait la terrible grand-mère. Bref, le scénario de ces deux épisodes apparaît complèment bâclé, et ce d'autant que - comme c'est malheureusement la règle dans la série -, aucune explication ne nous est donnée quant aux aspects disons surnaturels du récit : on passe à autre chose, et basta ! Bref, c'est un peu facile... Le livre se conclut curieusement par un troisième épisode - sorti de la chronologie initiale de la publication US - qui se penche sur un récit d'un épisode de la Guerre du Vietnam mettant en scène le père de Custer : ce n'est pas que cela soit mauvais, c'est juste sans rapport aucun avec la série et cela nous laisse donc largement indifférents. Et cela nous permet de confirmer malheureusement un laisser aller croissant du dessin, qui ne laisse rien présager de bon pour la suite.
"Une Famille d'Enfer", regroupant les fascicules 8, 9 et 10 de la série "Preacher" présente un progrès notable par rapport aux précédents épisodes : en resserrant l'action sur les relations terribles du Révérend Custer avec son atroce famille, Ennis nous offre 70 pages beaucoup plus cohérentes que les 150 qui ont précédé, et qui hésitaient par trop entre western, polar, fantastique, etc. Ici, on est dans la tradition bien malsaine du récit horrifique centré sur la culture White Trash du Deep South - un genre qui nous a quand même donné des œuvres aussi délicates que "Massacre à la Tronçonneuse" ou plus récemment "Blue Ruin", par exemple -, et du coup, on se régale parce que les excès de violence et de cruauté qui sont la marque de "Preacher" s'inscrivent parfaitement dans la logique implacable de cette famille de dégénérés vénérant autant le Bon Dieu que leurs armes. Formellement, on peut déplorer que le dessin de Dillon paraisse parfois un peu moins bon qu'au début de la série (un peu de relâchement) et que les couvertures de Fabry n'aient plus la même puissance, mais on est de toute façon emportés par l'urgence du récit. Un cliffhanger de la mort à la fin de l'épisode 10, et nous voilà séduits !
"Les Cigares du Pharaon", dans la version redessinée et coloriée, fut certainement durant une bonne partie de mon enfance mon "Tintin et Milou" préféré, tant ces aventures rocambolesques au rythme trépidant me semblèrent une sorte de parangon du genre : mêlant sans complexes la malédiction de Toutankhamon, Lawrence d'Arabie, les enquêtes d'Albert Londres sur le trafic d'opium, Henri de Monfreid (... dont je rappelle qu'un feuilleton mémorable de l'ORTF célébrait la vie dans les années 60, feuilleton qui me faisait également rêver...), Hergé poursuit sa peinture d'un monde encore inconnu, incroyablement périlleux, mais également joyeusement déréglé.. où tout est possible à son héros, même ceinturer un tigre féroce et l'enrouler dans une camisole de force, à mains nues, même parler aux éléphants à l'aide d'une trompette taillée dans un arbre, etc.! Le pouvoir de fascination des "Cigares du Pharaon", en dépit de l'invraisemblance totale de nombreuses situations, et de l'incohérence d'une intrigue soumise aux seules lois du coup de force, reste aujourd'hui tout-à-fait intact : bien supérieur aux précédentes tentatives d'Hergé, qui s'enlisaient comme on le sait dans la simplification politique ou même raciste, "les Cigares du Pharaon" nous raconte un monde fondamentalement mystérieux où s'affrontent pour notre plus grande joie maharadjahs, politiciens, savants fous, crapules capitalistes, fakirs, sectes encapuchonnées, tribus enturbannées. Un monde où tout était encore possible, aventure de rêve ou cauchemar, folie ou raison... mais où l'on peut désormais lire les prémisses de la part la plus obscure du XXème siècle : intolérance, obscurantisme, superstition, peur de l'autre, racisme, cupidité, nationalisme... Même si d'aucuns font aujourd'hui la fine bouche sur une technique narrative encore balbutiante, sur des personnages aux personnalités encore mal définies, ce livre puissant prouve qu'Hergé avait déjà la capacité de synthétiser mille faits d'actualité, de s'inspirer de mille personnages réels ou légendaires, et de construire un parfait objet de plaisir, mais également une véritable légende du siècle.
Bénéficiant d'une réputation sulfureuse, porté au pinacle par de nombreux fans qui retrouvent dans ses pages un écho malin à leurs pires désirs de transgression, "Preacher" est un drôle de livre... Comic book à l'américaine, avec tout ce que cela comporte de codes adorés par les uns, honnis par les autres, il est réalisé par deux britanniques (un anglais et un irlandais), ce qui était sans doute la seule manière d'aller aussi loin dans la provocation, en particulier anti-religieuse. Cet mauvais esprit, que l'on qualifierait facilement de punk, s'exerce en effet à longueur de pages aux dépends de tous les codes habituels, s'acharnant particulièrement sur la bêtise crasse de l'Amérique profonde, arriérée et fascisante... ce qui réjouit finalement à bon compte les Européens que nous sommes, certains de notre supériorité morale sur ces péquenots obsédés par les armes et une morale d'un autre temps (encore que...). Mais tout cela ne serait pas grand chose, en tous cas ne serait pas très sympathique finalement, si Ennis et Dillon ne nous offraient surtout un grand délire mélangeant violence "tarantinesque", science fiction et ésotérismes goguenards (les anges qui gèrent le monde parce que Dieu s'est fait la malle...), et fantastique déjanté (encore un beau retour du mythe éternel du vampire...). Bref, on ne sait jamais ce qu'on est en train de lire, et c'est tant mieux, d'autant qu'on rit aussi beaucoup aux vannes méchantes qui volent, un peu aux dépends de toute le monde (le monde du Rock en prend ça et là pour son grade, aussi...). Ainsi, si chacun des épisodes (six, je crois, mais je ne suis pas sûr) qui composent ce premier recueil, "Mort ou Vif", fonctionne admirablement, grâce en particulier à un graphisme simple mais efficace, on ne peut pas en dire autant de l'ensemble de l’œuvre, tant il semble que Ennis se perde un peu en route, abandonne son sujet initial pour aller explorer des chemins de traverse (l'histoire du serial killer new yorkais) qui diluent un peu notre intérêt. Il faudra donc voir comment se poursuit la série pour vraiment statuer sur son importance et sa qualité. A souligner aussi les remarquables couvertures de Glenn Farby, auxquelles cette édition rend un hommage justifié... même si le travail de Farby est quand même assez éloigné des personnages de Dillon !
Je n'ai pas un rapport facile avec "le Lotus Bleu", souvent pourtant considéré comme l'un des tous meilleurs Hergé (et apparemment classé - en France - à la 18ème position des meilleurs livres du XXème siècle) : je me souviens que, enfant, j'avais été surpris en le découvrant par le graphisme "originel" qui n'avait pas été modernisé (mis à part pour les toutes premières pages, ce qui créait un effet de rupture déstabilisant) et tranchait avec le reste de mes "Tintin"... Mais j'avais surtout été "choqué" par le réalisme de nombreuses scènes (la guerre d'invasion des Japonais, les inondations meurtrières, et même la menace répétée de voir le cou de Tintin tranché !), sans même parler de la personnalité de Tintin, très extraverti - ces sourires, ces explosions d'émotion, cette violence dans les combats (hors champs) à mains nues...
Évidemment nombre de ces "défauts" constituent la singularité de ce "Lotus Bleu" et concourent à en faire aujourd'hui l'un des livres les plus respectés d'Hergé : bien documenté quant à la situation chinoise - Hergé ayant souhaité rompre avec la vision simpliste des civilisations "autres" qui était la sienne jusqu'alors -, mais surtout prenant fermement parti (contre les idées généralement défendues en Occident à l'époque...) des victimes chinoises du racisme européen comme de l'impérialisme nippon, "le Lotus Bleu" est clairement la première étape conduisant à la maturité d'une Bande Dessinée qui va devenir au cours des années suivantes l'une des œuvres majeures du XXème siècle. Du point de vue narration, Hergé développe pour la première fois un grand récit "policier" cohérent - même si pas exempt d'invraisemblances - et relègue l'humour à sa portion congrue (les rudes Dupontd étant à eux seuls chargés d'incarner la part grotesque de ce récit plutôt sombre, voire souvent cruel...).
Finalement, le problème qui demeure aujourd'hui avec ce "Lotus Bleu", une fois qu'on a intégré la part historique et aussi la part auto-biographique du récit (l'amitié avec Chang, qui deviendra, tout le monde le sait, le cœur du fameux "Tintin au Tibet", bien des années plus tard...), on peut quand même se sentir un peu perdus en suivant tous ces allers et retours effrénés de Tintin, qui semble passer son temps ballotté entre les nombreux personnages - bons ou méchants - de cette intrigue complexe, et faisant paradoxalement du surplace jusqu'au dénouement assez surprenant. Finalement, la vraie faiblesse du "Lotus Bleu", c'est que Hergé manque encore de savoir faire dans la construction de ses scénarios, une faiblesse qui sera rapidement corrigée dans les tomes suivants.
Affirmons-le tout de go : les 200 dernières pages de la dramatique histoire de la famille Tengé font partie de ce que j'aurai lu de mieux dans la BD depuis des années, et permettent à quiconque se risquera dans cette lecture émotionnellement éprouvante de comprendre, peut-être encore mieux que dans ses autres livres, pourquoi Osamu Tezuka est considéré comme un génie absolu. La découverte du monde par Ayako, après 23 ans d'enfermement, permet à Tezuka de réinscrire sa tragédie familiale dans l'histoire du Japon, que ce soit grâce à un épisode de la guerre sanglante que se livrèrent deux gangs au début des années 70, ou par un retour façon James Ellroy sur les machinations des services américains et de leurs complices nippons dans l'après-guerre : si Tezuka ne propose pas de solution à la fameuse énigme des crimes du chemin de fer (Jiro disparaissant avant de pouvoir conclure son enquête), il confère toutefois une puissance remarquable à son thriller politique et historique, qui donnera forcément envie au lecteur d'en savoir plus sur cette époque confuse. Le retour final de Jiro et d'Ayako à la famille Tengé, et les conséquences terribles de ce "règlement de comptes" général resteront par contre un épisode atrocement inoubliable, d'une cruauté et d'une force exceptionnelles. A la limite, le récit de Tezuka aurait peut-être été encore plus magistral s'il l'avait clos sur le fondu au noir de la page 241, mais l'épilogue présente l'avantage d'offrir au lecteur une conclusion sans tomber pour autant dans le happy end, ce qui aurait été regrettable. Du point de vue formel, on soulignera l'ambition graphique croissante, la virtuosité de la narration, et en particulier certaines audaces formelles bien avance sur leur temps : admirez le très long plan fixe - façon Hou Hsiao Hsien - des pages 113 à 124, seulement interrompu une fois par 4 cases page 123, quand la pression du policier sur son fils nécessite un plan rapproché ! Admirable… "Quant à Ayako, on n'entendit plus jamais parler d'elle".
Centré sur les années de séquestration d'Ayako par sa famille, ce deuxième volume de l'un des chefs d'oeuvre de Tezuka abandonne progressivement la peinture de l'histoire du Japon post-Seconde Guerre Mondiale (non sans avoir clos le "thriller" des assassinats liés à la guerre politique autour des chemins de fer) pour se concentrer sur les turpitudes de la famille Tengé. Jiro disparu, Ayako devient le personnage central de la fiction, ou plutôt sa transformation progressive, au cours d'une vingtaine d'années d'un enfermement inhumain, en une superbe jeune femme (physiquement) logiquement incapable d'appréhender un monde extérieur dont la cupidité de sa famille l'a privée. Mais, comme dans le premier volume, Tezuka s'attache plutôt à décrire le comportement abject des hommes, frappant les femmes, les humiliant, les violant, avant de les faire disparaître d'une manière ou d'une autre lorsqu'elles deviennent encombrantes. L'évolution du personnage originellement positif de Shiro est à ce titre édifiant : sa révolte enfantine contre l'abjection familiale se teinte vite de résignation, puis de compromission, puis enfin de jouissance de la supériorité que sa position de mâle lui confère. Ambigu, son amour incestueux pour sa soeur démontre mieux que tout le reste de "Ayako" le pessimisme de Tezuka qui ne croit pas que la société traditionnelle japonaise puisse évoluer sans le choc de la modernité. Et ce sera en effet le grand chambardement de la propriété familiale provoqué par la construction d'une autoroute qui aura raison de l'enfermement de Ayako, certainement pas une quelconque prise de conscience de ces hommes dépassés luttant aveuglement pour la survie de leurs privilèges. Maintenant, cette "révolution" signifiera-t-elle une amélioration du sort des victimes, on le découvrira dans le troisième volume de ce conte social littéralement infernal...
On notera aussi comment le dessin stylisé et "enfantin" de Tezuka (en particulier lorsqu'il s'agit de décrire les nombreuses scènes sexuelles ou de violence du récit... peut-être pour échapper à la censure...?) s'enrichit et se complexifie pour peindre - parfois de manière plus contemplative, comme en une rupture dans le rythme emballé de la fiction - les cérémonies traditionnelles ou la froide splendeur de la nature.
Se laisser entraîner, séduire même par un livre dont on est parfaitement conscient des limites, des insuffisances, est toujours une expérience difficile, voire un peu honteuse. Admettre qu'on a dévoré en une paire d'heures les 500 pages du "Sculpteur", qu'on a versé sa larme à la fin, c'est un peu comme admettre qu'on s'est "laissé avoir" par la lecture d'un livre de Marc Lévy (j'imagine, parce que je n'ai pas encore fait l'expérience…). Cela permet aussi de relativiser l'accumulation de critiques qu'on avait envie de faire quand on n'en était encore qu'à la moitié du livre, et qui n'ont finalement pas empêché cet étrange enthousiasme frénétique qui nous a saisi au fil des pages. Bref, il faut reconnaître que, comme les maîtres du best seller US (et français aussi, sans doute), Scott McCloud maîtrise parfaitement les trucs du storytelling commercial, et manipule de main de maître son lecteur. Mais, bien entendu, cela ne fait en aucune manière du "Sculpteur" une grande BD, la grande BD qu'elle aurait dû être si on allie un thème ambitieux (le mythe de Faust rencontre les super héros chers aux Comic Books dans le milieu de l'Art contemporain new yorkais) et une approche expérimentale de la narration en BD (McCloud est apparemment un théoricien fameux du genre). Car le problème est que, sans véritable talent, la technique pure est insuffisante : l'histoire, qui devrait être profonde, irrite régulièrement par son incapacité à réellement affronter les sujets esquissés, les personnages sont soit déplaisants - l'épouvantable personnage principal, auquel il est difficile de s'intéresser - soit passablement superficiels - Meg, simple faire valoir dont la tendance maniaco-dépressive est expédiée en quelques cases -, et le graphisme est terriblement moyen, même s'il faut heureusement reconnaître l'efficacité de certains procédés (le jeu avec le bleu, les effets de flous…). Mais le pire, qui tire "le Sculpteur" vers le bas et l'empêche finalement d'être vraiment convaincant, c'est la laideur des œuvres pondues par notre sculpteur possédé : impossible de croire un instant au talent de David Smith, ce qui évidemment annule l'intérêt du pacte faustien ! Ceci dit, répétons-le, ces lacunes graves n'empêcheront pas le lecteur bienveillant de passer un agréable moment au fil de ce suspense plutôt bien conduit.
Ce qui frappe d'abord, à la lecture de ce neuvième tome de l'épopée de Ralph Azham, c'est l'absence quasi-totale d'humour, soit quand même un sacré "Point de Rupture" dans le travail de Lewis Trondheim : la question qui se pose est évidemment de savoir s'il s'agit d'une décision parfaitement consciente d'orienter désormais la série vers une sorte de réflexion "sérieuse" sur les responsabilités du pouvoir, et les effets néfastes de celui-ci, ou plus tristement d'une incapacité - temporaire on l'espère - de nous faire rire… "Point de Rupture" (le titre, déjà, ne suit pas la tradition des titres poétiques et farfelus) s'avère donc un livre un peu fastidieux à lire, et ce d'autant que Trondheim complexifie de plus en plus son histoire, accumulant personnages, pouvoirs magiques et jeux d'alliance et de trahison au-delà du raisonnable : je défie tous les lecteurs qui ne se seraient pas replongés dans les tomes précédents (et même eux !) de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe ici ! Bref, sans grand-chose après quoi s'accrocher, le lecteur désemparé sera souvent réduit à admirer l'élégance de nombreuses cases magnifiquement construites, et superbement mises en valeur par les couleurs inspirées de Brigitte Findakly. Ce n'est pas assez, et une fois encore on tremble à l'avance à l'idée des cinq tomes à venir pour compléter cette deuxième époque. Allez, Lewis, ressaisis-toi !
Voici un livre absolument incroyable, un témoignage supplémentaire du génie de Tezuka : "Ayako" est d'abord une fiction passionnante, au rythme effréné, qui dépeint de manière impitoyable la déliquescence d'une famille japonaise puissante dans l'immédiate après-guerre, alors que l'envahisseur américain et les mutations sociales (en particulier le développement d'une gauche activiste, ainsi que la naissance des préoccupations féministes) font basculer brutalement le Japon dans la "modernité". Impossible au lecteur de même reposer ce livre (qui fonctionne comme un thriller psychologique), accablé qu'il est par l'accumulation de situations profondément perverses alimentées par les vices ou les lâchetés de chacun des protagonistes. C'est d'ailleurs la complexité et l'humanité (voire l'inhumanité) des personnages qui sidère le plus : impossible de s'identifier à aucun d'entre eux, en particulier à Jiro, que le récit suit de plus près, et qui sera le vecteur du bouleversement des destins de toute la famille Tengé, puisque Tezuka le dépouille progressivement de ses derniers oripeaux de conscience... mais impossible aussi de ne pas ressentir de l'empathie envers tous, monstres ou victimes. C'est cependant ce fameux panorama historique et social qui fait de "Ayako" une oeuvre essentielle, au souffle indéniable, évidemment passionnante pour quiconque veut mieux comprendre le Japon. A suivre... en redoutant le pire, bien entendu !
PS : à noter combien la première partie de "Billy Bat" d'Urasawa dialogue avec "Ayako", mettant en cène de manière assez similaire le même fait divers de la mort du responsable des chemins de fer.
Will Eisner est grand, immense même : l'un artistes américains les plus importants pour avoir contribué sans doute plus que nul autre à la transformation des comics en un Art adulte. Mais cela ne veut pas dire que tous ses livres soient des chefs d'oeuvre... même si je n'en ai personnellement trouvé aucun de vraiment mauvais. "Affaires de Famille" est donc juste "bon", ce qui n'est pas si mal : sur un thème très convenu - les vilains secrets d'une famille et les lâches manoeuvres des uns et des autres au moment de se positionner pour hériter du père presque mourant, Eisner se révèle cette fois un tantinet fainéant, abandonnant pour un temps son extraordinaire travail sur l'espace urbain et intime, se contentant de situer ses personnages dans des taches de couleur. Et ne cherchant pas à élever son récit vers les sommets de la tragédie ou au contraire du ridicule, se contentant donc d'une chronique assez mesurée de l'horreur familiale. C'est un choix respectable, correspondant sans doute à un désir de réalisme qu'il veut implacable, mais on sort de cet "Affaires de Famille" un peu déçu, en dépit d'une fin assez maligne. Bref, chez un autre artiste qu'Eisner, on encenserait peut être la cruauté banale de cette BD : ici, pour le coup, on sait le maître capable de bouleversements émotionnels autrement plus intenses. Et plus originaux.
Le second volet du "Testament Zarkoff" marque un net progrès par rapport au premier, dans la mesure où l'on comprend qu'il s'agissait alors de poser les bases d'une intrigue complexe, et que ce tome permet - sur ces bases - à Nury de mieux faire preuve de ses talents de scénariste. Tout en maintenant une tension constante, Nury arrive à alimenter son intrigue de twists bien amenés, pas trop invraisemblables, qui réjouiront tout amateur de thriller : le retournement de situation (quasi) final est en effet des plus réjouissants. Le contexte historique reste passionnant, puisque Nury nous invite à être témoins des premiers soubresauts du national-socialisme naissant, à partir du mythe de Wotan : j'avoue que j'aimerais personnellement creuser un peu le sujet, pour comprendre si cette "secte" de Thulé a vraiment existé, et a en effet constitué le point de départ de l'idéologie la plus néfaste du siècle dernier. Malheureusement, ce quatrième tome de "Silas Corey" n'est pas exempt de gros défauts, que cela soit au niveau de la personnalité assez aberrante de Corey, qui semble d'un coup devenir un héros exemplaire, protecteur de la veuve, sans réelle cohérence avec le personnage décrit jusque là, et surtout en ce qui concerne le dessin de Alary, réellement illisible un bon tiers du temps : empêtré dans des couleurs qui noient toute dynamique, incapable de différencier efficacement les visages de ses personnages (prenez le personnage féminin, on arrive à la fin du livre sans avoir réellement pu "visualiser" son visage !), salopant les nombreuses scènes d'action à coup de gros plans incompréhensibles, Alary fait un véritable travail de cochon. Et me convainc pour le coup de ne pas donner suite à cette lecture !
Alors que Nury est aujourd'hui l'un des scénaristes les plus brillants de la BD franco-belge ("Il était une fois en France", "Tyler Cross"...), il est tentant d'aller découvrir d'autres facettes de son travail : même si j'ai personnellement peu d'intérêt pour le "mainstream" de la BD que la série Silas Corey représente - disons une intrigue de thriller dans un contexte historique (bâillement)... Il faut pourtant reconnaître que, dès l'entame de ce "Testament Zarkoff", ce fameux contexte historique s'avère passionnant, ouvrant des perspectives au lecteur sur la situation politique de l'après première Guerre Mondiale (beaucoup de faits, d'informations que, personnellement, j'ignorais...), au point qu'on peut avoir du mal à se concentrer sur l'intrigue elle-même, pas vraiment extraordinaire, elle. Et ce d'autant que le "héros", Silas Corey, sorte de décalque inconsistant de Sherlock Holmes, s'avère un ratage complet : aussi détestable qu'inintéressant, il représente une somme de clichés plutôt qu'un véritable personnage qu'on aurait envie de suivre. Les choses s'agravent rapidement d'ailleurs quand Nury introduit le "Board" d'une "multinationale" anachronique, qui évoque plus "Largo Winch" qu'autre chose : c'est à ce moment-là, donc très tôt dans le livre, que j'ai décroché, avant qu'une accumulation de péripéties rocambolesques menées à un rythme d'enfer n'achève de me désoler : non, ce n'est clairement pas dans "Silas Corey" que je trouverai une autre preuve du talent de Nury ! Ajoutons aussi le dessin de Alary, déplaisant, pas beau et régulièrement illisible à force de fragmentation de l'action, et nous voilà devant une oeuvre assez médiocre et passablement ennuyeuse. J'essaierai de terminer "l'histoire" avec le tome suivant, mais mon niveau d'attente n'est pas très élevé, pour le coup !
On savait qu'il n'allait pas être facile de donner une suite au brillant premier tome des "Vieux Fourneaux", et de fait, "Bonny and Pierrot" se révèle un peu inférieur, avant tout par le fait d'une construction scénaristique plus faible : une fois le sujet lancé et en attendant une conclusion brillante, c'est-à-dire drôlissime et déchirante à la fois - une conclusion qui jette un regard lucide sur le ravage des années, et donc l'erreur de la nostalgie -, eh bien on s'ennuie un peu à regarder les personnages tourner en rond sans savoir bien quoi faire (et évidemment le scénariste de même ! ). On regrettera aussi la faiblesse de l'argument, réellement sur-amplifié, du Marketing des baguettes (je pense qu'il y a de bien pires exemples du capitalisme destructeur de la planète qu'une boîte française cherchant à mieux marketer son pain !). Personnellement, si je souscris de bon coeur au militantisme un peu anar des "Vieux Fourneaux", je tique un peu devant l'apologie qui est faite ça et là d'un activisme / terrorisme "soft" : il me semblerait pertinent de poser plus clairement la question de "où s'arrêter dans la violence faite aux autres" (un problème d'ailleurs évoqué dans le premier tome avec le cambriolage de la Poste...). Ceci dit, malgré ces faiblesses indiscutables, le livre séduit toujours par son originalité - il n'y a pas tant de BDs "politiques"... -, par son graphisme ingénieux et plus maîtrisé ici que dans le tome précédent, et par l'attention portée aux personnages, tous délicatement décrits et jamais unidimensionnels. Un beau livre.
"Les Vieux Fourneaux / Ceux qui restent" n'était pas forcément le livre le plus attirant publié en 2014 : j'ai d'ailleurs attendu deux ans pour le lire, rebuté parce qui pouvait sembler au pire une exploitation humoristique du 4ème âge, et au mieux un travail sur la nostalgie (qui n'est plus ce qu'elle était, n'est-ce pas ?). Quelle n'a donc pas été ma suprise de découvrir un excellent scénario aux allures de thriller mémoriel, réservant au lecteur vite conquis son content de "twists", ou au moins de surprises, en outre parfaitement crédibles ! Avec en plus une galerie de personnages hilarants et émouvants à la fois, impeccablement croqués dans leur déraison, leurs obsessions et leurs merveilleuses aspirations à une vie meilleure. Car, cerise sur le gateau, Lupano nous offre - et les gens de ma génération, qui ont connu ces combats et ces emportements, y seront certainement plus sensibles que les plus jeunes qui n'y verront peut être que des délires dépassés - des parti pris politiques et idéologiques (la vieille lutte des classes, bien oubliée, sans doute toujours pertinente, mais aussi l'écologie face au cancer de l'argent tout puissant) qui font plaisir à lire... La diatribe de Sophie contre "notre génération " est ainsi un très grand moment de cette BD qui finit par dynamiter pas mal de nos préjugés, et réussit à nous faire rire de bon coeur sans avoir recours à l'habituel arsenal de gags, et nous émeut profondément sans tomber dans la démagogie. Personnellement, je regretterai deux choses : un graphisme inutilement dynamique, voire même parfois agressif, en contradiction finalement avec la "philosophie" prônée par ces "Vieux Fourneaux", et... le fait qu'il ait fallu donner une suite à si une si belle histoire, parfaitement conclue ici par une scène magnifique, qui semble résumer idéalement les enjeux du livre et laisser en suspension un avenir réjouissant. Oui, à ces deux réserves près, "Ceux qui Restent" est un délice !
Je n'ai donc lu ce premier tome de "Tyler Cross" qu'après ma découverte de la création de Nury et Brüno avec le remarquable "Angola", et je m'attendais à moitié à une oeuvre un peu moins aboutie, une ébauche de ce qui allait constituer la force de cette BD : références bien senties au polar le plus "noir", construction très cinématographique de la narration, garantissant un impact maximal sur le lecteur, léger décalage apporté par un dessin (faussement) simplifié. Mais en fait, tout est déjà là, avec en sus un autre scénario diaboliquement imparable, faisant se succéder les temps forts à la noirceur absolue. Un scénario peut-être meilleur encore que celui de "Angola", en particulier dans la description asphyxiante de la petite ville texane sous la coupe de la haïssable famille des Pragg. Commençant doucement en flashback et avec l'utilisation d'une "voix off" qui évoque aussi bien "Assurance sur la Mort" (une histoire racontée par un mort, ou bien un mort en sursis...) que le travail de Loustal et Paringaux (référence du genre...), "Tyler Cross" atteint un niveau d'intensité hallucinant avec l'affrontement entre Tyler et les Pragg, avant de se perdre un tout petit peu dans une scène de massacre pas complètement crédible à bord d'un train, sans que ces maladroits excès ne gâchent quand même le bonheur du lecteur. A noter, pour la bonne bouche, l'amusante scène narrée du point de vue d'un serpent, trouvaille un peu formaliste certes mais ingénieuse. Il ne nous reste donc plus qu'à espérer que cette série se poursuive longtemps à ce même niveau de qualité...
PS : Un point de détail, Rio Bravo signifie bien sûr en espagnol "rivière en colère" et non "rivière brave" : je me demande juste si Nury a eu la flemme de vérifier son propre espagnol, ou si cette petite erreur est volontaire, caractéristique d'un Américain ne parlant bien entendu que la langue anglaise ?
Blueberry est mort, vive Blueberry ! Blood and Guts ! Car, sincèrement, impossible de ne pas être sidéré par le graphisme de Meyer, qui reprend à la lettre tous les codes de Giraud, en n'hésitant même pas à les "améliorer" grâce à une technique que l'on peut aller jusqu'à juger supérieure à celle du "maître" (en particulier au niveau de la lisibilité, notablement meilleure du fait de décors élégamment simplifiés...). Mais ce tour de force esthétique - une grande réussite - ne serait rien sans le scénario de Dorison, qui recycle systématiquement des personnalités et des situations qui faisaient le sel des meilleurs Blueberry : il est inévitable de comparer le mélange de cynisme et d'idéalisme de l'"Undertaker" à celui du lieutenant Myrtille, pour conclure qu'on dépasse même ici la simple référence, l'hommage bien senti, et que l'on s'aventure dans une sorte de tentative de résurrection du chef d'oeuvre de notre enfance. Et ça, au final, c'est quand même un peu gênant, non ? D'autant que malheureusement, l'histoire contée dans ce "Mangeur d'Or" n'est pas dénuée de faiblesses, principalement engendrées par le désir assez "post-moderniste" de Dorison d'accentuer l'ambiguïté des comportements de ses personnages, souvent au détriment de la crédibilité psychologique : le lecteur se trouve finalement un peu trop gratuitement malmené entre les sentiments contradictoires qu'il ressentira au gré de situations pas forcément cohérentes, et, du coup, "Undertaker" ne récolte pas tous les fruits de son impeccable réussite formelle. A suivre, bien sûr, pour pouvoir se former une opinion plus claire.
La lecture de "Furari" chronique paresseuse d'un arpentage systématique de l'ancienne capitale du Japon, Edo (qui devint Tokyo par la suite), pourra séduire profondément les uns et irriter les autres, tant ses qualités et ses défauts sont intrinsèquement liés, voire confondus. Une lecture superficielle de ces 200 pages, contenant ça et là des dessins magistraux de Taniguchi, donnera le sentiment d'un récit délétère, éparpillé, voire fantaisiste, les pas de l'arpenteur à la retraite l'amenant à croiser des animaux auxquels il s'identifie un instant (aidé en cela par un peu de saké, il faut bien le reconnaître !). C'est pourtant dans cette légèreté - qui dialogue avec la poésie traditionnelle japonaise, mais aussi sans doute avec l'art des estampes - que se niche la beauté la plus précieuse de "Furari" : l'opportunité pour le lecteur de ressentir un émerveillement soudain au détour d'une case plus fine encore ou d'un dialogue charmant (moments délicieux de tête à tête d'un couple à la tendre complicité...). Taniguchi ne raconte rien - le grand défi du voyage à Ezochi étant repoussé à un éventuel autre livre (existe-t-il ?) - et n'a même pas grand chose à nous dire à nous, non Japonais, qui ne pouvons sans doute pas apprécier à sa juste mesure le travail minutieux de reconstitution des us et coutumes de l'époque Edo (avec pas mal d'emphase sur la nourriture et la boisson, on reconnaît bien là Taniguchi !). Alors pourquoi a-t-on régulièrement la gorge serrée, les larmes qui viennent aux yeux en tournant ces pages ? N'est-ce pas là l'effet d'une mélancolie véritablement magique qui se dégage de la description patiente - par un véritable artiste - de moments que nous n'avons pas vécus, mais qui résonnent pourtant profondément en nous ?
"Demi-sang" (second tome de la série des "Ogres-Dieux" que j'ai lu avant le premier, précisons-le) est l'un des livres les plus formellement impressionnants que j'aie vus depuis longtemps : l'incroyable élégance du dessin, réalisant une synthèse idéale entre les codes du manga et ceux de la ligne claire franco-belge, la beauté graphique de l'utilisation du noir et du gris pour composer des pages à la profondeur, à la complexité et à la lisibilité uniques, la perfection formelle de "l'objet livre" en général, tout cela fait de la lecture de "Demi-Sang" un grand (et rare) moment d'émotion esthétique. Mais bien sûr, ce ne serait rien sans la construction d'un univers aussi original que cohérent (disons une sorte de modernisation des contes de Perrault via "Game of Thrones"), rehaussé par de délicieux intermèdes "historiques", et l'histoire redoutablement machavélique mais éternelle des ravages de l'ambition politique et de la soif de reconnaissance. Bref, une BD quasiment parfaite, à laquelle ne manque peut-être qu'un soupçon de folie pour atteindre la plus haute marche du podium.
"Treize Contre Un" (joli jeu de mots) voit Van Hamme clôturer sa saga XIII : l'identité du super-méchant, numéro I est enfin révélée, et la surprise est totale... même si l'on a le droit de trouver tout cela parfaitement invraisemblable (le twist de trop ?). L'album en lui-même est un peu fastidieux, avec beaucoup de trop de dialogues explicatifs, et des scènes d'action un peu convenues, du style "James Bond de toute la vie"... Notre côté fleur bleue appréciera quand même que XIII et le Major finissent quand même par se déclarer franchement leur amour. Par contre, la scène finale à la Maison Blanche est totalement invraisemblable et ridicule, Sheridan laissant sortir XIII sans faire la moindre tentative pour l'en empêcher (les Services Secrets sont à la porte du bureau ovale, mais visiblement Sheridan préfère proférer des menaces que faire quoi que ce soit...), et clôt "Treize contre Un" de la pire manière qui soit. Et évidemment, et malheureusement, Van Hamme et Vance n'ont pas su résister à l'attrait du succès et de l'argent, et ont ensuite continué leur saga, s'enlisant dans la redondance et la vacuité. Mais c'est déjà une autre histoire...
En dépit de sa renommée, "l'Art de Voler" ne m'avait finalement qu'à moitié convaincu, principalement à cause du dessin trop appliqué et comme "contraint" de Kim. Je réalise, en refermant cette "Aile Brisée" à la lecture un peu fastidieuse, que c'est surtout la forme de la narration choisie par Altarriba, ce flux continu, uniforme, de scènes, d'informations et même d'émotions, qui coule sans rupture, sans même un véritable remous - alors que certaines situations sont quand même excessivement brutales, voire impressionnantes - qui empêche une véritable adhésion du lecteur à cette chronique complexe de la vie d'une femme du peuple dans l'horreur fasciste, machiste, de l'Espagne de Franco. Le refus - car je ne pense pas qu'il s'agisse d'incapacité, "Moi, assassin" prouvant que Altarriba sait conter des histoires complexes et profondes - de jouer l'émotion, au bénéfice d'une sorte de neutralité cotonneuse, d'une rapidité du passage d'un drame à l'autre, d'une époque à l'autre, déréalise complètement les situations et bride tout véritable attachement à des personnages qui pourtant ne sont pas que symboliques - même s'ils le sont, d'une certaine manière. "L'Aile Brisée" manque de la plus élémentaire respiration, et du coup, il manque aussi de souffle, alors que s'y joue clairement le destin d'une femme et d'une nation, toutes deux asphyxiées par la chape de plomb d'une culture ignoble (car, sans racisme aucun, on ne dit pas assez combien la "culture traditionnelle espagnole" est rétrograde, profondément primitive et brutale) et d'un fascisme abject. Le meilleur du livre tient d'ailleurs dans ces hypothèses, atroces, sur le nettoyage politique effectué par les franquistes dans leurs propres rangs après (longtemps après) leur victoire, le récit possible d'événements que l'histoire officielle de l'Espagne fait toujours mine d'ignorer. Par contre, s'il y a un échec vraiment cuisant dans cette "Aile Brisée", c'est bien le fait que Altarriba n'arrive jamais à traiter ce qui devrait être le "trou noir" le plus vertigineux de l'histoire de sa mère, l'aveuglement de ses proches par rapport au handicap de celle-ci : il y avait là le plus beau sujet qui soit, mais l'auteur n'a visiblement pas su comment l'approcher, se contentant d'en faire un élément un peu anecdotique en début et fin du livre, alors que le plus grand mystère résidait sans doute là.
Biberonné avec "le Journal de Mickey", j'ai, paradoxalement sans doute, développé une aversion assez profonde pour les personnages "fondamentaux" de la Maison Disney (maison que je ne porte pas non plus dans mon cœur, je l'avoue...), et j'ai du mal à comprendre l'enthousiasme de beaucoup pour la réédition des fastidieuses aventures de Mickey, Donald, Picsou et compagnie... Je ne me suis donc pas laissé séduire par ce "Mickey's Craziest Adventure" par nostalgie, mais bien par fidélité au travail de Lewis Trondheim, dont je suis un fan absolu. Et je n'ai donc eu aucun mal à admettre le coup de force narratif brillant à la base du livre : ne livrer qu'une partie d'une (fausse) histoire complète, laissant au lecteur le plaisir divin d'imaginer ce qui se passe durant les pages "perdues" (on joue le jeu d'imaginer que le tout est un livre perdu et partiellement redécouvert en piteux état - d'où la jolie idée des pages vieillies, tachées, voire déchirées... même s'il s'agirait dans ce cas d'une "censure" de la Maison Disney, veillant à ce que l'humour décalé de Trondheim n'aille pas trop loin). Bien entendu, l'histoire intégrale est non seulement improbable, "crazy", mais magnifiquement "impossible", même pour Mickey, l'embarquant sous la terre où ont survécu des dinosaures, sur la lune ou dans l'Atlantide, sans parler de sa miniaturisation qui l'entraîne sous les lames du parquet ! Bien entendu, les péripéties qui ont survécu aux outrages du temps et aux trous dans l'imagination de Trondheim sont l'occasion d'un gag par page, complètement dans l'esprit habituel de celui-ci : il y a quand même fort à parier que cette approche à la fois pince-sans-rire et assez intellectuelle déroutera plus d'un fidèle des aventures plus "classiques" de Mickey, mais je suis sûr qu'ils se réconforteront devant le graphisme remarquable d'élégance et de dynamisme de Keramidas, qui tire à de nombreuses reprises le livre vers le haut quand Trondheim a tendance à tourner en rond. Car, pour qui aime les beaux livres, ce "Mickey's Craziest Adventures" est un régal, combinant trouvailles formelles excitantes (les en-têtes de chaque page, la dernière page de couverture qui conclut en point de suspension le récit) et belle qualité d'un pur objet de collection.
En 1967, j'avais dix ans, et je n'avais pas la chance de vivre sur la Côte d'Azur comme Antoine Lafarge, le héros (et narrateur du livre dans le livre) de "l’Été Diabolik", je lisais "le Journal de Tintin" chaque semaine (encore trop jeune pour Pilote, cela viendrait plus tard...), et "le Fantôme du Bengale" cité par Clerisse comme l'influence du Diabolik des sœurs Giusani, référence "pop" (au même titre que Warhol et bien d'autres artistes 60's...). J'avais été moi aussi, malgré mon jeune âge, bien traumatisé par l'assassinat de Kennedy, qui fut le 9/11 de notre génération, mais je rêvais aussi d'histoires d'espions soviétiques implacables tels que John Le Carré les avait immortalisés avec son "Espion qui Venait du Froid"... Cette introduction paraît compliquée, tirée par les cheveux ? Pourtant, ce sont ces références, subtilement agencées, magnifiquement intégrées dans un récit qui tient autant du roman d'initiation (le sexe, la drogue, forcément...) que du thriller paranoïaque, qui font de "l’Été Diabolik" l'un des romans (graphiques ou non) les plus passionnants que j'aie lus depuis un petit moment. Plusieurs degrés de lecture, bien entendu, un aspect "oeuvre d'art" graphique qui ne gâche rien mais vient au contraire enrichir tout cela d'un intense plaisir esthétique... Pour ceux que les concepts élaborés fascinent, l'idée "de génie" de Smolderen, c'est de nous proposer d'abord le récit d'Antoine, mystérieux, riche de résonances multiples et aussi fascinant que follement divertissant par les tournants fantaisistes que prend l'histoire (voir l'épisode magique de l'Aston Martin de 007...) : même s'il se clôt sur de multiples interrogations, ce récit se suffit à lui même au point que j'aurais envie de conseiller au lecteur le plus aventureux de ne pas lire - ou au moins de faire une pause avant de lire... - la seconde partie (20 ans plus tard...) du livre. Car le coup de force de "l’Été Diabolik" est de rajouter une conclusion qui comble rationnellement - un peu trop systématiquement (la lettre du père, explicative...) même pourrait-on trouver - les béances de la première : on regrettera un peu ce retour à la raison, à la logique, finalement bien typique des tristes années 80, mais on admettra la force d'une résolution qui ramène la perception d'un Mal métaphorique (le fameux masque de Diabolik) à la réalité d'un Mal beaucoup plus intime (le regard dans le rétroviseur illuminé). Bien trop intime pour qu'on puisse espérer en sortir indemne, sans même parler d'en guérir vraiment 20 ans ou 50 ans plus tard. Un chef d'oeuvre de la BD.
La lecture de n'importe quel livre du grand Tezuka, quelle que soit sa place dans la hiérarchie qualitative de sa bibliographie, réserve au lecteur son lot de surprises et d'émerveillements. Avec "la Femme-Insecte", c'est l'audace et l'originalité du thème qui sidèrent tout d'abord, et ce d'autant que notre culture occidentale associe mal un dessin rond et "enfantin" avec un sujet aussi complexe et sombre : une femme, génialement manipulatrice et capable d'absorber l'essence même de ses partenaires (sexuels), réussit une ascension sociale sidérante, non sans voler littéralement le travail de des victimes ! Et bien entendu, le talent de Tezuka est de rendre cette femme monstrueuse aussi attirante physiquement (beaucoup de scènes de sexe, évidemment soft) que touchante émotionnellement, grâce à un mélange complexe de vulnérabilité (elle est facilement victime - au moins dans un premier temps - des hommes / prédateurs de la société japonaise), de confusion mentale (son repli embryonnaire dans le foyer maternel, assez semblable à celui du "héros" de "Profit") et de froide détermination (sidérant moment quand elle incendie ce fameux foyer-refuge pour conquérir une nouvelle liberté). Tezuka nous ballade en outre dans le monde de l'art, de la littérature, de la pègre et de l'anarchisme, pour finir avec celui des affaires, évidemment le plus cruel de tous, et nous montre que, aussi dérangée que soit son héroïne, il lui en reste toujours à apprendre de ses semblables en matière de vilenie et de perversité. Les amoureux de la belle forme se raviront également devant la construction souvent aussi magnifique qu'efficace des cases et des pages, qui permettent à Tezuka de varier à l'extrême les points de vue qu'il offre sur ses personnages et les situations, avec un sens de la narration impressionnant.
D'abord, un avertissement : ce livre (remarquable, à mon humble avis) de Blutch est exclusivement réservé aux cinéphiles compulsifs, et sans doute vaut-il mieux avoir dépassé la cinquantaine pour pouvoir réellement "se l'approprier". Les autres s'ennuieront probablement profondément devant ce qu'ils qualifieront d'histoires incohérentes pleines de références obscures, même s'ils prendront logiquement plaisir devant un dessin magnifique (mention spéciale aux délicieuses jeunes femmes peu vêtues qui parsèment "Pour en Finir avec le Cinéma" d'images excitantes...). Maintenant, si l'on est fan de "La Horde Sauvage", de Burt Lancaster ou de Michel Piccoli, si l'on a passé une bonne partie de sa vie à ennuyer à mort sa compagne à force de rabâcher des considérations profondes sur le Cinéma, à se fâcher avec ses amis et se ridiculiser en société parce qu'on admet mal l'inculture cinématographique générale, ce livre est bel et bien un délice. Et une souffrance aussi. Car tout ici est VRAI : le génie des réalisateurs, des acteurs, des films célébrés dans des planches reprenant souvent magistralement des scènes célèbres, mais aussi notre bêtise terminale à disserter éternellement sur ces sujets qui n'intéressent que nous, et, pire, à vouloir toujours avoir raison. Et finalement à foutre notre vie en l'air. Oui, Blutch a raison, sans doute vaudrait-il mieux en finir une bonne fois pour toute avec le Cinéma !
Il est quand même peu probable qu'après tant de tentatives ratées, un scénario d'Yves H. arrive à nous surprendre positivement, mais notre fidélité au dessin de papa Hermann est telle que nous sommes régulièrement prêts à affronter une nouvelle frustration. En fait, "Station 16" commence de manière passionnante, entre une ambiance digne du "The Thing" de Carpenter, et un contexte historique littéralement extraordinaire (les essais nucléaires gigantesques effectués par Staline dans un îlot perdu nord de l'Union Soviétique), et on se dit qu'on tient ENFIN un livre d'Hermann au niveau de ses œuvres de son lointain passé. Et ce d'autant que, si les personnages sont un peu indifférenciés, le traitement des couleurs est encore plus magistral qu'à l'habitude (ah ! Cette page avec l'aurore boréale !)… Malheureusement, une fois que le principe du labyrinthe temporel est établi, et qu'on a compris que le récit se boucle (plusieurs fois) sur lui-même, Yves H. lâche les commandes de son scénario, et se met à raconter à peu près n'importe quoi, sans se soucier de cohérence (puisqu'on est dans des allers-retours continuels dans le temps, pourquoi même se fatiguer, hein Yves ?) : toute tension s'évanouit, puisque n'importe quoi - sans logique aucune - peut advenir, et on en est réduits, encore une fois, à admirer les dessins en attendant la fin de l'histoire. Une fin qui frôle le grand n'importe quoi, mais a au moins le mérite d'être amusante, sorte de clin d'œil aux films d'horreur de série B (ou Z ?). Bref, à partir d'un thème remarquable, dont on s'étonne même qu'il n'ait jamais encore été traité, la famille Hermann a produit encore une fois un livre qui n'est ni fait, ni à faire, principalement à cause du manque de sérieux du travail scénaristique : c'est parfaitement rageant, vu le potentiel de "Station 16"
"Les Intrus" est mon premier Tomine, auteur américain (mais métis d'origine japonaise...) de "romans graphiques", comme on dit pompeusement là-bas pour distinguer la BD un peu adulte du commun des comic books pour ados. Au bout de quelques pages des "Intrus" (le titre original de "Killing and Dying" n'est pourtant pas mal...), impossible de ne pas penser au génial Chris Ware (la minutie elliptique des dessins, superbes...) et à Daniel Clowes (la peinture terriblement dépressive d'une Amérique moyenne, citadine, aux espoirs et aspirations inévitablement déçus...). Au fil des pages de six de ce qu'on pourra qualifier de "nouvelles", qui n'ont d'ailleurs que peu de points communs (Tomine effectuant en outre des variations graphiques et narratives de l'une à l'autre), quelque chose de singulier s'impose néanmoins, une "petite musique" qui se révélera sans doute (il me faudra le confirmer avec d'autres livres...) "tominienne" : une sorte d'empathie, voire de tendresse envers ses personnages de blessés, voire de vaincus par la vie, se dessine discrètement derrière l'humour de certaines situations. Malgré les comportements légèrement déviants, ou simplement erratiques, des "héros" ordinaires des "Intrus", comportements qui sont souvent des stratégies d'évitement du désespoir une fois que tout s'est effondré, on reconnaît dans la douce prison de ces cases bien ordonnées par un Tomine qui, en bon "japonais", ne sacrifie jamais aux facilités du débordement demonstratif d'émotion, nos frères, nos soeurs de souffrance. "Les intrus" est un livre captivant, fascinant, plus complexe qu'il ne pourrait sembler de prime abord (même si Tomine ne joue jamais "au malin" comme Ware par exemple), un chef d'oeuvre en mode mineur.
N'étant pas excessivement fan du travail de Dupuy et Berberian, je suis forcé d'admettre que, après un démarrage assez poussif, la série "Monsieur Jean" (titre par ailleurs moins approprié puisque le "point de vue de la concierge" est désormais beaucoup moins important) négocie avec ce "les Femmes et les Enfants d'abord" un véritable tournant vers un esprit "rom com" vraiment très réussi. On abandonne donc largement la satire un peu légère des moeurs parisiens pour aborder les terres plus banales, mais clairement plus riches, de la chronique des aventures sentimentales de notre Jean, assiégé par des amantes, des amis et des voisins envahissants et sans gêne, et régulièrement largué par les jeunes femmes dont il tombe amoureux. Dupuy et Berberian ont inventé une jolie métaphore, celle du chateau assiégé, qui, même si elle est plus drôle que réellement pertinente (la peur de Jean devant les responsabilités du couple et de la famille, se traduisant par un dilettantisme permanent, me semble assez peu comparable à une bataille médiévale, mais bon...), autorise une conclusion habile quand rêve et réalité se rejoignent. Retrouvant de manière impromptue son grand amour déçu, Jean vit un vrai happy end, et semble enfin entrer dans l'âge adulte, ce qui nous vaudra certainement la chronique d'autres réjouissantes angoisses dans les prochains tomes. A noter quand même que, à mon avis, le choix régulier du "plan rapproché" et de grandes cases un peu vides dans un style très simple, très ligne claire, ne concourt pas à faire du dessin de "Monsieur Jean" une grande réussite du point de vue graphique, même si, esthétiquement, la série progresse également avec ce tome.
Oui, je suis désolé, car je suis un fan absolu de Spirou et Fantasio, mais ce nouveau passage de relais à une autre équipe s'avère avec "Alerte aux Zorkons" (et les Kons, ici, ce sont les lecteurs, tous ceux qui ont gaspillé de précieux Euros à acheter ce mauvais livre...) une mini-catastrophe industrielle. Si l'on peut accepter le pari, très prudent, de jouer à mort le fan service par rapport à l'époque Franquin (du "Voyageur du Mésozoïque" à "Idées Noires", on ratisse large), la BD n'étant pas une activité de bienfaisance, et le repositionnement (de nouveau !) vers un public très enfantin, il est impossible de tolérer le laisser aller général dont témoigne cet album que l'on ne peut qualifier que de "bâclé". Du dessin très moyen d'un Yoann qu'on connaît plus inspiré ailleurs à un scénario stupéfiant de bêtise, en passant par un humour caca boudin de maternelle et à une hystérie générale qui doit tenter de copier ce qui se fait de pire dans les blockbusters hollywoodiens, il n'y a pas grand chose à sauver ici. Peut-être les plus patients et les plus pinailleurs d'entre nous se divertiront-ils au moins à la recherche des bourdes innombrables qui témoignent presque à chaque page du manque de professionnalisme total de l'équipe responsable de cette "BD" ???
Imaginons que ce gentil western ne nous soit pas présenté comme une relecture de la célébrissime (et excellente) série Lucky Luke... En parlerions-nous autant ? Aurait-il droit à toutes ces critiques positives qui ont éclos un peu partout ? Se serait-il aussi bien vendu ? La réponse est évidemment non, tant "l'Homme qui Tua Lucky Luke" ne fait preuve que de bien modestes qualités : une ambiance sacrifiant à tous les stéréotypes (cinématographiques, surtout...) du genre, un scénario des plus conventionnels (certains ont même relevé des ressemblances lourdes avec le superbe "Blacktown" de Trondheim), des personnages pas vraiment passionnants, une conclusion assez désarmante de maladresse. Ce n'est finalement qu'à travers de son décalage par rapport à sa matrice (le Lucky Luke de Morris et Goscinny) qu'il est intéressant d'analyser le livre de Bonhomme : le léger pas de côté, effectué en direction de plus de réalisme, de plus de complexité, paye évidemment pour un lecteur adulte, mais il n'est finalement pas si évident que cela qu'on y gagne au change quand on considère l'abandon complet de l'humour, composante fondamentale des mécanismes parodiques si bien actionnés jadis par Goscinny. Le "fan service" - ou l'hommage direct, comme on veut - offert par Bonhomme est certes amusant, que ce soit le subtil travail sur les couleurs originales, très caractéristiques, de la BD de Morris, ou la perspective astucieuse que "l'Homme qui Tua Lucky Luke" nous propose quant à l'abandon de la cigarette par le Lonesome Cow-boy. Mais il ne rend que plus patent l'échec de Bonhomme à créer une vraie vision "méta" du héros qui tire plus vite que son ombre, comme l'avait réussi Emile Bravo avec Spirou : ce ne sont pas les quelques considérations déjà bien usées sur ce qu'est être une légende de l'Ouest ("l'Homme qui Tua Liberty Valance" date quand même de 1962 !) qui permettront au livre de marquer durablement nos mémoires surchargées.
Voici un petit bijou de BD, dont la discrétion est le principal défaut, puisque beaucoup risquent de passer à côté. La narration "en voix off" et la tonalité de roman noir à l'américaine, ainsi que la belle profondeur d'un dessin superbement figé, peuvent faire songer au travail d'un Loustal, sauf que l'intelligence d'une histoire qui ne respecte les codes du genre (disons l'enquête policière) que pour mieux les désamorcer - dans un final aussi doux que dévastateur - emmène "Watertown" ailleurs et sans doute un peu plus haut. On a commencé à lire ce livre comme une nième tentative post-moderniste de revitaliser une forme classique, et on se retrouve, bluffés, devant le récit quasiment tragique d'une illusion assez minable, des fantasmes sordides d'un petit homme auquel on s'est imprudemment identifié. "Watertown" est donc un livre trompeur, mais très fort puisqu'il ne manipule pas son lecteur, il se contente simplement de stimuler son goût immodéré pour les femmes fatales, les crimes parfaits et les vengeances sordides, avant de lui susurrer que la vie, la vraie, est bien plus simplement tragique que cela. Magistral !
PS : l'ami Götting a fait bien des progrès depuis l'époque des couvertures des "Harry Potter" de notre enfance et s'avère désormais un artiste à suivre...
"La Nuit du 3 août" conclut l'enquête ouverte avec le "Dossier Jason Fly", nous révélant l'identité complète de XIII (enfin, ce qu'on est en droit de penser être son identité...), et nous débarrassant de la Mangouste (même si on se doute bien que de tels super-méchants ont normalement le don de réapparaître...). Loin des complots internationaux et de leurs répercussions paranoïaques, XIII et Jones se sont retrouvés pris au piège des miasmes les plus nauséabonds de l'Amérique "profonde" : racisme (ce qui nous vaut quelques unes des scènes les plus fortes de la saga), nationalisme bas du front, machisme stupide, goût du pouvoir à tous prix, un soupçon de relents du McCartysme et une apparition mémorable du KKK... Si l'on accepte l'éternelle capacité de XIII de se sortir de n'importe quelle situation, même la plus désespérée, force est de constater que ce septième tome est l'un des tous meilleurs, et ce d'autant que Vance fait plutôt bien son boulot côté dessin.
Eh oui, la "grande fresque historique" de Billy Bat rejoint notre actualité... de 2015 : et cela change tout, puisque après deux tomes fastidieux, qui n'apportaient plus rien à la "mythologie Billy Bat", et s'avéraient même frustrants, ce 18ème volume confronte la liberté créatrice du mangaka à la barbarie de l'Etat Islamique, dont les fanatiques abrutis s'empressent de "châtier" les infidèles et donc de trancher les mains des dessinateurs - ce qui nous donne plusieurs scènes d'une force horrifique remarquable. Ne serait-ce que pour cela, pour le courage d'envoyer ses héros en Irak et en Syrie, pour cette lucidité et cette pertinence, Urasawa replace son manga sur le haut de la pile ! Mais ce n'est pas tout, puisque ce volume conclut assez brillamment plusieurs fils narratifs abandonnés, que cela soit le destin de Mr. Smith ou celui de Kevin Y, ou même le mystère de la grotte de la chauve-souris en Pays Basque espagnol. Et par là dessus - et peut-être est-ce là ce qui est le plus séduisant ici - Urasawa nous propose, à l'occasion d'une nouvelle succession inattendue à la tête de Culkin Entreprises, des éléments de réflexion passionnants sur la dé-matérialisation du livre, et sur le pouvoir politique de l'Entreprise Capitaliste (affrontant ici Russie et Chine) comme soi-disant vecteur de liberté (au sens libéral du terme...). Bref, on trouvera une telle manne d'idées et de sensations au long de ces 200 pages que voilà notre enthousiasme "presque" complètement régénéré. "Presque", parce que, par contre, je ne pense pas que nous puissions nous faire désormais la moindre illusion quant à une résolution satisfaisante de "l'énigme de la chauve-souris" (ou même des deux chauves-souris !).