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Depuis le célèbre et classique « Calamity Jane » de la série Lucky Luke, album des immenses Morris et Goscinny sorti en 1966, on ne compte plus les bandes dessinées humoristiques ou biographiques que cette figure légendaire du Far-West a inspirés. Particulièrement ces dernières années, les albums historiques sur la vie de Martha Jane Cannary, dite Calamity Jane, ont foisonné. Revenir sur le personnage, dans le cadre d’une collection abordant les événements et les figures légendaires de l’Ouest américain de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, était donc un défi particulièrement difficile à relever.
Les autrices Marie Bardiaux-Vaïente (au scénario), et Gaelle Hersent (au dessin et couleurs) ont réussi ce pari improbable en concentrant leur narration sur les quatre années qu’a vécues Jane Cannary à Deadwood, une petite ville minière sortie de nulle part, en territoire du Dakota. Soit de 1876 à 1880. Jane était alors à la moitié de sa vie relativement courte (elle mourut d’une pneumonie en 1903 à l’âge de 51 ans), et profita de ce lieu fixe pour construire sa légende en racontant ses exploits passés, réels sur le fond mais extrapolés sur la forme, à l’imprimeur local qui en fit des feuilletons sur fascicules au succès grandissant.
L’avantage de ce choix narratif c’est qu’historiquement la vie de Jane durant ces quatre années est parfaitement tracée, tandis que tout ce qui entoure ce point central est demeuré flou, invérifiable, ou alors tient à des éléments trop disparates et hasardeux à relier entre eux. Les autrices se cantonnent donc à l’authentique, mais habillé d’un certain lyrisme, et c’est ce qui donne toute la force à cet ouvrage. Le dossier historique présenté en fin d’album, très bien conçu, appuie encore davantage cette démarche.
Pourtant cela ne va pas sans quelques aléas. Si les flash-backs sur l’enfance et l’adolescence de Jane sont bien amenés, le récit se termine lorsque Jane quitte Deadwood, et toute la suite comme la fin de sa vie passe ainsi à la trappe. Mais c’est bien la seule et relative critique que j’émettrai, car les autrices nous font comprendre que c’est le personnage en lui-même, avec sa personnalité singulière, qui fait tout l’intérêt de la biographie : une femme libre et atypique dans un monde d’hommes, un monde violent qu’elle affronte avec audace et témérité tout en se détruisant par l’alcool et un irrésistible penchant pour l’errance sans but et sans espoir. Car Jane portera jusqu’à son dernier jour le remord d’un drame familial auquel elle ne put faire face alors qu’elle était encore adolescente. Le récit nous fait ressentir de la compassion pour cette femme en souffrance qui connut malgré tout quelques moments de grâce et que la célébrité ne sauva pas.
Ce troisième opus de « Thorgal saga » a été imaginé pour s’intercaler juste avant le vingt-deuxième album de la série mère de Thorgal, « Géant ». Le créateur de la série, Jean Van Hamme, avait laissé son personnage légendaire, devenu soudainement amnésique, aux mains de son ennemie Kriss de Valnor, dès le dix-neuvième album, soit « La marque des bannis ». Les inégalables auteurs Van Hamme et Rosinski ouvraient alors le cycle de Shaïgan-Sans-Merci. Thorgal, dépossédé de son identité, devint par la manipulation de Kriss un chef impitoyable à la tête d’une troupe de pirates sanguinaires.
Voici pour le contexte tant de la démarche de Yann (au scénario) et Surzenko (au dessin) que du récit en lui-même. Là où les auteurs initiaux n’avaient fait qu’effleurer le rapport de domination absolue que Kriss de Valnor exerça sur Thorgal alias Shaïgan, le scénariste Yann s’est faufilé dans la brèche pour creuser le fonctionnement diabolique de ce couple antinomique. Le duo d'auteurs nous livre une histoire semi-fantastique liée à la quête d’identité que poursuit Thorgal-Shaïgan pour retrouver la mémoire.
Était-ce vraiment une bonne idée d’opérer cette introspection d’un Thorgal pris au piège de sa compagne maléfique ? Car si Van Hamme ne s’était pas attardé sur cette partie de l’histoire, c’était peut-être pour ne pas se heurter aux incohérences de la situation. En effet, j’ai du mal à adhérer que Thorgal soit tourmenté par ses doutes et par la cruauté de son entourage tout en participant de son plein gré aux carnages, et en s’en remettant totalement à la femme qu’il dit détester… tout en lui sauvant par trois fois la vie !
Côté dessin, le travail est soigné, la couverture sublime. Il aurait peut-être mieux valu chercher un style plus personnel plutôt que de trop vouloir s’approcher de Rosinski : la comparaison est impitoyable. À aucun moment je n’ai retrouvé la sensualité torride de la Kriss de Valnor que je connaissais, à moins bien-sûr que ce ne soit dû à l’inévitable vieillissement de ma libido tombant bientôt dans mes chaussettes, mais je ne crois pas. Thorgal et Kriss paraissent amaigris, raides, parfois difformes, et semblent glisser dans une histoire cousue de fil blanc ou de grosse ficelle.
L’album présente certes des qualités, comme s’inscrire dans la série d’origine, remettre les personnages dans les combats et la brutalité de leur époque, rendre compte de la mauvaise conscience tourmentant le personnage principal… Mais les contradictions narratives tout comme les quelques erreurs graphiques au niveau des anatomies me laissent un goût mitigé. C’est un 2,5 arrondi à 3.
À la veille de ses soixante ans, Ernesto ressent le besoin de faire le point sur le sens de sa vie, sur le temps qui a passé et l’emmène à une nouvelle étape de son existence où il s’agit de maximiser le sentiment de plénitude et d’accomplissement pour les années qui restent. Pour cela il faut devenir philosophe et pouvoir lâcher prise face à ce qu’on ne pourra définitivement plus changer. Désormais quelles vont être les priorités ?
Pour ce nécessaire ressourcement, Ernesto délaisse momentanément la femme avec laquelle il partage son quotidien depuis trois décennies et met le cap sur l’Irlande. Il y retrouverait, croit-il, de beaux souvenirs de voyages datant de sa jeunesse. Mais sur place, tout semble effacé sous une pluie battante on ne peut plus symbolique. Il se remémore alors les derniers échanges sur l’âge partagés avec son groupe d’amis soudé depuis leur jeunesse. Il médite sur la douceur de son vieux couple confronté à l’usure du temps, et rentrera rassuré à Barcelone, sa ville, à la fin de l’album.
« Boomers » est un récit autobiographique de l’auteur et dessinateur espagnol Bartolomé Segui qui n’en est pas à son coup d’essai dans le genre « chroniques du quotidien », et dont malheureusement peu d’ouvrages ont été traduits et publiés en français. Il aurait été souhaitable d’avoir au-moins accès à son récit « Lola y Ernesto » racontant la rencontre et le début du couple que nous retrouvons quelques décennies plus tard dans ce « Boomers ». Les amis de longue date partagent donc leurs réflexions allant des plus vastes, comme l’état du monde ou l’influence des nouvelles technologies auxquelles ils ont dû s’adapter, aux plus intimes comme la baisse de la libido, en passant par des projections rassurantes comme l’idée de se réunir en habitat groupé. La maladie, la mort, ce qu’il reste des parents défunts, les enfants devenus adultes… tout y passe.
Du côté dessin c’est impeccable, le trait est élégant, les décors et les ambiances séduisent, les pages sont aérées et très lisibles. Au niveau du scénario je reste sur ma faim. On assiste à une succession de scènes qui ne sont pas forcément reliées, très statiques autour des conversations entre amis ou dans le rapport tendre et pinçant du couple. Il manque une histoire, un fil par lequel on suivrait et sentirait plus profondément la métamorphose du personnage. Du coup tous ces sujets universels liés à l’âge mûr ont l’air de n’être abordés que superficiellement. Dommage car la scène d’ouverture où le personnage cherche à prendre de la distance, au propre comme au figuré, en se rendant en solitaire en Irlande était très prometteuse. L’album intéressera néanmoins tous les amateurs de chroniques douces-amères, même s’ils sont plus jeunes que les protagonistes.
Je me souviens de ma surprise à la parution de l’album, en 1997, seulement deux ans après le précédent, « Le cocon du désert », qui se fit par contre attendre durant pas moins de dix ans !
C’est dire si du coup j’espérais un enchaînement d’un ou deux albums supplémentaires. Mais je dus bien me résoudre au fait que « La goule et le biologiste » demeurera l’ultime Martin Milan, et que nous devrons éternellement nous contenter des treize albums pour cette série pas très connue mais tellement intense dans le cœur et les souvenirs des lecteurs des années 1970 aux années 1980.
Curieusement, nous avons affaire ici à une histoire statique et urbaine, en région parisienne, alors qu’on avait l’habitude de retrouver le personnage dans des aventures périlleuses aux quatre coins du monde. Martin Milan a momentanément délaissé son avion-taxi pour se mettre au service d’un de ses amis fabriquant des petits avions de plaisance. Martin se mue donc en pilote d’essai, rend visite à sa mère (pourquoi faire apparaître ce personnage dans le tout dernier épisode de la série ?), et se mêle à sa demande à une embrouille autour d’un biologiste riche et renommé, mais malade, dont la famille tente de faire main basse sur la fortune et les brevets lucratifs.
Une histoire somme toute très classique et qui ne nous donne que peu de surprises, si ce n’est la singularité des rapports entre Martin et sa mère. Il y a aussi ce qui fait tout le sel de l’album : le jeu de séduction de la nièce du biologiste envers Martin, rendant celui-ci confus et intimidé. On assiste plus que jamais aux rapports assez fuyants que Martin entretient avec les femmes, thème déjà effleuré dans certains épisodes précédents. Martin nous quitte sur un monologue existentiel très amer, comme s’il n’arrivait pas à trouver la paix en lui. Ce point final à ce qui a toujours été ma série préférée me laisse d’autant plus sur ma faim.
Reste les dessins toujours aussi élégants et fouillés de Christian Godard, dans la veine semi-réaliste qu’il avait pris pour les derniers épisodes de Martin Milan. Godard ne dessinera d’ailleurs plus qu’un seul album après celui-ci, le dernier de sa série « La jungle en folie ».
En 1995 Martin Milan nous revient après dix ans d’absence et l’impeccable « L’ange et le surdoué ». Les déboires éditoriaux que Christian Godard traversa à cette époque explique ce long délai. Clin d’œil de l’auteur, la conversation téléphonique ouvrant le récit fait référence à ces dix années de silence radio…
Cette histoire se situe dans le désert australien où Martin Milan est le pilote attitré d’un médecin de campagne qu’il véhicule par avion dans les villages reculés afin de dispenser des soins à la population. Dans la base aérienne de cambrousse, une étrange jeune femme débarque et sollicite ses services pour une mission loufoque servant assurément de prétexte à un but secret. Sentant l’embrouille, Martin refuse catégoriquement. Puis apparaît un homme maladroit et dépressif qui s’avére être un ancien camarade de classe d’enfance de Martin, mais aussi le mari jaloux et à-priori cocu de la jeune femme qu’il s’échine à épier à son insu, d’autant que celle-ci est flanquée d’un homme protecteur. Et voici comment Martin se laisse finalement emmener dans cette aventure qui mêle service secret français et enfant unique d’homme de pouvoir, atteint d’une maladie mortelle.
Bien que nous suivions cette longue filature en pleine contrée rocailleuse et désertique, il s’agit davantage d’un album psychologique. Le vaudeville se jouant sous les yeux de Martin Milan au travers du mari éconduit et de la femme mystérieuse lui permet de distiller ses sarcasmes sur les rapports entre les hommes et les femmes et l’illusion du couple. Tout cela avec un zeste de misogynie qu’on pardonne facilement tant Christian Godard fait sentir que son personnage ne s’est jamais remis d’une blessure sentimentale passée.
Au niveau des dessins l’album est plutôt inégal. Le regard plonge dans des planches qui nous immergent dans le bush australien, mais certaines autres manquent parfois de décors. Les couleurs ne suivent pas toujours la même gamme notamment au niveau de la coloration de peaux. En conclusion, si « Le cocon du désert » ne compte pas dans mes Martin Milan préférés, il apporte toutefois un éclairage sur la psychologie du personnage et sur certaines raisons de son caractère revêche.
Nous étions restés dans la frustration d’un « Spirou à Cuba » qu’avait entamé le duo Tome et Janry. Les Éditions Dupuis avaient injustement éjecté ces auteurs de la série, et seules huit planches fort prometteuses furent publiées. Voici que Dupuis remue le couteau dans la plaie du lecteur en produisant un album envoyant les héros dans le Cuba de 1961, quand les révolutionnaires sont arrivés au pouvoir et que les services secrets américains tentent à tout prix de renverser le nouveau régime.
L’intrigue, qui voit Spirou enlevé à New-York par les services cubains, puis Fantasio voler à sa rescousse en étant engagé par la CIA pour faciliter le projet (historique il est vrai) d’une reconquête de l’île communiste, est assez laborieuse. On a du mal à croire à tous les quiproquos à la chaîne, qui trouveraient aisément leur place dans un dessin animé parodiant l’espionnage, mais pas dans une bande dessinée sensée nous apporter une trame plus creusée.
À cela se rajoute un dessin minimaliste sans style, sans âme et sans saveur. Et surtout aux décors bâclés. La ville cubaine de La Havane paraît comme un décor de théâtre vide de toute population. Les personnages qui, hormis les héros principaux dont les codes graphiques ont pu être recopiés, se ressemblent tous à s’y méprendre mis à part une espèce de Che Guevera converti en latin lover colérique. Un président Kennedy au visage figé comme un masque. Des références inappropriées à Lucky Luke ou aux Dupont de Tintin qui tombent comme un cheveu dans la soupe. Une armée castriste qui se résume à quatre ou cinq hommes, à l’image comme au récit.
Il suffit de se replonger brièvement dans le chef-d’œuvre dont l’album fait référence, « Les prisonniers du Bouddha », pour que l’ampleur du désastre saute aux yeux. Le principal auteur n’est pas à incriminer, mais bien les Éditions Dupuis qui s’évertuent depuis des décennies à détruire une série mythique que le génial Franquin avait porté au rang de classique de la bande dessinée. Et que ni Fournier, ni Tome et Janry, auteurs que Dupuis avait sabordés alors que leur reprise était au sommet, n’avaient amoindrie tant leur version ne manquait ni d’originalité ni de panache. Quel gâchis.
L’adaptation en bande dessinée du roman homonyme de Gaël Faye (succès littéraire sorti en 2016) par la scénariste Marzena Sowa et le dessinateur Sylvain Savoia se concrétise par ce voluptueux volume de 125 pages. Certes le duo nous avait déjà séduit dans un autre genre avec leur série Marzi. Mais surtout, depuis « Les esclaves oubliés de Tromelin », le poignant roman graphique de Savoia sorti en 2017, j’attendais avec ferveur une nouvelle production dans la même veine : un récit ancré dans un contexte historique, une tragédie humaine sidérante, et un personnage central auquel s’identifier pour fil conducteur.
L’histoire de « Petit pays » est imbriquée au génocide de la population tutsi par les Hutus qui ravagea le Rwanda sur plusieurs mois en 1994, non sans débordements au-delà des frontières. C’est le cas du pays voisin, le Burundi, où vivent tranquillement Gaby, enfant métisse de dix ans, sa petite-sœur Ana et leurs parents : un père français travaillant pour la coopération et une mère réfugiée rwandaise de l’ethnie tutsi. C’est que les persécutions, prémisses à l’explosion de la haine raciale, frémissaient au Rwanda. En cet instant la bulle si fragile, le quartier de privilégiés, l’école, les copains, les aide-ménagères, tout ce petit monde doré allait bientôt voler en éclat par la folie meurtrière des hommes.
Cette tension est palpable dès les premières pages, avant-même que la sauvagerie sanguinaire ne déferle jusqu’à leur porte. Les auteurs la font monter progressivement comme une eau entrant en ébullition. Au paroxysme du récit, la narration graphique ne sature pas en images violentes car les auteurs se placent savamment dans le regard et le vécu de l’enfant. Savoia réussit l’équilibre parfait entre la pudeur et la nécessité de montrer toute l’horreur du génocide. Cette réalité nous frappe par images instantanées comme s’il s’agissait de flashs traumatiques dans la mémoire de victimes survivantes. Nous nous mettons alors à retenir notre souffle et à tourner les pages sur le fil de l’espoir que ne perd jamais le personnage principal.
À la prouesse du dessinateur se marie la qualité de l’adaptation opérée par Marzena Sowa. L’autrice arrive à nous faire suivre les histoires, souvent tragiques, d’une multitude de personnages pris au piège de la barbarie et cherchant l’échappatoire chacun à leur manière. Mais jamais l’on ne perd le fil de cette toile de destins qui basculent si brusquement, comme jamais l’on ne perd pour eux l’espoir de la survie au milieu d’un monde sombrant dans le chaos total.
Du grand art, comme nous avaient déjà servis ces deux auteurs auparavant. Et un album magistral.
Au fin fond de la Dordogne, région du sud-ouest de la France, Martin Milan teste des engins U.L.M. (sorte de mini-planeurs motorisés et ultralégers) en attendant que le « Vieux Pélican », son avion-taxi, ait fait l’objet d’une révision mécanique chez un réparateur à quelques kilomètres de là.
Un jour sur un sentier de promenade Martin rencontre un enfant solitaire qui semblait l’attendre discrètement. Cet enfant de neuf ans, exceptionnellement surdoué, vit caché dans le village adjacent au petit terrain de vol. Il est en effet pourchassé par les services secrets de diverses puissances mondiales pour sa capacité à mettre au point une arme chimique redoutable. Martin aura la volonté un peu vaine de le soustraire à ces menaces. Dans les mêmes temps Martin découvre que le chien qu’il a adopté et qui le suit partout est son ange gardien. Cette histoire profonde, triste, comme bien souvent dans la série, ne connaîtra pas de dénouement heureux. C’est bien cela la quintessence de Martin Milan qu’on apprécie pour son lyrisme et son rapport subtil au réel.
La transition d’un dessin humoristique vers un style semi-réaliste que Christian Godard avait entamé dans l’album précédent (« Une ombre est passée ») est ici pleinement aboutie. Autant dire que le trait de Godard est à son apogée et semble correspondre à une face plus tourmentée et amère du personnage de Martin Milan (même si le trait humoristique de la grande époque de la série avait beaucoup de charme). Les décors sont plus séduisants que jamais. Il y a par exemple une superbe séquence où l’enfant surdoué et Martin, pilotant son avion, développent une conversation en plein vol. Sur deux pages l’avion traverse les paysages de la Dordogne. Godard nous régale d’images à ciel ouvert où les vieilles maisons bucoliques de la région partagent la perspective avec le petit avion suspendu dans les airs.
Encore une histoire poignante et un des meilleurs Martin Milan, même si je ne le compte pas dans mon top 3, mais pas loin derrière. Je considère cet album comme le dernier chef-d’œuvre de Christian Godard en tant qu’auteur complet (le scénariste réalisera encore de belles prouesses avec sa série « Le vagabond des Limbes »).
Traduire en bande dessinée la vie dissolue et sous influence alcoolisée de Charles Bukowski est un fameux pari, tant l’œuvre et la vie de l’écrivain américain se confondent en boucles successives tournant autour de l’alcool et du sexe, dans une spirale incessante mêlée d’autodestruction et de créativité flamboyante.
Écrivain prolifique à la plume frénétique, Bukowski marqua la littérature du vingtième siècle autant par son style véhément et transgressif que par ses descriptions désabusées sur ses perpétuelles insatisfactions, que tourne en dérision une savoureuse et insolente écriture. Bukowski, c’est aussi une lumière crue sur la condition de l’homme moderne, prisonnier d’un système, qui travaille pour consommer comme peut courrait jusqu’à épuisement un hamster dans une roue dorée ne menant nulle part.
C’est un quatuor formé de trois auteurs italiens (scénario, dessins, couleurs) et d’un français (pour les textes documentaires) qui s’est uni à la tâche pour cet ouvrage biographique stupéfiant. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils nous ont produit un petit bijou gorgé d’irrévérence et de séquences cocasses, fidèle à l’œuvre et à la personnalité de Bukowski. Ce récit de vie se découpe en chapitres marqués par les ruptures et les rencontres féminines qu’enchaîna Bukowski tout au long de son existence. Le démarrage sur le contexte familial pesant de Bukowski nous entraîne irrésistiblement dans le tourbillon de sa fuite infinie dont seule l’écriture aura eu le pouvoir de le maintenir à flot. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie qu’il rencontra enfin le succès littéraire et un amour paisible.
« De liqueur et d’encre » est en sous-titre de l’album. C’est bien de cela qu’il s’agit. Mais aussi de sexe à tire-larigot, avec l’humour macabre et lubrique de Bukowski à tous les coins de page, tout cela magnifié par une voix off tirée directement des romans et nouvelles autobiographiques de Bukowski -car celui-ci n’inventait rien et ne faisait que transcender par l’écriture ses misères existentielles. Le dessin quant à lui restitue à merveille ces situations glauques et alcoolisées, tandis que les couleurs chaudes apparaissant sur les scènes sexuelles érotisent les séquences d’une aura trash et sulfureuse. On ressort de l’album avec l’irrésistible envie de nous plonger dans les livres de Bukowski !
Les auteurs Salva Rubio (au scénario) et Sagar (au dessin et à la couleur) concluent majestueusement ce triptyque consacré à la vie de Jacques Brel, en abordant les dix dernières années de la vie du poète-chanteur-acteur-cinéaste et, mine de rien comme on le découvre dans ce troisième tome, …aventurier ! Le récit de ce dernier morceau d’existence est l’histoire que j’attendais le plus car il lève le voile sur la partie demeurant jusqu’ici la plus mystérieuse du parcours de l’imprévisible artiste épris d’espaces, de ruptures, de nouveautés, bref de liberté.
Dans l’épisode précédent, Brel quittait la scène et la chanson pour se mettre en quête d’autres voies d’expression. On le retrouve à cette étape. Il commence par adapter, chanter et jouer une comédie musicale américaine sur Don Quichotte, le roman classique de Cervantes. Ensuite, en l’espace d’une demi-douzaine d’années seulement, il bâtit une œuvre cinématographique riche d’une dizaine de films aux rôles variés et remarquables dont certains resteront dans les annales du septième art. Sans compter que son perfectionnisme d’artiste et sa volonté d’absolu le conduisit à en réaliser lui-même deux, dans les plus singuliers de sa filmographie.
Mais l’homme semble être un éternel insatisfait et ne pense qu’à fuir la routine. On découvre un Brel plus téméraire que jamais, littéralement tête brûlée. Il s’élance dans des ambitions audacieuses, comme de décrocher une licence de pilotage d’avion, puis son diplôme de navigation. Il achète un voilier et prend la mer aussitôt. Son itinéraire océanographique, pratiquement improvisé, le mènera aux îles Marquises, où il vivra ses dernières années, après avoir vécu une longue escale en Guadeloupe qui ne lui offrit pas l’anonymat absolu qu’il recherchait à tout prix. Dans le même temps, le cancer commence à ronger son corps, à l’affaiblir. Brel affronte cette situation en étant comme enragé, se mettant perpétuellement en danger dans des expéditions périlleuses, qu’elles soient maritimes ou aériennes.
Il revint à Paris pour se soigner et enregistrer un dernier disque, et finira par mourir dans des circonstances surprenantes et révoltantes que je ne vais pas spoiler ici.
Malgré ses couvertures d’album ratées, la trilogie Brel est l’une des meilleures biographies dessinées qu’on ait faites. Le système narratif, qui veut que Brel se raconte sur les événements qu’il traverse ou provoque, nous connecte à ses états d’âme, tour à tour enjoués ou sombres et tourmentés. Mais on comprend l’homme au travers de ses paradoxes et de sa quête infinie. Les auteurs nous livrent tout cela dans une pudeur et un respect pour cet artiste hors du commun qui transcendent les trois albums. Le dessin est expressif tout en restant dans le semi-réalisme, et sa qualité est constante tout au long de la trilogie. Les couleurs du troisième opus sont particulièrement chaudes comme pour souligner le voyage et l’urgence à vivre lorsqu’on se sait condamné. Bref, on touche ici la quintessence de la catégorie « biographies ».
Après m’être égaré dans les deux tomes précédents que je trouvais trop confus, j’ai bien failli abandonner la série… jusqu’à ce que je découvre et me laisse séduire par ce tome 14 dont le simple coup d’œil aura suffi à ranimer la flamme de mon intérêt pour ce feuilleton passionnant et original.
Il faut dire que les cinq personnages principaux sont enfin à nouveau réunis pour donner toute la dynamique à des séquences admirablement mises en scène, servies par le dessin de Gazzotti toujours aussi efficace, lisible et détaillé. La tension va crescendo dans cet épisode jusqu’à atteindre son paroxysme, et littéralement exploser, dans l’action que l’histoire situe au cœur d’un village méridional, niché à flanc de colline, qui sera le théâtre d’un dénouement spectaculaire. Cette séquence développée sur plusieurs pages est certainement une des plus mémorables de la série et vaut à elle seule la lecture de l’album. Si l’idée de la statue géante, articulée et animée d’intensions meurtrières, a déjà été utilisée dans les fictions de toutes sortes, son rendu est ici très impressionnant et nous prend aux tripes.
Mais la haute réussite de l’album ne se résume pas à cette seule prouesse narrative. Un pan important du mystère qui englobe la situation des personnages, errant depuis des mois dans les limbes séparant la vie de la mort, est enfin dévoilé. Nous en apprenons beaucoup sur la raison d’être de tous les événements auxquels nos personnages sont confrontés depuis le début, les découvertes révélées dans cet opus nous raccordent au tout premier épisode. C’est comme si les auteurs, après avoir lancé peut-être un peu trop de fils, se recentraient sur l’essentiel que sont le sens de toutes ces épreuves extrêmes et le comment s’en sortir. Cet épisode est une pépite dans une série qui est indiscutablement une des plus brillantes de la bande dessinée actuelle.
L’auteur complet Bernard Cattoor s’empare d’un fait divers qui survint en 1914, alors que la première guerre mondiale venait de se déclencher, pour développer une trame intense entre une poignée de personnages peuplant un authentique village du fond des Ardennes belges et frontalier à la France.
Je n’irai pas par quatre chemins (forestiers en l’occurrence !) : cet album est une très bonne surprise. Bernard Cattoor s’appuie sur une documentation solide -historique, géographique et régionale- pour nous servir un récit où se mêle la tension de l’avènement de la guerre, la psychologie des personnages défendant leur vie ou leurs intérêts, la solidarité tout comme la lâcheté inhérentes au basculement dans le drame de la guerre, la sensualité naissante du personnage féminin principal encore adolescente, et un goût évident pour la forêt et le monde rural.
L’effroi éprouvé par les habitants du village à l’arrivée des troupes allemandes au seuil de leurs maisons est une scène particulièrement réussie. Cattoor nous la joue tout en finesse et émotions pour aboutir sur le drame qui clôt cette histoire (un premier tome si l’on en croit la numérotation), avec une abondance de non-dits entre les personnages, de dialogues rudes comme pouvait être l’époque, et de regards désemparés devant les événements.
Au dessin le trait est fin, le style et l’atmosphère entrent dans la lignée des auteurs traitant de l’Histoire ou des contes et légendes, comme JC Servais ou Marc Renier. Le bémol sur cet opus réside sans doute dans les couleurs un peu fades et les visages parfois figés… Mais on oublie très vite ces défauts dès qu’on entre dans le récit, d’autant que le style est appelé à évoluer et que la narration est remarquablement fluide tout en étant riche.
Bernard Cattoor est en tout cas un auteur à suivre. Il est à noter qu’un cahier historique complète le récit et nous en apprend un peu plus sur les événements ayant inspirés cette histoire.
Tibet et Duchâteau nous entraînent ici dans une enquête réaliste et articulée autour de la mort, apparemment accidentelle, d’une vedette de la chanson populaire. Les énigmes ne manquent pas, les personnages secondaires interviennent à foison comme autant de suspects, le dénouement est tout autant surprenant que plausible. Il est plus que probable que Duchâteau se soit inspiré de la mort de Claude François survenue quelques mois plus tôt, avant la réalisation de l’album.
Les auteurs nous livrent un Ric Hochet irréprochable tant sur le plan du scénario qui avance à bon rythme que du dessin, élégant et efficace, ne souffrant d’aucune faiblesse. Didier Desmit, au décor, excelle une fois de plus avec ses perspectives urbaines -notamment dans la scène sur les toits de Paris- excessivement bien soignées. Il est de surcroît le maître d’œuvre de la couverture très réussie de l’album.
Un Ric Hochet de très bonne facture, qui sans faire partie des titres phares de la série, nous offre un récit prenant et impeccablement mené.
L’abbé Pierre est une figure mythique dans l’inconscient collectif français, symbolisant la lutte contre la pauvreté et les injustices sociales. Les auteurs ne s’y sont pas trompés en dressant ce portrait assez sobre, s’attachant avant tout à l’être humain dans toute son abnégation -la foi religieuse constituant le moteur du personnage qui lui fournit force et volonté. On découvre un homme habité par l’obsession de sauver toutes les personnes en détresse qu’il rencontre, quitte à se mettre lui-même en danger comme lors de ses périlleux voyages.
Les auteurs ont opté ici pour une narration fidèlement chronologique, nous présentant les événements à la suite tout en découpant leur récit en périodes bien distinctes, titrées par l’année où se situe l’action. Si ce parti pris rend la lecture très fluide, on peut par contre déplorer un manque de lyrisme dans le traitement.
Cependant l’album a été réalisé pour le compte de la Fondation Abbé Pierre, sa vocation étant certainement d’avoir une portée didactique. En cela le dessinateur du flamboyant « Tanger sous la pluie » semble tiraillé entre sa propension à donner des scènes fouillées aux décors sublimes (la pauvreté est ici transcendée dans les scènes de rue et de l’intérieur de l’église), et le souci de servir strictement un récit centré sur l’essentiel, soit le parcours du célèbre abbé, dans des pages où la simplicité est privilégiée.
Au final nous avons un album qui remplit son rôle, initiatique pour les plus jeunes, et pour les plus âgés nous laissant comprendre de quelle façon l’abbé Pierre a laissé durablement son empreinte humaniste dans la société française.
Je suis tombé par hasard sur ce petit album sorti en 2017, et c’est une bonne surprise. La jeune autrice française, Chloé Wary, nous conte l’histoire de Nour, une jeune femme saoudienne qui rentre au pays après avoir vécu cinq années d’adolescence à Londres avec ses parents : les obligations professionnelles du père permirent ce long séjour. Mais la désormais jeune femme a goûté à la liberté occidentale, à l’émancipation. Son père compte bien la recadrer et la brider à leur retour. En Arabie Saoudite les femmes ne disposent pratiquement d’aucun droit et vivent en permanence sous la tutelle d’un homme -que ce soit un membre de la famille ou le mari. La tension est palpable dès le départ du récit. Nour étouffe sous cette chape de plomb patriarcale jusqu’à ce qu’elle intègre un groupe de femmes féministes se réunissant clandestinement. Ensemble, elles décident d’une action spectaculaire : une sortie en voitures qu’elles conduisent et qu’elles occupent exclusivement, alors que leur société les y interdit. Elles seront durement réprimées.
Wary s’est servie d’un fait divers authentique s’étant déroulé en 1990 en Arabie Saoudite et de ses connaissances sur les sociétés islamiques pour bâtir son récit. À la base, sa bande dessinée « Conduite interdite » est un travail de fin d’études artistiques. Cela valait le coup de le publier. L’album m’a fait penser à « Persépolis », le chef-d’œuvre de Marjane Satrapi -toute proportion gardée car le récit de Wary est assez sommaire et utilise la fiction. Mais le propos percutant sur la condition des femmes est bien-là. Pour l’anecdote, le droit de conduire pour les femmes saoudiennes ne sera obtenu qu’en 2018 après un long et âpre combat.
Côté dessin, c’est du noir et blanc. Chloé Wary s’en sort très bien même si de toute évidence nous n’avons pas affaire à une professionnelle ou à une autrice expérimentée. Le trait est maladroit mais l’équilibre des pages est assuré par les parties sombres que Wary a décidé d’hachurer plutôt que d’effectuer des aplats noirs. De tout façon l’émotion passe et c’est ce qui compte dans sa démarche.
Un album qui a le mérite d’exister pour son sujet et le traitement délicat qui en est fait.
Pour la troisième fois consécutive on retrouve avec plaisir le dessin épuré, soigné et expressif de Turk, le dessinateur attitré de Clifton. Turk avait animé la série dans les années glorieuses de celle-ci, de 1970 à 1984, mais il la délaissa ensuite durant trente ans pour se consacrer à ses autres séries dont le gros succès Léonard. Sans dénigrer le travail des deux autres dessinateurs qui avaient assuré la continuité de Clifton, c’est le dessin de Turk qui sied parfaitement au personnage comme le goulasch à la cuisine de Miss Partridge.
Zidrou a remplacé Bob De Groot au scénario mais en a parfaitement assimilé les codes, l’humour et la finesse dont il ne manque d’ailleurs jamais dans les scénarios de ses autres séries. Dans « Le dernier des Clifton », de mystérieux tueurs déciment les membres restants de la famille de Clifton. Je ne vais pas spoiler le récit mais on a droit à des meurtres et des séquences dramatiques que les auteurs parviennent à tremper dans l’humour tout en nous montrant les émotions de tristesse et de révolte du personnage principal, touché intimement par sa proximité filiale d’avec les défunts.
Malgré cette trame morbide les actions et séquences sont truffées de jeux de mots subtils et drôles. Le dessin de Turk, en très grande forme, foisonne de détails participant à l’humour au second degré qui fuse en permanence des dialogues. Comme pour souligner le lien spirituel d’avec les premiers albums, un certain nombre de personnages des premiers épisodes apparaissent, comme Wilkinson ou sir Jason. Un bémol ? Oui, il y en a un : celui de faire revenir les mêmes méchants que dans les deux albums précédents, ce qui donne un côté un peu répétitif. Mais en dehors de cette faiblesse nous avons bien affaire à un Clifton de la meilleure veine, digne des premiers et meilleurs albums.
Le deuxième album est la suite et fin de « Retour au Monde perdu ». Il se déroule entièrement dans l’enclave jurassique. Cet opus est nettement plus réussi que le premier. Le dessin est plus affiné, le récit nous absorbe irrésistiblement alors que j’ai un peu peiné à la lecture du premier épisode. Les couleurs sont remarquables avec ce jeu captivant des ombrages qui se déploient sur bon nombre de séquences. Certaines sont vraiment sublimes, comme ces visages striés par l’ombre des lattes de persiennes page 35, ou l’ombre des rondins léchant les corps en plein acte sexuel dans la scène torride des pages 27 et 28. Les personnages ont un rendu plus charismatique et même érotique : il suffit de comparer la couverture des deux albums où le même personnage féminin se trouve à l’avant-plan.
Un tas de personnages surprenants interviennent et accélèrent le rythme du récit. Il y avait déjà les deux tueurs apparaissant dans le premier album, mais on rencontre maintenant des soldats soviétiques, un ancien nazi toujours aussi fanatisé, les survivants de la tribu qui occupait le plateau du Monde perdu, et surtout une psychopathe nymphomane érotisant tout le récit. Tous ces éléments étant liés par d’indicibles liens.
Si on ne s’ennuie pas une seconde en lisant cet album, il y a pourtant un aspect qui m’a laissé un peu perplexe. En effet, Taymans oscille entre la transposition fidèle du roman de sir Arthur Conan Dyle dans un nouveau contexte et l’envolée vers une histoire totalement originale qui s’en éloignerait. C’est le bémol que je mettrais après avoir savouré ce deuxième album de très bonne facture.
Les deux tomes d’EDEN constituent une adaptation, ou plutôt une interprétation du célèbre roman de Arthur Conan Dyle, « Le monde perdu », paru en 1912, racontant une expédition au cœur d’un site jurassique miraculeusement préservé où vivent encore des dinosaures. On peut se demander si c’était une bonne idée de livrer une énième version de roman qui aura inspiré tant de films, de « King Kong » en 1933 à « Jurassic Park » en 1997, comme autant de bandes dessinées, du « Rayon U » de Edgard P. Jacobs en 1943 à « Natacha et les Dinosaures » de Walthéry en 1998, en passant par une flopée d’adaptions pures.
Au scénario comme au dessin, André Taymans a voulu échapper au piège de la répétition en transposant le récit au début des années 1970. Il introduit des personnages féminins qui étaient totalement absents dans le roman, dans une référence directe à la toute première adaptation cinématographique de 1925, un film muet. Taymans nous fait donc plaisir en nous plongeant dans l’esprit « Flower power » de l’époque et nous embarque dans l’aventure avec ses jeunes hippies fraîchement sortis des études. Pour ma part il me parait moins aisé de rentrer dans cette histoire rocambolesque par le biais d’une époque déjà moderne où la planète ne recelait plus vraiment de mystères -ce qui n’était pas encore tout à fait le cas en 1912. Ce premier tome se lit toutefois avec plaisir à condition de ne pas être trop exigeant sur les vraisemblances.
Côté dessins il faut s’habituer au trait fort raide, comme taillé au marteau et au burin, de Taymans. Mais indéniablement l’auteur excelle dans les décors, les ambiances et les ombrages rendus par les couleurs.
Bien que très amateur des chansons de Leonard Cohen, j’avoue avoir tardé à acheter l’album de l’auteur québécois Philippe Girard sur la vie du poète-musicien. (Un seul auteur pour une biographie dessinée, c’est assez rare !) Je trouvais saugrenue l’idée de traiter Cohen en bande dessinée car j’associais l’homme à ses chansons, l’imaginant donc sobre et ascétique. Eh bien non, l’artiste eut une existence pour le moins rock-and-roll, presque aux antipodes de la tranquillité imprégnée de spiritualité qu’il communiquait dans ses poèmes et musiques… Sans doute son œuvre fut elle un refuge car l’homme était dépressif, accro aux tranquillisants, et perpétuellement insatisfait. Il se partagea entre Montréal, Londres, New-York, et Hydra en Grèce. Il fréquenta le gratin du rock américain des années 1960 et 70, et collectionna les conquêtes féminines, jusqu’à des célébrités comme Janis Joplin ou l’actrice Rebecca De Mornay, excusez du peu !
Girard nous raconte tout cela de manière fidèle et chronologique, en truffant son récit d’anecdotes qui donnent de la profondeur au personnage. Son dessin sobre comme une chanson de Cohen est adéquat pour ce portrait. Et cerise sur le gâteau, l’atmosphère des villes où vécut Cohen est admirablement bien rendu. L’ouvrage s’enrichit de la galerie de personnalités célèbres ayant compté dans le parcours de Cohen. De quoi plonger dans l’œuvre d’autres artistes qu’on connait moins -ce que j’ai fait. Bref, j’ai réservé à l’album une place de choix dans ma bibliothèque…
Un nouveau chef-d’œuvre pour le tandem Zidrou et Frank Pé. Les deux auteurs nous avaient déjà livrés quatre ans auparavant une magnifique adaptation de Spirou où la cause animale prenait déjà toute sa place : « La lumière de Bornéo ». En s’inspirant cette fois du marsupilami, puisé encore une fois dans l’univers touffu de Franquin, les deux auteurs virtuoses vont encore plus loin avec ce nouvel opus. S’il n’y avait qu’un seul plaidoyer contre la maltraitance animale à retenir de la bande dessinée -et cet art n’en manque pas- ce serait indiscutablement ce récit poignant.
Zidrou atteint des sommets de sensibilité lorsqu’il scénarise un one shot en une ou en deux parties. Souvenons-nous du si délicat « L’obsolescence programmée des sentiments » qui me fit frémir. Et que dire encore de Frank Pé, avec Broussaille, son personnage écologiste avant-gardiste qu’il dessina dès la fin des années septante. Puis sa série « Zoo », résolument axée sur les animaux.
« La bête », se situe en 1955 -Franquin ayant créé le marsupilami en 1952. Un cargo anversois rentre d’Amérique du Sud avec une cargaison d’animaux exotiques entassés sans ménagement dans l’obscurité de ses cales. Une panne de machine immobilise le cargo en pleine mer durant quarante jours. Les animaux n’étant pas nourri, pour tenter de survivre, se dévorent entre eux. À l’arrivée au port d’Anvers l’ouverture des caissons offre un spectacle insoutenable : sang, cadavres, entrailles et bêtes encore agonisantes. Deux tigres ont été les maîtres de la lutte à la survie. Et un animal rescapé : le marsupilami. Celui-ci parviendra à échapper à ses bourreaux. Mais cette fuite ne lui laissera qu’un répit.
On comprend tout de suite que le récit va être très dur du début jusqu’à la fin. C’est la crue réalité des animaux qui tombent aux mains des humains. Les auteurs ne nous épargnent rien de la souffrance animale. Jusqu’à éclairer le lien toujours tabou dans notre société de la maltraitance animale inévitablement transmissible aux humains entre eux. J’avoue avoir eu du mal à lire le récit jusqu’au bout tellement c’est dur et triste. Tout comme je suis totalement incapable de visionner des vidéos d’abattoirs par exemple. Mais l’œuvre est tellement convaincante, elle est d’une utilité indéniable. On devrait la faire lire dans les écoles.
Cela pourrait en finir là, mais un deuxième tome va sortir, et il est tout autant prometteur.
Le scénariste et dessinateur Frank Le Gall (série « Théodore Poussin ») a voulu rendre hommage à toute femme victime de violence, au travers de l’histoire tragique de la dernière victime de Jack l’Éventreur, Mary Jane, tuée et mutilée à Londres en 1880. Elle avait 25 ans. Frank Le Gall entreprit de longues recherches historiques pour pouvoir reconstituer au plus vrai le parcours de cette femme qui fut victime de son époque autant que de l’acharnement meurtrier de l’Éventreur.
Le dossier en fin de volume montre les recherches graphiques de Le Gall pour les premières planches. J’ai toujours adoré le dessin semi-réaliste de Le Gall et son « Mary Jane » graphique était prometteur. Dans le dossier de fin de volume on comprend que Le Gall a été la proie de problèmes personnels comme professionnels, et ne trouva pas l’énergie de dessiner son projet. Qu’à cela ne tienne, le dessin fut confié à Cuvillier -que je ne connaissais pas. Le traitement est bien-sûr différent puisque Cuvillier joue plus sur les couleurs à l’aquarelle que sur le trait. Mais le récit n’en perd en rien de sa force et la réussite est totale : on plonge dans ce drame injuste, révoltant, en regrettant à chaque page de ne pas pouvoir être là pour sauver cette pauvre Mary Jane de sa longue et inextricable descente aux enfers…
Outre ses qualités artistiques et narratives indéniables, l’intérêt suprême de l'album est qu’au travers du portrait de Mary Jane le récit décrit en profondeur l’injustice de la condition féminine dans l’univers écrasant de l’ère préindustrielle à la fin du dix-neuvième siècle.
Impossible de ne pas sortir bouleversé de cette lecture.
Retour en 1955 pour Lefranc avec ce récit excessivement bien maitrisé tant au niveau scénaristique qu’au dessin, pour une histoire oppressante et pleine de psychologie dans les charbonnages du nord de la France. C’est un des rares titres de la série où Lefranc montre un visage humain, et où un personnage féminin apporte une dimension profonde à l’histoire. L’époque et sa réalité très dure est admirablement bien restituée. Une réussite.
« Je suis une travailleuse du sexe de vingt-quatre ans - une pute, quoi. Vendre une prestation sexuelle n'est pour moi ni dégradant ni traumatisant. Être pute, moi, ça me plaît, et ce qui me choque, c'est que ça choque. Ce qui est insupportable en revanche, c'est d'exercer ce métier au sein d'un système qui ne veut pas de moi. Qui n'admet pas que nous existions, nous, les putes libres et épanouies. Qui ne veut nous donner aucun droit, aucun statut. Qui ne veut pas nous entendre, nous et nos revendications. Sauf qu'un cri de révolte, ça ne s'étouffe pas. Ce livre en est la preuve ».
J’ai acheté ce livre, gros volume en prenant un risque car comme il traite de sexualité il était sous cellophane : impossible de feuilleter. Mais le seul résumé du dos de couverture a suffi à me convaincre. Bien que l’autrice se revendique d’un « féminisme sexuel », il n’en demeure pas moins que la plupart de ses propos vont à l’encontre des revendications abolitionnistes des courants féministes classiques. L’absurdité et l’hypocrisie de la non-légalisation de la prostitution sont littéralement lacérés par les arguments incontournables de l’autrice, qui en rajoute une couche pas moins acerbe sur le système capitaliste. L’autrice a le don de la formule, de la phrase-choc, du contre-argument. Ce n’est pas une bande dessinée, plutôt un récit de vie autour de réflexions. Il y a même des poèmes là-dedans et elle a une plume tout aussi aiguisée que ses réparties, bref, un vrai cri de révolte existentiel, et c’est excellent.
Ce récit dessiné sur la vie de Patrick Dewaere se raconte à la première personne -angle de narration périlleux nécessitant de la part des auteurs une connaissance détaillée de leur sujet et une fine psychologie pour rentrer dans le personnage qu’ils font revivre. Le résultat est une pure réussite : en tant que le lecteur nous sommes dès le départ dans la tête de Patrick Dewaere, en commençant par la fin, c’est-à-dire au moment où celui-ci se suicide. Par un dernier regard dans le miroir, toute sa vie défile en une fraction de seconde qui en réalité sera pour nous le temps de la lecture. Toute sa vie, mais pas déroulée mécaniquement et de manière chronologique comme une biographie classique. Non, une vie racontée dans le désordre, au gré des états d’âme que traverse un Dewaere en roue libre, comme un écho évident au désordre indomptable qui hantait le prodigieux acteur et qui le mènera au geste fatal.
Le dessin, qui est un crayonné sans mise à l’encre, donne une espèce de flou artistique à cette existence qui n’aura cessé d’osciller entre le rêve et le cauchemar. L’album se conclut sur un épilogue fort en émotion où Dewaere se retrouve dans un théâtre vide juste après s’être tiré cette fameuse balle dans la tête. Là, il retrouve son comparse Gérard Depardieu, sauf que celui-ci est actuel, c’est-à-dire plus vieux de trente-cinq ans. Le dialogue qui suit est surréaliste et poignant. Dewaere lui demande des nouvelles de ses compagnes et compagnons de l’époque, avant de s’évaporer dans une ultime pirouette qui lui ressemble bien, juste après que Depardieu lui ai dit qu’il était devenu une icône inoubliable de sa génération.
Incontestablement une des meilleures biographies dessinées que j’ai lues, délicate et sensible, qui nous fait continuer d’aimer cet artiste hors norme qu’était Dewaere.
On connaissait l’autrice Théa Rojzman par son scénario délirant et faussement naïf de « Dominos », album dessiné par Abdel de Bruxelles. Ici c’est dans un tout autre registre qu’elle nous livre « Scum la tragédie Solanas », un one shot biographique, dont Bernardo Muñoz s’est chargé du dessin. « Scum » est l’acronyme de « Society for cutting up men », un pamphlet féministe violent préconisant l’éradication des hommes, écrit en 1967 par une certaine Virginie Solanas. La bande dessinée relate la vie de cette autrice d’un seul ouvrage et d’une seule pièce de théâtre… Une femme à la dérive qui n’aurait jamais accédé à la postérité si elle n’avait tenté de tuer l’artiste Andy Warhol en juin 1968. Cet acte dément et paranoïaque lui permit d’étaler ses théories misandres dans les médias et donna un retentissement public à son manifeste « Scum », jusque-là vendu de la main à la main dans les rues new-yorkaises.
Le portrait est subtil dans la mesure où l’on s’interroge du début à la fin sur la part schizophrénique conduisant les agissements de Solanas tout au long d’une existence désastreuse, et celle, non négligeable, des conditions pénibles et défavorables dans lesquelles elle évolue et qui la rendent victime des circonstances. Le dessin de Muños rend bien l’atmosphère débridée de l’époque des années 1960 et 70, et Théa Rojzman nous offre une introspection dans la conscience de Solanas grâce à un dialogue surréaliste avec le rat apprivoisé de celle-ci.
Du coup « Scum » fut réédité en même temps que sortit la bande dessinée. Le manifeste est assez court, et pour ma part impossible à prendre au sérieux tant les propos virulents versent dans la caricature, dont on ne sait trop s’il faut les prendre au premier ou au troisième degré. « Scum » est le cri de rage d’une femme profondément blessée, et je ne le prends pas autrement. Tout au plus le manifeste aurait fait un bon scénario de bande dessinée sadomasochiste où les hommes se voient exterminés ou émasculés par un ordre nouveau féminin. Le seul intérêt historique, je dirais, est qu’il préfigure le féminisme radical qui a fini par se répandre dans les courants féministes actuels, en imputant de manière assez idéologique tous les travers des sociétés modernes au sexe masculin.
Voici en tout cas une BD qui fait un bon sujet de conversation !
Bien-sûr, les dessins de Dany oscillant entre la fantaisie pure et le réalisme léché sont toujours aussi séduisants. Bien-sûr, la caricature de Donald Trump en un personnage de magnat surpuissant d’une chaîne de fastfood, Simon Santos dit « SS », est très drôle. Mais à part ça ? À part ça Spirou est un jeune pète-sec sans âme ni profondeur n’hésitant pas à se ranger par opportunisme au service des forces secrètes américaines. Ces forces armées elles-mêmes financées par le magnat Santos et en mission commandée dans le but d’anéantir une poignée de militantes écologistes défiant l’empire commercial du magnat. À part ça Fantasio est un grand bêta suiveur et constamment à côté de la plaque, Seccotine est une espèce de pétasse aussi insipide et insignifiante que le héros principal, ah et il y a aussi… le comte de Champignac, en vieux lubrique qui nous fait la morale sur le fait que l’écologie c’est bien, mais que trop de militantisme cela dépasse les bornes et devient de l’écoterrorisme. Ben voyons, le 7ième continent, cette immense étendue de déchets plastiques flottant sur l’océan n’est-il pas qu’un décor propice aux scènes burlesques ? Il doit y avoir un troisième degré que je ne capte pas. Ou alors je n’aime pas rire. Mais pour lire que les militantes écologistes capturées dans un filet de pêche « ne sont pas des thons », c’est de l’humour lourd comme une enclume à la mer !
Un mot sur la longueur. 86 planches tout de même, soit presque l’équivalent d’un double album. Dès lors, 2 planches supplémentaires introduisant une deuxième partie cela eut été judicieux, d’autant que la 44ième planche s’achève sur l’arrivée au 7ième continent. On aurait eu alors une respiration dans un récit beaucoup trop dense. Avec bien deux couvertures comme le suggère le verso de l’album. Bref, les auteurs à la carrière impressionnante qu'on adore ont sans doute voulu faire un quitte-ou-double désopilant sur des sujets actuels graves. Cela passe crème pour beaucoup de lecteurs, chez moi cela casse crash.
Une des très bonnes surprises BD de l’année 2020 : le volumineux ouvrage biographique sur Che Guevera, sobrement intitulé « Che, une vie révolutionnaire », par le journaliste américain Jon Lee Anderson à la narration, et le dessinateur mexicain José Hernández au crayon. Certes, ce n’est pas la première biographie en bande dessinée de l’icône révolutionnaire. Je n’oserais même pas compter le nombre de fois où sa vie, en tout ou en partie, aura été adaptée en bande dessinée. J’oserai encore moins répertorier le nombre de fois où la figure du Che est apparue en bande dessinée dans une histoire de pure fiction, mêlant parfois des univers aux antipodes comme celui de Guy Lefranc (n°25, « Cuba Libre »). Mais cette nouvelle mise en perspective de ces deux auteurs surprenants (mais d’où sortent-ils ?) est tout bonnement remarquable. Le récit est construit sous forme de cycles de vie où les boucles existentielles se rejoignent, mêlé d’introspections oniriques qui ont dû certainement hanter le Che à chaque étape de son existence courte et intense. On plonge ainsi dans la psychologie de l’homme pour ressentir à quel point Che Guevera était un être tourmenté par son idéal de pureté, un idéal inaccessible parce qu’humainement irréaliste. Plus la réalité le confronte à la médiocrité humaine ou aux limites des convictions, plus il se fait du mal, jusqu’à en mourir. Et c’est vraiment ce que j’ai toujours pensé de Che Guevera, révolutionnaire inflexible, d’une exigence impitoyable envers lui-même, lui qui n’aurait jamais pu se contenter du moindre pragmatisme. Une biographie dessinée nettement au-dessus des autres, donc, qu’on connaisse la vie du Che dans les détails ou pas.
Le scénariste Duchâteau revisite ici un thème classique de la littérature et du cinéma : celui de la chasse à l’homme. L’idée est bonne et la mise en place de la trame est bien amenée. Cependant le récit patine rapidement dans la répétition des courses-poursuites et une espèce de va-et-vient entre le terrain de chasse et la forteresse d’où les ficelles sont tirées. Du coup la fin du récit semble concentrée et précipitée, et laisse plutôt perplexe là où un développement avec plus de graduation aurait procuré davantage de satisfaction. Qu’à cela ne tienne, nous assistons au retour d’un ennemi redoutable de Ric Hochet : le bourreau, dans un rôle taillé sur mesure.
Côté dessin je note avant tout les décors remarquables et généreux de Didier Desmit -qui œuvrait également sur les Chick Bill, et les couleurs impeccablement vives de l’album procurant une sensation agréable à l’œil. Quant au Ric Hochet de cette période (grosso modo fin des années 1970 et début des années 80), avec ses jambes longues comme des échasses et ses éternelles bottines à haut-talons qu’il ne retire même pas pour dormir, j’ai un peu de mal !
En conclusion, malgré ses indéniables qualités l’album ne comble pas les attentes qu’on peut avoir dans une première approche visuelle. Il se situe dans la moyenne des Ric Hochet mais cela aurait pu être mieux.
Sobrement rebaptisé « Lettre d’amour à mon chien » sur la jaquette de couverture, ce simple carnet de dessins du dessinateur et scénographe François Schuiten est un petit bijou de mélancolie et de tendresse dédié à son compagnon canidé défunt. Schuiten décline au fil des illustrations impeccables de sobriété et de justesse l’indicible manque de l’être aimé, fut-ce-t-il un animal. Mais peu importe l’enveloppe corporelle et l’espèce à laquelle on est assigné, quand le lien est créé ce n’est plus qu’une question d’amour entre deux êtres vivants développant leur propre complicité et se témoignant mutuellement affection et attention. De manière indélébile.
C’est superbe, c’est vibrant, et je remercie François Schuiten d’oser aborder sans détour, de surcroît avec autant de finesse, le sujet tabou du chagrin que l’on peut éprouver à la perte de son animal domestique. Le fantôme du chien continue de hanter le quotidien du maître, chaque dessin exprime le manque et porte au lecteur le long sanglot de l’absence.
Ce carnet est finalement bien plus qu’une parenthèse anecdotique dans l’œuvre sculpturale de Schuiten : en sublimant le lien indéfectible au vivant que beaucoup ont tendance à oublier, ce modeste petit livre est pratiquement d’utilité publique.
Gros volume que ce roman graphique de 130 pages dessinées, j’ai consacré deux soirées à le lire. Tout d’abord le dessin est magnifique, surtout les couleurs, tout un univers pastel aux ombres et lumières fort subtiles. Ce qui m’avait attiré visuellement est resté un plaisir tout au long de la lecture. L’opus est l’adaptation d’un roman policier, le trio d’auteurs écrivain-scénariste-dessinateur en est à son deuxième coup. On y suit l’enquête sur un double meurtre, ainsi que la traque du présumé coupable, par le fil conducteur de deux personnages autour desquels se recentre systématiquement le récit : la capitaine de police Aja Purvi, au caractère profond et attachant (en couverture), et l’homme en fuite avec sa fille, un type blafard dont on ne cerne les intentions qu’à la fin. Entre les deux, plusieurs personnages secondaires relativement intéressants et tout aussi complexes mais qui ont moins d’espace pour être développés.
Malgré ce travail remarquable j’ai pourtant un bémol : l’adaptation est prisonnière du genre, le thriller, et n’étant pas un amateur de cette littérature j’ai eu du mal à me sentir embarqué jusqu’au bout. La fin de l’album est un peu abrupte, comme si surpris par la longueur de leur récit les auteurs avaient dû précipiter la conclusion. Je mets 3/5 à ce bel ouvrage, mais toutefois si vous aimez lire des thrillers foncez sur l'album !
Tout commence par un faux-semblant envers le lecteur. En effet, les deux personnages qui ouvrent le récit de cet album n’ont aucun rapport avec les héros Spirou et Fantasio que nous connaissons bien, si ce n’est le costume de groom d’hôtel de l’un d’eux. Il s’agit ici de deux types immatures qui se chamaillent constamment jusqu’à se taper dessus, et sont atteints chacun à leur manière (extravertie pour l’un, timide pour l’autre) d’une grande frustration sexuelle. Celle-ci s’exprimera autour de la fille du dictateur en fuite avec sa famille balkanique, et pour lequel l’hôtel est réquisitionné par l’État français.
De toute façon le personnage central du récit est Monsieur Paul, le directeur de l’hôtel. Il est complexe à souhait et se dévoile au fur-et-à-mesure du temps passé dans cet huis-clos. Il fait tout l’intérêt de l’histoire et aurait mérité le premier plan, malheureusement parasité par nos deux lurons dans des scènes inutiles. Le cuisinier de l’hôtel aurait également mérité plus de place.
Contrairement à d’autres avis, je ne critique pas la lenteur du récit. Elle est nécessaire pour installer le climat oppressant dû à la situation. Mais au-delà de la trame de départ il ne se passe pas grand-chose. On arrive vite à la fin… qui m’a laissé sur ma faim ! Il y a pourtant 79 pages ! Restent le dessin élégant, les plans d’ensemble et surtout les couleurs somptueuses de Christian Durieux. C’est bien pour cet aspect visuel que ce « Pacific Palace » vaut la peine qu’on y jette un œil.
Une histoire de vengeance sur fond d’espionnage, dont Ric sert d’instrument conducteur, au départ à son insu : voici le plan machiavélique du « Bourreau » et la trame de cet épisode. Duchâteau nous livre un scénario habituel à tiroirs multiples, à la manière des poupées russes, où un piège en cache un autre auxquels Ric Hochet échappe à chaque fois in extremis, jusqu’à retourner la situation. Pas de surprise donc à ce niveau. Par contre le dessin et les ambiances sont au top. Au début des années 1970, Tibet entame effectivement ce que je considère comme sa meilleure décennie : son style s’est nettement affiné tout en conservant une véritable densité, surtout dans le jeu des ombres. Son dessin deviendra par la suite, à partir des années 1980, trop léger à mon goût. Les scènes dans l’Allemagne de l’Est sont pesantes à souhait, et la poursuite nocturne en voitures dans une forêt noire et sinistre, s’étirant sur plusieurs pages haletantes, est particulièrement réussie.
« Le ferry » raconte l’histoire des membres d’un groupe de rock alternatif au milieu des années 1980, passionnés mais non-professionnels, qui se retrouvent à la croisée des chemins : l’adolescence qui les vit se former est déjà loin, ils sont à présent des jeunes adultes confrontés à l’évolution de la vie, aux nécessités financières, et qui doivent décider de leur voie. Bref ils sont en crise sociale et existentielle propre à ce stade, à laquelle s’entremêlent les histoires de couples. Leurs doutes vont se trouver exacerbés par le départ de l’un deux qui s’en va tenter sa chance musicale en Angleterre.
Bien que ce roman graphique pourrait passer pour un hommage à la musique des années 1980, le thème des choix de vie à l’épreuve de l’amitié est au cœur du récit. À 25 ans, faut-il renoncer à ses rêves pour assurer son quotidien, ou bien les poursuivre à tout prix, ou encore existe-t-il un compromis à trouver ? Tous les personnages amorcent leur réponse et s’engagent dans leur propre voie, non sans déchirement quel que soit le choix effectué. La réflexion qu’ont voulu les auteurs est d’autant plus subtile que chaque acteur de ce tournant existentiel a tord et raison à la fois, qu’il n’y a jamais de certitudes sur l’avenir, et finalement que le bon choix n’existe pas.
Côté dessin Bouüaert s’est donné à fond dans les détails de l’époque, des vêtements aux chaussures en passant par les objets usuels, les voitures, et même le papier-peint sur les murs ! Son style très fouillé et rock-and-roll convient parfaitement au récit, avec le bémol qu’on a parfois l’impression d’un premier jet, surtout au niveau des positions corporelles. Le scénario de Betaucourt jongle avec les conversations émotionnelles entre les protagonistes, les souvenirs et les confessions qui en découlent.
Bien qu’ancré dans une époque, qui plus est musicale, « Le ferry » touche par son thème intemporel : celui de la jeunesse qui passe et qui nous oblige à nous positionner pour la suite de la vie. Cette dimension psychologique en fait tout le sel au-delà de la déclinaison des références musicales qui s’adresse à une catégorie de lecteurs connaisseurs.
Ma cote : 3,5 arrondis à 4/5.
Tandis que la reprise des Guy Lefranc, l’autre série emblématique de Jacques Martin, a régulièrement débouché sur des opus passionnants, celle du classique Alix sombra très rapidement dans l'inconsistance -à l’exception de l’honorable tandem Bréda & Jailloux.
Voici l’une des pires versions de ce massacre de l’œuvre originelle. Alix y apparait plus froid et irritant que jamais, dégageant une fausse modestie incroyable quand il gagne une course de char, ou bien de la condescendance envers son comparse lorsqu’il entraîne celui-ci à la recherche de sa fille. Quant à Enak, il ne suffit pas de montrer explicitement son homosexualité (page 12 et 13) pour rendre pardonnables ses caprices d’éternel enfant. Voilà pour les deux héros.
Le récit ne tient jamais debout. Exemples : le gouverneur de la cité dispose d’une armée, mais celle-ci disparait subitement lorsqu’une poignée d’habitants envahit son palais. L’allié d’Alix tient toute une conversation avec deux interlocuteurs alors qu’il agonise un sabre planté dans le ventre. Les scènes sont appuyées, on devine à chaque fois la séquence suivante. Tous les personnages surjouent et sont grotesques. Seuls les décors sont de qualité, mais le tout est gâché par des couleurs fades.
Je mets 1/5 uniquement pour les décors.
En 2020 le belge néerlandophone Joris Mertens nous avait surpris et émerveillés avec son flamboyant premier album, « Béatrice », véritable OVNI sur la planète BD grâce à ce roman graphique aux couleurs somptueuses, dépourvu du moindre texte. Nous découvrions alors un auteur exprimant avec une puissance graphique impressionnante les profondeurs des sentiments humains et la solitude pesante propre aux grandes villes.
Deux années plus tard, voici « Nettoyage à sec », son nouvel opus, qui reprend à peu près les mêmes codes de narrations où l’ambiance agitée d’une grande ville européenne des années 1970 et les décors urbains absorbent littéralement son personnage pour l’entraîner dans un destin inextricable. « Béatrice », la timide jeune femme trentenaire, fait place dans « Nettoyage à sec » à François, un homme quinquagénaire au bout du rouleau, littéralement lessivé selon l’expression qui convient, puisqu’il travaille machinalement et sans passion comme chauffeur-livreur d’une blanchisserie.
La vie de François colle parfaitement à la pluie qui tombe tout au long des 140 pages de cet épais volume et le trempe littéralement dans la mouise. Si François est usé par l’ennui autant qu’il est transi de pluie, il veut croire en une dernière chance, un miracle qui le sortirait du marasme dans lequel il croupit depuis trop longtemps. Il joue toutes les semaines au loto et s’est promis d’embarquer, une fois qu’il aura gagné le jackpot, Mayvonne, la vendeuse de journaux du kiosque à laquelle il voue un amour platonique. Mais un jour le quotidien de François dérape lorsqu’il met presque malgré lui le doigt dans un engrenage infernal…
Le récit est glauque de bout à bout, sordide, dramatique. Mais comme pour son opus précédent, Joris Mertens nous captive par sa mise-en-scène cinématographique. Et pour cause : l’auteur de 54 ans vient du cinéma et de la réalisation avant de s’exprimer par la bande-dessinée. Ainsi, ses séquences découlent directement des story-boards qu’il avait l’habitude de travailler. Les dessins sont impressionnants dans les couleurs et l’atmosphère, et prennent souvent une pleine page. Le bémol c’est qu’il y en a trop et ils finissent par ralentir le récit, surtout au début de l’histoire au moment de la mise-en-place des personnages. Malgré ce défaut « Nettoyage à sec » nous lamine comme si on nous avait enfermés dans le tambour d’une lessiveuse en pleine rotation. Bande dessinée très atypique que je recommande, en deux mots : sordide et magistral !
Avant de rédiger mon appréciation, je ne savais pas par quel bout prendre ce récit offrant tellement d’ouvertures et de degrés de lecture. Oui, j’ai adoré « L’île aux femmes », qui compte parmi les albums dont je suis le plus heureux de posséder. Je n’arrête pas de le reprendre, de le feuilleter, de revenir sur une scène ou l’autre, de me réembarquer dans cette aventure. Cette BD est un OVNI dont on cherche infiniment le sens caché, la part de rêve et de réalité du personnage, tout comme l’intention de l’auteur. J’opte en définitive pour une sublime déclaration d’amour aux femmes dans leur entièreté, et plus particulièrement au désir éprouvé envers elles, quelle qu’en soit la difficulté, la frustration ou au contraire la jouissance.
Céleste est un aviateur-acrobate dans la France de 1913, un as de la haute voltige, ainsi qu’un séducteur invétéré collectionnant les femmes dépitées. La guerre 14-18 éclate et il se retrouve pilote à l’aéropostale des correspondances de guerre. Une nuit son avion est abattu au-dessus de l’océan et Céleste échoue sur une île inconnue où il organise sa survie dans une solitude pesante. Lors d’une exploration, il tombe sur un groupe de femmes qui le capture. Céleste réalise alors que l’île est peuplée d’une tribu d’amazones. Il est fou de désir mais elles le réduisent en servitude. Un vieil homme est également prisonnier, qui leur sert de reproducteur. Elles l’ont amputé d’une jambe pour « lui enlever son orgueil de mâle ». Pourtant Céleste va s’armer de patience et d’humilité pour gagner la confiance de ces femmes farouches. Il y parviendra. Mais un jour un navire accoste l’île et Céleste se fait embarquer à contre-cœur par peur que les marins ne débarquent et violent les femmes. Il y a un épilogue que je ne vais pas spoiler.
Je n’étais pas spécialement convaincu par la naïveté du dessin de Zanzim, mais après coup c’est vraiment le style qui convient. Nous sommes dans une espèce de rêverie, d’allégorie de la vie amoureuse d’un homme. Le personnage ne manque pas d'épaisseur, il révèle ses qualités lorsqu’il est mis à rude épreuve. Bref… À lire absolument !
Comment ne pas craquer devant cette superbe couverture qui nous replonge instantanément dans l’ambiance du chef-d’œuvre de Maurice Tillieux, « La voiture immergée », troisième et incontournable album de Gil Jourdan. Car oui, il s’agit bien d’un hommage appuyé au grand Maurice. Les références à Gil Jourdan sont nombreuses, des ambiances à l’intrigue, de la voiture Dauphine de Gil Jourdan qui devient celle de Jacques Gipar en passant du jaune au rouge, des rapports amicalement moqueurs entre les personnages, des décors de Vendée à certaines scènes directement empruntées à Tillieux. Comme dans un bon vieux Gil Jourdan le récit s’ouvre sur un rendez-vous de bistrot où le bref dialogue pose la trame de l’histoire. Et il n’y a pas que des références à « La voiture immergée » : par exemple lorsque Jacques Gipar se déguise en électricien de l’EDF (gaz & électricité français) pour s’introduire chez le suspect, la scène fait allusion à une similaire de Gil Jourdan dans « Patée explosive ».
« Le trésor de Noirmoutier » situe son action en 1956, tandis que Maurice Tillieux réalisa son Gil Jourdan en 1958. Les deux histoires exploitent la singularité du passage du Gois, une route de plus de quatre kilomètres de long reliant la côte française à l’île de Noirmoutier, et submergée par la mer à marée haute. Honnêtement cet album est réussi, même s’il n’égale évidemment pas Tillieux. Mais on est loin du fiasco lamentable des « Camions du diable », la reprise du Marc Jaguar créé par Tillieux avant Gil Jourdan, et à laquelle s’était risqué le même dessinateur, Jean-Luc Delvaux. Il était alors complètement à côté de la plaque et de l’esprit de l’original. Voici qui est rattrapé pour les nostalgiques dont je suis, avec un scénario qui tient la route malgré quelques petites faiblesses dont la répétition redondante du passage de justesse à la marée montante. Une mention particulière pour les couleurs chatoyantes des carrosseries de voitures.
L’histoire de « L’instant d’après » se déroule en France en 1969. Un couple constitué d’une harpiste en musique classique renommée et de son imprésario se dispute dans le bar d’une aire d’autoroute, avant de reprendre la route. Sur l’autoroute, dans la voiture la tension redescend et le conducteur veut tendre une cigarette à sa bien-aimée. Mais L’INSTANT D’APRÈS, wouf, il n’y a plus personne sur le siège passager, disparue, alors que la voiture roule à vive allure. Surpris par cette disparition, le conducteur perd le contrôle du véhicule et la voiture fait une ambardée. Le type se retrouve grièvement blessé à l’hôpital et soupçonné du meurtre de sa petite-amie. Problème : la police ne retrouve pas le corps de la présumée victime. La sœur de la victime, qui était en liaison avec l’imprésario avant elle, finit par croire en sa sincérité et mène une enquête. Elle découvre alors qu’un nombre incalculable de personnes disparaissent dans le pays sans qu’il y ait la moindre explication…
L’idée de départ du récit est géniale. Zidrou arrive toujours à me captiver dans ses one-shots. Souvenons-nous du poignant et écologiste « La lumière de Bornéo », avec un magistral Frank Pé au dessin. Et dans le registre sentimental, l’émouvant « L’obsolescence programmée de nos sentiments », avec une si délicate Aimée de Jongh au dessin. Ici, le duo Zidrou/Maltaite signe déjà la série « Choc », encensée par les bédéphiles. Disons-le d’emblée, j’ai un peu de mal avec les dessins de Maltaite dont le trait est trop gras à mon goût. Mais il faut reconnaître qu’il excelle dans la manière de rendre l’atmosphère d’une époque, ici, en l’occurrence, l’année 1969. L’idée de cet album aurait pu faire l’objet d’un diptyque, voire un triptyque. Malheureusement Zidrou conclut subitement l’histoire par une pirouette grotesque. C’est dommage pour le plaisir que l’on prend à suivre les quatre-cinquième de l’histoire.
C’est beaucoup plus qu’un coup de cœur. Je suis époustouflé par le quatrième roman graphique d’Aimée De Jongh, qui est encore montée de quelques crans dans son art, alors que les précédents opus étaient déjà remarquables de finesse. J’avais été particulièrement touché par la profondeur lyrique de «L’obsolescence programmée de nos sentiments», par son traitement graphique à fleur de peau. Aimée De Jongh est une jeune autrice hollandaise née en 1988 et vivant à Rotterdam.
Son «Jours de sable» est un gros volume de 280 pages dessinées, auxquelles s’ajoute un dossier historique. Car l’histoire se base sur des faits réels. Durant les années 1930, une sécheresse implacable sévit sur un territoire des États-Unis situé au bord de l’Oklahoma, appelé le Dust Bowl, en proie à des tempêtes de sable et de poussière fréquentes et dévastatrices. Durant ces années calamiteuses, toute vie y dépérit inlassablement, végétation, animaux, humains… En 1937 John Clark, jeune photographe new-yorkais et besogneux de 22 ans, est embauché par une organisation gouvernementale d’aide aux agriculteurs. Il est envoyé en mission dans la région sinistrée dans le but de témoigner de la situation par l’image. Sa vie s’en trouvera changée et bouleversée définitivement. Il est à noter que l’autrice a préparé son travail sur place, et y a vécu quelques temps pour se documenter et s’imprégner de la région.
J’ai mis trois bonnes heures à lire le récit. La narration textuelle y est pourtant très sobre. Mais chaque planche, chaque séquence est une œuvre d’art qui se contemple durant des dizaines de secondes. Aimée de Jongh nous entraîne subtilement dans son récit de manière progressive et hypnotique. Les émotions sont transcendantes, et les images de sécheresse et de tempêtes de sable, bien qu’abondantes, sont hallucinantes d’authenticité.
Aimée de Jonghe joue sur le découpage, l’alternance des plans généraux et rapprochés, les couleurs, les flous, le rythme lent… C’est d’une ingéniosité extraordinaire. Elle maîtrise admirablement la trame de son récit. On se demande très vite si on lit une bande dessinée ou si on regarde un film. Je crois que je n’avais jamais lu une bande dessinée qui me faisait aussi distinctement ressentir le son des séquences.
On a l’image du personnage principal montant un vieil escalier en bois, on entend ses pas marteler les planches une à une. On a les images obsédantes des tempêtes de sable, on entend la bourrasque tournoyer et emporter tous les objets non fixés. Dans les mêmes séquences, on entend les objets brinqueballer et se fracasser sur les parois des maisons prisonnières de ces déchaînements atmosphériques. À un moment dans le récit, on entend la respiration haletante d’une femme qui agonise dans son lit. On entend tout, jusqu’au bruit de moteur de la voiture Ford du personnage principal.
Je suis persuadé que « Jours de sable » fera date et s’inscrira dans la liste des chefs-d’œuvre de la bande dessinée, même s’il mettra probablement du temps à s’installer de par son format inhabituel. Je ne peux pas l’imaginer autrement. C’est d’une telle évidence. Et je suis loin d’être le seul à le penser.
Voici d’ores-et-déjà une des plus belles surprises de l’année 2022.
Les auteurs nous débarquent à Tanger en 1912, avec le peintre Henri Matisse et sa femme. Le peintre compte renouer avec une inspiration qui s’essouffle, et ouvrir son art à de nouvelles expériences. Le soleil, la population vivante à l’extérieur, le marché… Le décor est planté dès les premières pages.
Sauf que pas vraiment. Le lendemain de l’arrivée du couple Matisse descendu dans un luxueux hôtel, la pluie s’installe, contrariant le projet du peintre. Mais ce n’est pas tout. Plus en avance dans la lecture, plus on se rend compte que Matisse est le fil conducteur dévoilant progressivement les personnages gravitant autour de lui : Hassan, le maître d’hôtel, Amido, le jeune guide et intermédiaire local, et surtout Zorah, que Matisse prend pour modèle en dépit de pouvoir s’adonner aux paysages. Subtilement, Zorah en devient presque le personnage central, à l’intérieur même du personnage le plus important : la ville de Tanger, tour à tour mystérieuse, animée, mélancolique…
La femme de Matisse rentre en France. La trame du récit savamment concocté par le scénariste Fabien Grolleau s’amplifie autour d’un Matisse livré à lui-même. Les autres personnages gagnent en épaisseur. Des thèmes subtils et délicats s’ouvrent discrètement. Ainsi le personnage de Zorah reflète les difficultés et les injustices de la condition des femmes.
Dans une réflexion métaphysique, le personnage de Matisse interroge le rapport de l’artiste à l’art. Matisse semble tellement absorbé par son art, et de manière obsessionnelle, qu’on le voit la plupart du temps déconnecté de la réalité qu’il entend reproduire. À force de ne vouloir voir que les reflets de la lumière, il n’en voit pas les zones d’ombres. Tout parait se jouer autour de lui à son insu. Matisse ne cherche pas à comprendre les réticences qu’il provoque auprès de Hassan, le maître d’hôtel. Cet état d’enfermement dans sa création atteint son paroxysme dans les interactions avec son modèle Zorah. L’artiste ne perçoit pas l’appel au-secours que Zorah lui adresse au travers d’un conte, ni les discriminations dont elle est victime. Il ne fait pas le lien lorsque Amido, le jeune guide, lui montre la réalité de Zorah. Il choisit son art à la réalité.
Au niveau du dessin, Abdel atteint des sommets. On savait déjà que le dessinateur est très fort pour restituer les ambiances, mais sur « Tanger sous la pluie » les décors sont particulièrement somptueux. La pluie transforme la ville et la soumet à elle, elle est palpable, elle mouille à la lecture. Le soleil apporte des brillances qui nous font ressentir l’exaltation de Matisse. Comme si cela ne suffisait pas, Abdel nous surprend encore avec ses multiples contrastes entre le jour et la nuit. La nuit avec ou sans la pluie, et les mêmes maisons, les mêmes paysages, le jour. L’état d’esprit de chaque personnage selon le jour ou la nuit. Simplement, la vie, mais quelle poésie dans les dessins d’Abdel !
Les scènes émouvantes ne manquent pas. Il y a une séquence où les auteurs nous montrent ce que font les personnages séparément et au même moment dans leur espace personnel. C’est d’une grande sensibilité narrative. La scène finale est poignante. Il est impossible de quitter l’histoire une fois qu’on a refermé l’album. Elle nous poursuit. C’est du grand art.