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Même si c’est un peu à contrecœur, je dois l’admettre, la seconde partie de ce diptyque est une déception. La fin du premier volet m’avait pourtant laissé dans de bonnes dispositions, mais celles-ci se sont quelque peu effilochées à la lecture.
Tout d’abord, on ne reviendra pas sur la qualité du dessin, et c’est assurément le point fort d’« American Parano ». L’atmosphère du San Francisco des sixties est toujours aussi plaisante, et on continue à prendre plaisir à admirer le trait moderne et stylisé de Lucas Varela, agrémenté d’une bichromie à dominante rouge terracotta et bleu horizon. Alors forcément, on se demande pourquoi ça n’a pas aussi bien fonctionné qu’avec « Le Labo », la précédente collaboration des auteurs, réjouissante comédie vintage sur la genèse des ordinateurs individuels.
Car en effet, l’ouvrage pêche davantage par son scénario. Celui-ci s’essouffle assez vite, à l’image de l’enquête de Kimberly Tyler qui piétine… L’intrigue a tendance à partir un peu dans tous les sens, avec moult détails qui, s’ils tentent probablement de restituer une certaine réalité de l’époque, ne paraissent a première vue ni vraiment indispensables ni significatifs. Au fil des pages, les personnages ont l’air de se comporter de manière automatique, y compris Kimberly qui apparaît de moins en moins concernée par son affaire et qui pourtant s’était montrée potentiellement attachante dans le premier épisode, du fait de sa personnalité bien campée. Alors certes, cette froideur peut être en partie due à la ligne claire, qui, si séduisante soit-elle, demeure un peu lisse.
On évitera d’enfoncer le clou avec ce dénouement qui sombre assez platement dans le grand-guignol, et cette révélation finale, un brin incongrue, sur le passé du père de la jeune enquêtrice, qui, on l’imagine, aurait dû nous arracher une larme. L’impression qui domine est que Bourhis semble avoir lâché en cours de route son axe narratif. Malgré un certain potentiel, il survole le sujet et retombe assez vite dans le clichetonneux et le superficiel. Mes attentes concernant ce deuxième chapitre était-elle trop forte pour ma part ? Par tous les diables, c’est loin d’être impossible !
Très belle réussite que ce numéro consacré à un maître de la littérature horrifique, Howard P. Lovecraft.
Toute la crème du neuvième art actuel a participé au projet, ainsi que de nouveaux talents. C’est avec un délice mêlé de frissons que l’on cède à l’appel de Cthulhu et des Grands Anciens. Ressentir la terreur face à l’horreur cosmique, c’est trop fun !
De quoi peaufiner sa connaissance de Lovecraft et de son univers. Même s’il n’aura jamais publié un seul bouquin de son vivant, l’écrivain, être tourmenté à la santé fragile et enclin à la dépression, a contribué à poser les fondations d’un genre devenu incontournable dans la pop culture, qui a inspiré et continue à inspirer les auteurs dans les domaines du cinéma, de la bande dessinée ou de la littérature.
Ci-dessous, les courts récits que je retiendrai en particulier dans ce numéro, car il est impossible de tous les détailler, mais y a du niveau !
- Lumière noire, de Vincent Bonavoglia (scénario) et Matthew Allison (dessin) : un dessin très chouette
- L’antithèse des créations, de Salvador Sanz : une croisière très malaisante, par l’auteur dont je viens de faire la chronique de l’impressionnant « Mega »
- Cher journal, de Emen : une descente vers la folie, en mode « Shining »
- Bienvenue à Dunwich, de Nicolas Pisarev : un dessin saisissant et une atmosphère angoissante, par un habitué de Métal
- Cthulhu à la plage, de Pixel Vengeur : une parodie sympathique
- Kadath, de Richard Guérineau : Guérineau, au top comme d’habitude, avec une chute décalée et très rigolote
- Pastorius, de Pog (scénario) et Nicolas Gaignard (dessin) : ambiance fifties dans la nouvelle Angleterre et hommage aux comics horrifiques
- Le Cauchemar, de Juliette Pinoteau : l’autrice témoigne de ses cauchemars et de son rapport à l’univers lovecraftien. Troublant.
- L’Appel à tarte, de Mo/CDM : autre parodie de Cthulhu, désopilant !
- The Things, de Laurent Queyssi (scénario) et Oriol Toig (dessin) : rencontre entre Lovecraft et John Carpenter. C’est court mais bon, voire immanquable !
- Mater, de Jorg De Vos : Lovecraft en mode surréaliste. Amazing !
On retiendra bien sûr « Le Chaos rampant – Vie et mort d’Howard Phillips Lovecraft », de Pochep. Une biographie décalée et hilarante de l’écrivain qui sert de fil rouge à ce numéro.
Si ce gros bouquin impressionne par sa taille, il ne faut pas s’y fier, car il s’avère très léger dans la mesure où il se lit relativement vite, bénéficiant d’une narration fluide et aérée. Ainsi, « Méfiez-vous des apparences » est peut-être le message à retenir de ce très beau roman graphique. Cela dit, l’épaisseur du pavé s’appliquerait aisément au fond davantage qu’à la forme, à savoir une épaisseur psychologique qui sonne si juste qu’on pourrait considérer « New York, New York » comme une fable autobiographique, ou tout au moins « autofictionnelle », ce fameux néologisme utilisé pour qualifier une œuvre mêlant fiction et expérience personnelle.
Le constat qui corrobore cette supposition, c’est que les deux bonnes copines du récit sont canadiennes, tout comme les deux autrices qui non seulement le sont aussi, mais semblent par ailleurs très proches puisque c’est ici leur troisième collaboration. Et s’il fallait une preuve que l’alchimie entre les deux cousines fonctionne à merveille, il faudra ajouter qu’avec « New York, New York », c’est la deuxième fois que le duo Tamaki est récompensé par un prix Eisner, celui du meilleur roman graphique. « Roaming », le titre original, qui se traduit par « itinérance » (on peut s’interroger sur la pertinence du choix de l’éditeur français), est une double allusion, en rapport avec les balades aléatoires du trio de filles dans la métropole géante et au jargon des télécommunications, une fonction qui permet de rester joignable et connecté à l’étranger. Comme on le verra, le téléphone mobile — le modèle à clapet des années 2000 puisque c’est à cette période que se situe le récit — jouera un rôle déterminant dans l’histoire.
L’histoire ? Autant l’annoncer d’emblée, elle n’a rien d’extraordinaire. Elle raconte le séjour de trois jeunes filles canadiennes dans la fleur de l’âge qui se retrouvent pour passer un moment ensemble dans la cité mythique de la côte Est, parfois surnommée « Big Apple ». « La Grosse Pomme » en effet, c’est pas rien pour immortaliser un moment important de sa vie, c’est la ville de tous les possibles et de tous les excès. Parmi ces trois meufs, aucune n’a le rôle principal, les trois ayant une importance équivalente dans leurs différences, pour le propos d’un récit qui s’appuie justement sur cette relation triangulaire, où se diluent les frontières entre amitié et amour, ou plus précisément pulsions amoureuses…
Il y a tout d’abord Dani la pragmatique, celle qui a organisé la rencontre à New York. Un vrai petit poney, la Dani, celle qui veut aimer l’univers entier, disposée à livrer ses sentiments à quiconque voudra bien l’accepter, dans sa vision presque enfantine voire nunuche d’un monde peuplé de licornes. Puis Zoé, sa meilleure amie, une personnalité douce et discrète, adorable et fragile, mais en pleine quête de son identité lesbienne. Et enfin Fiona, dotée d’une forte personnalité, avec un regard aiguisé et déjà blasé sur les gens et la vie, et une posture « badass ». Fiona, c’est la chic fille par excellence, à la fois artiste, rebelle et solaire, qu’on peut trouver sympa au début, mais qui va révéler au fil des pages sa face plus sombre, dès lors qu’elle va jeter son dévolu sur Zoé tout en mettant Dani sur la touche…
Mariko Tamaki a choisi comme théâtre de l’action la ville de New York, qui est d’une certaine manière le quatrième personnage. Symbole de liberté, la mégapole électrique est comme un tourbillon, agissant sur les esprits tel un accélérateur de particules. Les sentiments s’en trouvent plus aiguisés, tout y est plus intense, et là, gare aux brutales désillusions ! Au cœur de ce tourbillon, le trio va en faire les frais, dans une sorte de périple initiatique qui révélera les âmes de chacune des protagonistes. En filigrane de l’histoire se dessine cette mise en garde vis-à-vis des personnalités toxiques, ces vampires psychiques capables de vous polluer l’atmosphère de la façon la plus sournoise et vous laisser sans états d’âme agoniser une fois qu’elles vous ont poussé dans le talus…
Dans sa sobre bichromie pastel d’orange et de mauve, le dessin de Jillian Tamaki révèle une fraîcheur appréciable, tant dans le graphisme que la mise en page, débordante de fantaisie et de poésie. Celle-ci a su retranscrire le tourbillon émotionnel de ces jeunes filles au cœur de cette cité vibrante de mille énergies, aussi bien positives que négatives. Jillian Tamaki est assurément une artiste à suivre.
Difficile de savoir quelle est la part autobiographique de « New York, New York », au niveau du récit comme des personnages, mais cela a au fond peu d’importance. Jillian et Mariko Tamaki nous offrent ici une fable subtile et authentique avec des personnages attachants, donnant envie de découvrir leurs œuvres précédentes. De même, on espère de leur part une longue et fructueuse collaboration dans le futur.
Deuxième partie du diptyque entamé avec l’incroyable « Deep Me », « Deep It » continue brillamment sur cette lancée. Cette fois, la couverture est totalement blanche, et comme l’opus précédent tout en noir, les mentions du titre, de l’auteur ou du résumé en quatrième de couverture se distinguent à peine. Un parti pris audacieux qui n’aura assurément pas joué en faveur de sa visibilité, ce qui peut expliquer le peu de retombées lors de sa publication (du moins c’est mon ressenti), et c’est tout à fait dommage, car le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ouvrage est audacieux (comme à peu près toutes les parutions de l’auteur) ! Ceux qui en principe ne se seront pas arrêtés à la loi des apparences — et d’autres peut-être qui auront été intrigués — sont vraisemblablement les inconditionnels de Marc-Antoine Mathieu.
C’est ainsi que l’on retrouve ici le narrateur du premier volume, « Adam », entité « post-humaine », sorte d’ « élu » vainqueur d’un jeu de réalité virtuelle après avoir survécu aux situations les plus critiques. Assemblage complexe édifié à l’aide de programmes d’intelligence artificielle, Adam a été conçu pour survivre à une apocalypse prévisible. Et désormais, si le Grand Deuil a bel et bien eu lieu, Adam se retrouve confronté à la solitude et à sa propre immortalité, n’ayant comme seul interlocuteur qu’un auxiliaire relationnel, « embarqué » tout comme lui dans cette capsule errant dans les abysses d’un monde où toute vie a disparu.
Le découpage narratif consiste en une succession de veilles numérotées, où notre entité immortelle, en attendant de distinguer la lueur hypothétique d’une vie émergente, ne dort « que d’un œil » entre chaque mise à jour et se livre à diverses réflexions métaphysiques de haut vol. A titre d’exemples : comment survivre à l’infinitude et quelles sont les raisons de son statut d’ « élu ultime » ; où se situe sa condition véritable (entre l’objet fabriqué et l’humain doté d’une conscience) ; et tout autant de questionnements sur ce qui fait notre humanité, sur le temps, la mort et la vie…
Une fois encore, Marc-Antoine Mathieu nous époustoufle en nous embarquant dans ses réflexions philosophiques auxquelles il ne fournit guère de réponse. Mais il alimente avec bonheur notre méditation dans ce qu’on pourrait qualifier de sublime et vertigineux voyage vers des espaces insondés où l’intelligence artificielle, qui est devenue une nouvelle réalité de notre époque, constitue le cœur du propos. Et l’humour n’est pas en reste, l’auteur disséminant ses saillies subtiles dont il s’est montré coutumier à travers sa production.
Réalisant une synthèse parfaite entre la philosophie, la science et la poésie, l’auteur nous propose une œuvre qui, si elle pourra en effaroucher certains par son contenu et son abstraction apparente, reste extrêmement humaine. A qui d’autre que nous-mêmes et notre âme s’adresse la voix off d’Adam, qui se fait en quelque sorte notre confident ? Le sort et la solitude éternelle à laquelle il est condamné, quand bien même il est le résultat d’un programme d’IA, ne peut manquer de nous émouvoir si tant est que l’on est doté d’empathie. Car en effet, Adam bénéficie bel et bien d’une conscience.
Comme dans la première partie, le défi pouvait consister à allier philosophie et graphisme dans un format (la bande dessinée) où le visuel représente une part incontournable. Et de ce point de vue, c’est totalement réussi. MAM nous offre un dessin tout à fait remarquable qui constitue la partie poétique du livre. Son utilisation du noir et blanc ne fait que confirmer, si besoin était, sa maîtrise totale. Un parti pris graphique dans lequel il excelle depuis ses débuts et qui n’a cessé de s’affiner au fil des années. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer les cases où sur fond noir, l’artiste recourt au pointillisme pour faire apparaître formes et visages, nous plongeant en une sorte d’apesanteur spirituelle.
Il y a de fortes chances que l’amateur de BD lambda soit quelque peu dérouté par cet étrange objet, vaguement inquiétant, noir comme un écran de smartphone, à l’extérieur comme à l’intérieur, hormis quelques éclipses inversées qui font surgir ça et là des images imprécises au cours de la narration. Les trois-quarts du livre sont constitués de cases noires où seuls les phylactères d’un dialogue mystérieux révèlent très progressivement la teneur du récit. A ce stade, impossible d’en dire trop au risque de gâcher l’effet de surprise qui fait tout le sel de l’ouvrage. On pourra tout au plus dire que le début de l’histoire rappelle ce film terrifiant des années 70, « Johnny s’en va en guerre », d’ailleurs évoqué brièvement, dans lequel un soldat se réveille sur un lit d’hôpital, aveugle et dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur.
Certains reprocheront peut-être cette « paresse graphique » de la part de l’auteur, mais l’approche résolument oubapienne de ce dernier, laquelle est depuis longtemps sa marque de fabrique, le place hors d’atteinte des critiques fondées sur les codes normatifs de la bande dessinée. Marc-Antoine Mathieu nous met d’emblée dans la peau (si l’on peut dire…) du narrateur, privé de la vue et de la parole. Plongé dans un noir d’encre inquiétant, celui-ci entend des personnages dialoguer autour de lui sans pouvoir décrypter leurs propos énigmatiques, tandis que ceux-ci ne l’entendent pas. Le lecteur, qui est le seul à prendre connaissance de ses états d’âme, sera vite happé par l’intrigue, désireux de connaître le fin mot de l’histoire.
Avec « Deep Me », titre au nom évocateur qui fait visiblement référence à la fameuse « IA » joueuse d’échec des années 90, Mathieu nous livre une œuvre où il prouve de nouveau avec brio sa capacité à aborder les domaines les plus pointus de la métaphysique tout en tentant de les vulgariser avec son œil d’artiste-poète. L’auteur nous soumet ici les grandes questions ontologiques concernant la conscience, l’immortalité et la nature profonde de l’homme, et bien sûr la question de Dieu, se contentant d’y répondre par des hypothèses à la fois merveilleusement poétiques et terriblement vertigineuses, comme lui seul sait le faire.
Ceux qui ont la chance (pourrait-on parler de privilège ?) de connaître — et d’apprécier — le travail de MAM, seront enchantés de cette nouvelle œuvre. Quant aux autres, du moins ceux qui sont fascinés par ces questions ou qui privilégient les ouvrages requérant une certaine participation du lecteur, ils sont vivement invités à la découvrir, ainsi que l’ensemble de sa bibliographie, à commencer par la série « Julius Corentin Acquefacques », un OVNI culte et emblématique de son auteur. A ce titre, « Deep Me » nous aura « profondément » comblés.
Une BD se déroulant à Copenhague, cela devait bien finir par arriver de la part de l’inséparable duo franco-danois Pandolfo-Risbjerg… D’ailleurs, on pourrait même déceler une part autobiographique dans ce récit déjanté mêlant enquête policière et romance, mais ça, c’est au lecteur qu’il appartiendra d’en juger et uniquement au lecteur…
Et pour ce qui est de la déjante, le moins qu’on puisse dire, c’est que les auteurs n’ont pas fait dans la demi-mesure ! L’histoire commence en fanfare, au propre comme au figuré. Dès son arrivée dans la cité scandinave, Nana Miller, parigote un peu olé-olé (qui a décidé de partir une semaine à Copenhague en oubliant de prévenir sa fille, restée seule à la maison !), va se retrouver entrainée dans un tourbillon sonore au rythme des tambours et des trompettes lors d’une parade de soldats royaux, un événement qui va donner le la de l’histoire…
Après ce démarrage en trombe, le récit d’Anne-Caroline Pandolfo va se poursuivre sans aucun temps mort en nous entraînant dans les pas frénétiques de Nana Miller et de Thyge Thygesen, un grand type totalement extravagant qui semble débouler d’une autre planète, sorte de croisement entre Pierre Richard et Jacques Tati. L’improbable duo d’enquêteurs improvisés va ainsi se lancer à la poursuite des assassins présumés de la sirène. A l’image de Thyge, cette histoire bien barrée va osciller entre burlesque et poésie, avec une galerie de personnages hauts en couleurs et une meute de toutous pittoresques. C’est à la fois foutraque et charmant, c’est léger et ça se mange sans faim, et si ça ne tient pas forcément au corps, ça fait tout de même du bien par les temps qui courent…
Comme à son habitude, Terkel Risbjerg nous livre un dessin splendide et accompagne de façon très fusionnelle la narration de Pandolfo. Le bouquin rend bien hommage à la capitale danoise qu’il chérit sans aucun doute possible, avec des vues nocturnes et enchanteresses de la ville qui donnerait bien envie d’y traîner ses guêtres.
Avec « Copenhague », les auteurs nous montrent aussi une ville sous un jour inattendu, bien loin de l’image parfaitement ordonnée que l’on pourrait avoir des mœurs danoises, en tout cas ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Celle-ci prend parfois des airs de cité méditerranéenne où la vie ressemble à un joyeux bazar, il ne manque que Léon la Terreur pour compléter le tableau ! Cette bande dessinée totalement « feel good », en s’inspirant du célèbre conte d’Andersen, donne voix à des sirènes bienveillantes dont on se laissera volontiers ensorceler par le chant, si tant est qu’il éloigne la laideur du monde.
A l’initiative de Frédéric Hojlo, passionné de BD et rédac chef adjoint du site ActuaBD.com, cet ouvrage prend le pouls de la bande dessinée alternative en « Francophonie » en cette décennie 2020, tout en remontant aux origines du mouvement. Il nous propose une série d’entretiens des fondateurs de quelques maisons d’édition indépendantes autour du métier d’éditeur, de leur parcours, leurs motivations et leur vision du neuvième art.
Si le paysage de la bande dessinée est aujourd’hui caractérisé par une belle diversité, il n’en a pas toujours été ainsi. C’est ce que s’efforce de nous rappeler Frédéric Hojlo avec ce petit ouvrage de plus de 200 pages qui dresse pour nous l’inventaire de la BD alternative, principalement francophone, avec son histoire et ses principaux acteurs, d’hier et d’aujourd’hui, et comment elle-même a influencé l’édition en la libérant les contraintes imposées par le format traditionnel « album ». Publié par FLBLB, éditeur indé lui-même, le livre aborde aussi les aspects économiques, notamment la question de son indépendance face aux « gros » éditeurs, plaçant ses acteurs dans une situation souvent fragile, plus ou moins assumée puisque c’est aussi le prix d’une certaine liberté artistique. Parfois, c’est tout simplement leur survie qui est en jeu. Pour Frédéric Hojlo, c’est « le problème de diffusion, de conquête de temps et d’espace [qui] doit être pris à bras le corps par les éditeurs de bande dessinée alternative », une des pistes étant la réaffirmation de leur identité.
A cet état des lieux introductif succède une présentation de plusieurs éditeurs indépendants (parmi lesquels Atrabile, L’employé du moi, FLBLB (logique !), ça et là, Editions 2024, Super Loto Editions…), accompagnée d’entretiens de leurs fondateurs évoquant leur parcours, leurs spécificités et influences, leur façon de travailler avec les auteurs, mais également leur modèle de fonctionnement, les obstacles qu’ils ont pu rencontrer et leurs perspectives d’avenir. A la suite de chaque interview, un ou plusieurs ouvrages de l’éditeur est mis en avant.
Pour quiconque souhaite enrichir sa connaissance du secteur de la BD indé, « Second souffle » apparaît comme un ouvrage indispensable, et ceux-ci ne sont pas si fréquents… On y apprend pas mal de choses sur ses « arcanes », ce qui pourra assurément être très utile voire motivant pour toutes celles et ceux qui ont des projets plein la tête, que ce soit en tant qu’éditeur ou auteur… Ce n’est pas encore la « bible » dont on aurait pu rêver, car les éditeurs présentés ici ne constituent qu’une poignée parmi le vaste vivier qu’est devenue la production indépendante. Les interviews auraient peut-être pu plus ramassées pour laisser plus d’espace à d’autres, ou alors il aurait fallu doubler la pagination, et encore… A moins que FLBLB ait prévu un second volume…
Quoiqu’il en soit, « Second Souffle » est, au-delà de son côté instructif, une excellente initiative pour accroître la visibilité de l’édition indépendante, qui demeure toujours le fer de lance permettant à la bande dessinée plus traditionnelle de se renouveler. Car malgré les risques et les menaces liés aux contraintes économiques, la première dispose d’un champ de créativité et de la liberté dont aucun éditeur « installé » ne pourra jamais disposer totalement.
Après son bluffant « Soleil mécanique », Lukasz Wojciechowski nous revient avec un nouvel album illustré de nouveau à l’Autocad. Mais cette fois, c’est une histoire plus familiale qu’il va narrer ici puisqu’il s’est directement inspiré des récits de son grand-père, évoquant les souvenirs qu’il avait gardé de son géniteur, Stanislaw, qui en est ici le protagoniste principal. Bien sûr, l’effet de surprise est moins présent que sur le premier, mais d’un point de vue visuel, cela reste toujours étonnant. Autocad est un logiciel de dessin assisté que l’auteur, architecte de formation, a détourné de sa fonction première pour illustrer son récit. Ce qui reviendrait un peu à utiliser un robot-mixeur pour battre des œufs en neige. Une démarche qui rappelle beaucoup celle de Martin Panchaud avec sa « Couleur des choses », publié chez le même éditeur et récompensé du fauve d’or à Angoulême l’an dernier.
Alors bien sûr, quand on feuillette, on peut avoir un mouvement de recul. Ces fines lignes droites hyper minimalistes, hyper millimétrées, ont un aspect froid et pas très engageant pour tout puriste de la bande dessinée, mais il ne faudrait surtout pas s’arrêter à ça, car cet album recèle bien d’autres qualités. Pour ceux qui ont lu « Soleil mécanique », l’effet de surprise sera amoindri mais le parti pris reste toujours aussi fascinant par son audace confinant à la poésie, où les dessins froidement architecturaux semblent tisser une passerelle vers un art abstrait empreint d’émotion. On s’habitue très rapidement aux codes de lecture innovants, qui voient les phylactères ne faire qu’un avec les cases.
Pour contrebalancer cette « sécheresse » graphique, LW réussit à produire un récit extrêmement accessible, profondément humain, à partir d’une histoire familiale tragique. Stanislaw, personnage en apparence insignifiant et docile alors qu’il vient d’être embauché par le bureau d’étude où bosse son oncle, est aussi le narrateur. Après le travail, il traine sa solitude dans les quartiers mal famés de Berlin. On le voit alors en proie à des accès de violence, lui le Polonais expatrié et confronté au racisme en pleine montée du nazisme, évoquée en filigrane dans l’histoire. Au fil des pages, le lecteur va découvrir que ces colères incontrôlables s’expliquent par un traumatisme profond et incurable remontant à l’enfance, et là selon l’expression consacrée, c’est la petite histoire dans la grande Histoire… avec une référence explicite au « Cabinet du docteur Caligari », un film expressionniste allemand de 1920 exerçant une grande fascination sur Stanislaw, où il est question de tyrannie et d’obéissance aveugle des foules à l’autorité… Et puis il y a cette balle de fusil « Dum Dum », qui a donné son nom au titre, et a participé au fameux traumatisme de ce dernier, un mot-leitmotiv dont la sonorité mécanique imprime sa rythmique au récit, renvoyant à cette « ligne droite et nette », guidées « par la main ferme et assurée du technicien » dévoué à l’ordre d’un système. Ce système même qui participera à l’avènement du régime hitlérien, même si dans le contexte évoqué, on n’en voit que les prémices…
Mais au milieu de ces lignes droites, les blessures de Stanislaw font tâche, dans tous les sens du terme. Au fur et à mesure de ses errances dans Berlin, les coups qu’il a reçus au visage deviennent plus visibles. Ces « tâches », dessinées au pinceau, sans règle, apparaissent comme une menace pour les lignes millimétrées de l’architecte et leur bel ordonnancement. Symbolisant les émotions, en contrepoint de la froideur et l’insensibilité du trait sans défauts, elles vont tenter de s’imposer tout au long de la narration, telle une métaphore des souffrances muettes de Stan qui finiront par se révéler tragiquement au lecteur.
Chacun sait que dans l’Allemagne nazie, les homosexuels étaient déportés. En Italie, ce n’est pas parce qu’on n'en parle pas – ou si peu - que la question a pour autant été éludée par Mussolini. Si celui-ci s’est opposé à l’introduction d’une législation homophobe, c’est paradoxalement parce que selon lui, « les Italiens étaient trop virils pour être homosexuels » ! Alors ceux qui se laissaient aller à leur penchant honteux, il a préféré les mettre à l’écart, discrètement, loin des tribunaux, sur une île au sud du pays, croyant circonscrire le mal comme on cache la poussière sous le tapis… Ils n’étaient pas spécialement maltraités par leurs gardiens, mais les conditions de vie étaient rudimentaires, ils manquaient de tout et connaissaient souvent la faim…
Malgré toute la sincérité de la démarche des auteurs (faire témoigner un des derniers survivants ayant séjourné dans ces centres), je ne peux pas dire que j’ai été réellement touché par l’histoire. Si je reconnais que ces personnages peuvent être attachants et que l’histoire d’amour entre Ninella et Mimi est magnifiée par un romanesque que n’aurait pas renié Jean Genet, je n’ai pas été ému outre-mesure, du moins pas autant que je l’aurais voulu. Est-ce dû à la retenue manifestée par les auteurs dans leur souci de ne pas trahir les propos du vieil homme et vis-à-vis de la responsabilité qui était la leur ? Est-ce dû au dessin un peu froid et aux visages peu expressifs ? Du côté de la narration, rien à redire, cela se lit plutôt bien...
Reste l’intérêt historique d’un tel témoignage, grâce auquel on se rend compte que les gays italiens de cette époque avaient déjà une conscience claire de leur identité dans un contexte particulièrement hostile, où tout semblait se liguer contre eux, qu’il s’agisse du machisme ambiant, du catholicisme étouffant ou du fascisme réprimant…
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Œuvre atypique au titre intrigant, dans un petit format, avec une couverture blanche très minimaliste, représentant une tête de chevreuil sanglée dans une sorte de masque, « Acte de Dieu » déconcerte, dérange, interroge. Dès la première page, le ton est donné. Deux images, celle d’un chevreuil en arrêt dans un pré, dominant celle d’une route encombrée de voitures. Deux mondes à l’opposé qui vont se rencontrer, à travers ce jeune animal sauvage qui n’a pas appris à se méfier de l’Homme. Ainsi, le chevreuil va s’inviter dans ce paysage de banlieue quelconque, dans sa modernité sinistre, où les humains ne sont plus que des silhouettes anonymes. Très vite, cette « intrusion » va susciter la curiosité des habitants et nombre de questionnements. Faut-il le capturer, comment le protéger ? A quelques kilomètres de là, un autre chevreuil s’est fait surprendre par un piège photographique. Mais est-il vraiment un chevreuil avec sa corne unique qui évoque une licorne, cette chimère qu’un œil humain n’a jamais vu ? Animal magique, de légende, qui hélas n’a pas échappé à l’œil des chasseurs, bien déterminés à en faire leur trophée…
Au premier abord, on pourra être dérouté par le graphisme atypique, évoquant des clichés photographiques traités par ordinateur, qui semblent n’être qu’un simple accompagnement du récit. Comme si le but était de ne pas détourner l’attention du lecteur sur le fond. Pourtant, passées les premières réticences, pour peu que l’on envisage les cases comme de petits tableaux pointillistes à l’ère numérique, on pourra y déceler une beauté envoûtante.
Narré de façon très factuelle, clinique, presque détachée, le récit met en quelque sorte le lecteur dans un état hypnotique. La voix off est-elle vraiment celle du chevreuil ? Et ce tremblement de terre, est-on bien sûr que ce soit lui qui s’exprime ? A moins que ce ne soit la nature, entité multiforme, que notre course à la technologie nous a quasiment fait oublier, nous, membres de la glorieuse espèce humaine, qui semblons parfois vouloir nous substituer à « Dieu ». Cela nous ramène à l’ « Acte de Dieu » du titre, qui ne saurait être envisagé ici au sens religieux du terme. Dieu, c’est peut-être la nature. C’est peut-être l’Homme aussi. Ou tout simplement les deux en même temps.
À la lecture de ce petit album énigmatique, peut-on déduire qu’un tremblement de terre est le résultat d’une action humaine, si anodine apparaît-elle, l’action en question étant la mise à mort d’une « licorne », qui semble revêtir ici un symbole sacré ? Encore une fois, Giacomo Nanni n’explique rien, il expose des faits, suggère, sans jugement, nous laissant maître de tirer des conclusions comme bon nous semble… Plus une œuvre est dans la suggestion et le non-dit, plus il apparaît prétentieux d’en faire l’exégèse. Avec « Acte de Dieu », l’auteur semble au moins nous inviter, nous humains, à la modestie face à la nature et la puissance des éléments. Son livre ne fait que résumer la lutte millénaire entre l’Homme et la nature, et de façon particulièrement troublante.
« Le Baiser », c’est une histoire en apparence légère qui se vient se poser tel un cocktail parfumé au cœur de l’été, mais qui s’avère plus profonde que ce que l’on pourrait croire au premier abord. Les premières pages nous mettent dans les pas d’un jeune touriste venus « visiter » la Thaïlande (à moins que ce ne soit le Vietnam) avec un copain, mais très vite on comprend que leur but est de prendre du bon temps avec des « filles faciles en quête d’argent facile », qui ne dédaigneraient pas la demande en mariage d’un « bel » Européen, histoire de quitter leur trou pour de bon. Mais ce jeune touriste, qui se sent mal à l’aise, tout incognito soit-il, prend conscience qu’il n’est pas à sa place. Envahi par la culpabilité, il décide de prendre la tangente après un baiser aussi tendre que furtif avec une prostituée.
Cette prostituée, elle s’appelle Duyên. La jeune femme, à l’allure si réservée, couche sans états d’âme avec les hommes de passage, mais elle a bien d’autres rêves en tête. Ce seul baiser a suffi à la rendre amoureuse. Mais son « prince charmant » a pris la fuite, aiguisant son désir de partir loin, très loin, en Europe peut-être…
Ce délicat roman graphique aborde la question du tourisme sexuel de façon originale, en optant pour une narration à quatre voix, une par chapitre : d’abord le jeune homme du début, la proxénète, puis le quadragénaire célibataire et enfin Duyên. Choix original, par la multiplicité des points de vue, favorise l’empathie du lecteur en évitant tout ethnocentrisme. Et c’est le gros point fort de l’ouvrage, qui nous fait voir au-delà des apparences, nous montrant que les gens ne correspondent pas forcément à l’image qu’ils donnent, et que, finalement, d’un bout à l’autre de la planète, les aspirations humaines demeurent toujours les mêmes malgré les différences culturelles. En résumé, ce récit nous transmet un très beau message empreint d’optimisme malgré l’âpreté de certaines scènes.
Le dessin délicat d’Andrea Bruno, qui figure parmi les représentants de la nouvelle vague de la BD italienne, illustre très bien ce récit contemplatif aux dialogues rares, davantage en « voix off ». Les ambiances nocturnes et érotiques d’Asie, où le rouge domine, contrastent avec les paysages hivernaux et secs de la France (d’Europe ?). Pour chaque contexte, la couleur bénéfice d’un agencement sans aucune fausse note.
Très sensibilisé à la cause politique, le scénariste Frédéric Debomy a souvent évoqué des sujets sur les libertés hors d’Europe, en Asie principalement, et pour cause : celui-ci a été durant deux ans le programmateur du Festival international du film des droits de l’Homme de Paris. Contrairement aux apparences, « Le Baiser » avec sa multiplicité de points de vue, est sous-tendu par un constat amer, se faisant le révélateur d’une vision de deux mondes opposés, où les idées toutes faites de part et d’autre, modelées par des siècles de colonisation, semblent avoir survécu aux vagues d’indépendance des années 60 et aux divers mouvements de démocratisation. L’exploitation des richesses a fait la place au tourisme sexuel, permettant à l’homme blanc occidental de « faire son marché » et libérer sa libido dans un certain anonymat. Le rapport de dominant à dominé (et vice-versa) s’est incrusté dans les esprits, même s’il est désormais en sourdine. Quant à l’accueil des réfugiés sous les cieux européens, le livre nous le rappelle à bon escient, il est rarement caractérisé par la générosité et la bienveillance, sans aucun souci de réciprocité si l’on admet l’existence d’une certaine « dette » historique vis-à-vis des anciennes colonies.
Dans ce sens, l’ouvrage possède une dimension politique, mais se contente surtout de jeter un regard froid sur un aspect peu glorieux de notre monde actuel, sans chercher à culpabiliser. Ce roman graphique, malgré sa retenue formelle, n’en recèle pas moins une certaine puissance dans le propos, le sujet central étant la quête de liberté d’une jeune femme refusant la fatalité. Tout en subtilité, « Le Baiser » se laisse admirer tout en alimentant notre réflexion intellectuelle.
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Avec « Tout est vrai », Giacomo Nanni conserve le mode narratif singulier entamé avec Acte de Dieu. Comme pour ce dernier, il choisit la voie « documentaire », entre guillemets, dans une tonalité très factuelle, presque clinique. Ce faisant, il va relier deux thématiques qui a priori n’ont rien à voir entre elles, l’une scientifique à travers la zoologie, l’autre plus historique en examinant la relation difficile de la France avec son histoire coloniale récente, avec un zoom sur un pays en particulier, l’Algérie, sujet sensible s’il en est.
En choisissant comme base de son récit le tournage du film d’Hitchcock, « Les Oiseaux », l’auteur italien, qui aujourd’hui vit à Paris, va nous immerger dans la « communauté » des corneilles, un oiseau qui semble avoir élu domicile dans la capitale française, attiré par la nourriture abondante dans les poubelles et l’absence de prédateurs. Remarqué pour son comportement agressif, celui-ci suscite la grogne des habitants, qui lui reprochent par ailleurs les dégradations du cadre urbain (poubelles éventrées, détritus sur la voie publique, pelouse et plantations arrachées…). Et pourtant, le volatile est considéré d’une intelligence hors du commun, comparable à celle des chimpanzés. Giacomo Nanni va consacrer la première partie de l’ouvrage à la corneille, allant jusqu’à lui conférer la position du narrateur. L’oiseau devient le personnage central, les humains ne sont plus que des silhouettes, et le lecteur va suivre la corneille dans son vol étourdissant au dessus des toits parisiens et du parc des Buttes-Chaumont. Le volatile a de la mémoire et sait dire merci. A ce policier d’origine maghrébine qui l'a délivré d’un piège à corneilles, il exprimera sa gratitude en lui apportant des « cadeaux » sur son balcon. La connexion avec le second sujet du récit est faite…
Nanni va évoquer le « background » de cet homme, ses parents immigrés, les raisons qui l’ont poussé à devenir policier dans un pays où un tel acte peut s’apparenter à une trahison auprès des « banlieusards issus de l’immigration ». A défaut de l’expliquer, l’auteur va tenter de reconstituer le puzzle d’une blessure douloureuse de l’histoire franco-algérienne, depuis longtemps confinée sous la chape du déni, et suggérer un lien avec l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo. Ce policier, c’est Ahmed Merabet, qui fut assassiné par les deux terroristes devant les locaux de l’hebdomadaire satirique. Giacomo Nanni, partant de l’hypothèse que la corneille a assisté à la tuerie, va imaginer quelle aurait pu être sa réaction…
Interagissant avec les textes, les dessins dialoguent également entre eux dans une sorte de va-et-vient permanent. Les images les plus marquantes du récit impriment la rétine du lecteur, des images fixant les envolées vertigineuses de la corneille dans le ciel parisien ou ces joggers courant sous la pluie dans le parc des Buttes-Chaumont pour s’entrainer au djihad, telles des photographies subliminales traitées sous le filtre pointilliste et coloré de l’auteur.
Avec Acte de Dieu, l’auteur se faisait le porte-parole des éléments, cherchant à souligner la césure entre l’Homme et la nature par des connexions imperceptibles et mystérieuses. Une fois encore, avec « Tout est vrai », il tente de trouver une troisième voie, hors d’une quelconque rationalité scientifique malgré les apparences, en se contentant d’énoncer des faits purement objectifs, sans jugement, sans récrimination mais sans parti pris non plus. « Tout est vrai », ce sont les faits, rien que les faits. Et parallèlement à ces faits, une vue d’artiste qui intrigue et ne livre pas toutes ses clés, mais cherche peut-être seulement, avec cette corneille, perçue comme une intruse dans un monde « civilisé », incarnation amorale du terrorisme immoral, à nous faire adopter une position plus empathique vis-à-vis de nos supposés ennemis. Un ouvrage à lire pour (tenter de) voir les choses qui nous révoltent sous une perspective différente, pour quitter un moment nos habitudes de pensée.
Avec sa très belle couverture aux accents Art déco, l’ouvrage attire. Et lorsqu’on commence à feuilleter les premières pages, on découvre avec contentement le graphisme délicat et épuré du brésilien Anthony Mazza, vaguement rétro, aux tonalités à la fois chaudes et sombres, bien en phase avec cette histoire simple. Celle-ci, scénarisée par l’auteur italien Andrea Campanella, nous emmène dans le Brésil des années 50, avec quelques flashbacks dans l’Italie de la Deuxième Guerre. Davantage porté sur l’esthétisme d’ensemble, qui peut parfois rappeler les splendides publicités de Cassandre, le trait semble un peu moins assuré, voire un peu froid, dans la représentation des personnages qui parfois semblent quelque peu figés, mais l’ensemble reste agréable à regarder.
Si le pitch de départ flirte avec le mélo (la mort accidentelle de Jorge qui laisse ses enfants sans moyens de subsistance), le récit évolue vite vers d’autres thèmes tels que la xénophobie (envers les immigrés italiens fuyant la dictature de Mussolini) ou la lutte syndicale, mais tout cela reste finalement assez superficiel, parfois même un peu confus. On pourra néanmoins apprécier les quelques digressions sur le football ou le cinéma, les deux passions du jeune Luiz, ce qui donne lieu, par le biais du dessin de Mazza, à de charmantes évocations des films néoréalistes ou des westerns de l’époque.
En résumé, « Les Intrépides » ne manque pas d’attrait, mais malgré les qualités décrites plus haut, l’histoire, en s’effilochant au fil des pages dans de multiples directions, peine à marquer véritablement les esprits. C’est plutôt dommage, car l’ouvrage semblait remplir de nombreux critères pour susciter au premier abord l’empathie du lecteur.
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Il n’est pas si courant d’avoir dans les mains une bande dessinée signée d’un auteur australien, et celle-ci constitue assurément une des belles surprises de cette fin d’année. Pat Grant signe là sa seconde bande dessinée (après « Blue », parue en 2012), et c’est une vraie réussite de la part de ce jeune auteur adoubé par Craig Thomson. Avec ce « western dystopique totalement hors-normes », tel que le qualifie très justement l’éditeur Ici Même, Grant nous emmène dans un pays qui pourrait bien être le sien, une Australie entre présent et futur qui nous fait revisiter le mythe de la ruée vers l’or à la sauce Mad Max light, avec de faux airs de « Triplettes de Belleville » et une pincée de Covid-19.
Cette fable haute en couleurs, en apparence bien barrée si l’on ne se fie qu’au style graphique, sorte de croisement entre South Park et les Simpsons, se révèle beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît. Contre toute attente, le scénario reste fluide et bien construit, et malgré des dialogues parfois nonsensiques, la mayonnaise prend assez vite et parvient à captiver le lecteur jusqu’à la dernière page. Malgré la rondeur du trait, les personnages dégagent une hargne et une bêtise primaire, certains apparaissant même inquiétants. Dans cette jungle qu’est Falter City, cette ville surpeuplée, sale et puante où les escrocs sont légion, impossible de ne pas devenir parano… Les scènes de foule évoquent par moment les tableaux de James Ensor et ses visages difformes au rictus effrayant. Dès que les deux jeunes hommes, couvés par leur maman, poseront le pied dans la ville en décrépitude — où une « nouvelle peste » sévit dans les quartiers les plus pauvres, allusion à peine voilée à notre coronavirus —, on se doute que tout finira mal, surtout pour Lippy, d’une honnêteté qui tranche avec l’immoralité de sa mère, représentée telle une mère maquerelle obèse… De ces deux frères, que tout sépare sauf peut-être une certaine bêtise innée — Penn est un beau gosse enjôleur et Lippy apparaît gras et bouffi, constamment inquiet — on comprend vite que le second, le chouchou de maman qui l’a chargé de gérer la petite fortune familiale, se fera bouffer tout cru…
« La Fange », récit tragi-comique sur la déchéance de ceux qui croient pouvoir s’offrir un lit de rose sans les épines, s’avère, sous ses airs de ne pas y toucher, une allégorie sordide et saisissante du capitalisme dans toute sa splendeur. Ce capitalisme qui, tout en prétendant défendre la liberté, précipite les âmes dans la fange de l’avidité et de l’individualisme et transforme l’environnement en cloaque nauséabond, capable de recycler à l’infini la pourriture en comprimant notre temps de cerveau disponible. Loin d’être mainstream, cette œuvre aussi grinçante qu’originale est chaudement recommandée.
Après « La Forêt des renards pendus », c’est la seconde fois que Nicolas Dumontheuil se livre à une adaptation en BD de l’écrivain finlandais Arto Paasilinnna. Et on comprend assez vite, étant donné la teneur des romans de ce dernier, ce qui rapproche ces deux auteurs. Paasilinna, décédé en 2018, avait pour habitude d’injecter du burlesque et de la jovialité dans ses récits, une caractéristique qui se retrouve souvent dans les ouvrages du bédéaste français.
Il en va de même avec « Le Meunier hurlant », une fable réjouissante avec pour protagoniste principal un personnage haut en couleurs, Agnar Huttunen, qui va provoquer un tohu-bohu mémorable dans un bourg forestier paisible de Finlande. Et Agnar, tout sympathique soit-il, on n’aimerait pas l’avoir comme voisin ! Particulièrement doué de ses mains, l’homme a réparé le vieux moulin à la grande satisfaction des habitants qui l’adoptent rapidement. De plus, les enfants l’adorent, fascinés par son exubérance et son talent pour imiter les cris d’animaux. Le problème, c’est que notre meunier a des phases où il semble possédé et se met à hurler très fort comme cent loups, de préférence la nuit. De coqueluche sympathique, il deviendra ainsi paria, obligé de fuir ceux qui veulent le faire enfermer, car c’est certain, on a affaire un fou furieux !
On ne va pas se mentir, il est plutôt perché Agnar, et pas qu’un peu. Mais s’il passe pour fou aux yeux des habitants, il est loin d’être idiot, avec peut-être même un Q.I. au-dessus de la moyenne. Dans son cas, on pourrait imaginer une forme extrême du syndrome de la Tourette, même si personne ne l’a diagnostiqué. Et le jeune homme n’est pas rebutant pour autant. D’ailleurs, une idylle va naître entre lui et la jeune et affriolante conseillère du club rural local, celle-ci n’étant pas insensible à sa fougue et son côté… animal ! Mais bien sûr, comme on s’en doute, cette charmante histoire d’amour sera entravée par nombre d’obstacles, notamment la jalousie de la gent masculine…
Comme indiqué plus haut, le dessin de Dumontheuil est à l’image du propos. Son trait semi-réaliste, extrêmement dynamique et détaillé, respire la vie de tous les côtés. « Gueules » expressives, corps élancés, postures énergiques, refus des lignes droites, tout contribue à faire virevolter nos rétines enivrées par un tel savoir-faire. La représentation des sombres forêts scandinaves et des imposantes habitations en bois ajoutent à l’ambiance envoûtante. Je suis moi-même toujours émerveillé par la façon dont l’auteur dessine les demeures, avec ce je-ne-sais-quoi de cosy qui fait appel peut-être à l’imaginaire enfantin.
Si « Le Meunier hurlant » fournit le prétexte à ses auteurs de brocarder la méchanceté et la mesquinerie du genre humain, cette fable grinçante, qui se termine un peu comme un conte — soyez sans crainte, je ne spoilerai rien —, est aussi une très belle ode de à la nature (il faut préciser ici que Paasilinna a été bucheron et ouvrier agricole). En tous cas, une réussite de plus pour Nicolas Dumontheuil qui inaugure en beauté la première salve de parutions de l’année.
Pure coïncidence, cette bande dessinée, je l’ai lue quelques jours avant les émeutes de début juillet. Et comme on a pu le voir, certains politiques, en particulier l’extrême-droite avec comme chef de file le venimeux Eric « Gargamel » Zemmour, n’ont pas manqué de brandir une fois de plus le thème du « grand remplacement ». Ces derniers seraient donc bien inspirés d’entamer la lecture de cet ouvrage passionnant et documenté, qui traite de l’immigration depuis 1870 à nos jours. Car c’est dans cette seconde moitié du XIXe siècle qu’ont commencé les premiers mouvements de population au sein de l’Hexagone. A l’époque déjà, les Bretons et les Auvergnats, qui venaient s’installer dans la capitale en quête d’une vie meilleure, suscitaient l’hostilité des Parisiens. Suivis par les Italiens, les Belges et les Polonais qui furent appelés par la République, car en effet, le besoin de main d’œuvre était criant dans une France en pleine phase d’industrialisation. En 1886, les étrangers représentaient déjà une population de 1,2 millions, tandis que la démographie des Français, elle, stagnait ! C’est dans ces années que fut voté, afin de contrer le droit du sang des nationalistes, le droit du sol, condition nécessaire pour mieux intégrer ces populations et accessoirement grossir les rangs de l’armée française…
Bref, l’ouvrage est passionnant, entrecoupé d’anecdotes et de témoignages de célébrités et d’anonymes dont les parents et aïeux n’étaient pas « de souche » ! Saviez-vous par exemple que la baguette était liée à la construction du métro parisien et aux immigrés qui y travaillaient ? Ou encore que la musette (oui, celle des bals) a été créée avec l’apport de l’accordéon par les Italiens ? Sans parler évidemment du couscous, devenu plat préféré des Français (mais ça tout le monde le sait déjà…).En déroulant le fil de cette histoire de l’immigration, on prend conscience de la richesse que celle-ci a apporté à la nation, mais aussi du fait que les étrangers ont été régulièrement pointés du doigt par les politiques les plus démagogues, enclins à titiller les peurs et les bas instincts. La défense de l’identité « gauloise », cet argument électoral nécessitant peu de rigueur intellectuelle, a souvent fonctionné et bien hélas fonctixonne encore, en se répercutant surtout sur les lois successives qui ont fini par transformer aujourd’hui l’acquisition de la nationalité française (ou de la simple carte de séjour) en parcours du combattant.
En ce qui concerne la partition graphique, Sébastien Vassant, adepte du format documentaire et historique (« Juger Pétain », « Politique qualité », « La Veille du Grand Soir »…) produit un dessin hyper lisible et donc très approprié. Son style, moins relâché et artistique que dans d’autres de ses productions, est tout à fait conforme aux codes du genre. La mise en page est variée et accompagne bien le texte. Le bémol se situe au niveau des représentations des personnages, plus ou moins célèbres, qu’on a parfois beaucoup de mal à reconnaître.
Cela ne retire rien à l’intérêt de ce document que l’on peut considérer comme un ouvrage de salut public, à l’heure où le gouvernement s’apprête à présenter un énième projet de loi immigration, déjà repoussé en raison des controverses qu’il a suscitées. Mais surtout en raison de la montée en puissance des discours haineux vis-à-vis d’une frange de la population issue de l’immigration récente « de couleur », des discours qui pourraient pour la première fois favoriser l’arrivée au pouvoir d’un parti d’extrême-droite aux prochaines présidentielles. Dans un tel contexte, on se prend à espérer que « La Fabrique des Français » soit largement diffusée dans les écoles et les bibliothèques de « France et de Navarre ». Un livre très instructif qui apaise le débat, à lire évidemment de toute urgence !
La couverture aux couleurs pétillantes, évoquant le monde de l’enfance, résume assez bien Jacques Tati, qui avait fini par se confondre avec son personnage emblématique, Monsieur Hulot. Sur un joli fond bleu ciel, on y voit ce dernier, les mains dans le dos (une de ses postures familières) et les pieds sur les nuages, penché sur l’objectif d’une caméra, en train d’observer ce que celle-ci veut bien lui offrir.
On ne manquera pas de remercier les auteurs pour nous offrir la première biographie en bande dessinée de cet artiste si singulier, qui avait su, grâce à sa grande faculté d’observation, nous restituer sur grand écran avec un humour poétique bien à lui la façon décalée dont il percevait le monde. Le Gouëfflec et Supiot font revivre pour notre plus grand bonheur le père quelque peu méconnu de Monsieur Hulot, cet être lunaire à l’étrange démarche qui s’était hissé au panthéon mondial du mime burlesque aux côtés de Charlot, Harold Lloyd et Buster Keaton, ou plus récemment Jim Carrey.
Le récit débute par l’enfance de Jacques Tati et ses débuts au music-hall (l’artiste fut repéré par Louis Leplée, l’impresario d’Edith Piaf), puis opère un chapitrage évoquant successivement chacun de ses films. Sur un rythme très libre et syncopé, les auteurs multiplient les clins d’œil autour des influences de Tati tout en racontant la genèse de ses productions. Arnaud Le Gouëfflec nous donne à comprendre l’approche atypique de ce perfectionniste entièrement dédié à son art, arrivé dans le cinéma un peu par hasard, qui ne voulait pas « d’histoires qui puissent se raconter ».
Pendant une bonne partie du livre, il fait parler Tati en « voix off », à partir vraisemblablement des sources mentionnées en fin d’ouvrage. La bonne idée est d’avoir fait intervenir des contradicteurs fictifs, sortes de Dupondt philosophes prénommés Bruleau et Boyère travaillant sur « une théorie du cinéma de Monsieur Jacques Tati », harcelant ce dernier qui n’en avait jamais eu aucune… Des questions qui pourront paraître superfétatoires pour certains et pertinentes pour d’autres, mais bien sûr, « Hulot-Tati » ne donnera jamais de réponses, préférant la fuite et le silence. A l’image des personnages dans ses films où les dialogues passaient au second plan, réduits au statut de « brouhaha » informe se confondant avec les bruits environnants. On retiendra également la lettre de François Truffaut, qui qualifiait « Playtime » de film réalisé par « le premier cinéaste martien ». Tout au plus pourra-t-on regretter la disproportion entre chaque chapitre : pourquoi ceux consacrés à « Mon Oncle » ou « Playtime » font-ils une vingtaine de pages, contre 2 ou 3 pages pour « Trafic » ou « Parade » ? Des films certainement moins marquants dans sa carrière, mais les fans comme moi auraient tout de même aimé en savoir plus…
Côté dessin, Olivier Supiot a su très bien reproduire les célèbres attitudes de l’homme, qu’il s’agisse du facteur de « Jour de fête » ou de Monsieur Hulot, avec son parapluie qu’il n’avait ouvert qu’une seule fois dans « Trafic ». Son travail sur la couleur est très plaisant, associé à une recherche graphique élaborée et une mise en page variée, où fort logiquement la poésie est très présente.
Tout cela fait de « Tati et le film sans fin » un bel hommage à une figure de génie devenue culte dans la pop culture du XXe siècle, qui sans nul doute réjouira les inconditionnels et donnera peut-être envie aux néophytes de redécouvrir la filmographie aussi modeste qu’exceptionnelle d’un homme qui s’était permis de refuser les avances de Hollywood ! Des œuvres intemporelles d’une modernité étourdissante que l’on peut revoir sans se lasser, en particulier « Mon oncle » ou « Playtime », en trouvant à chaque visionnage un nouveau détail qui nous avait échappé la fois d’avant. Mais foin de blablas, il est désormais temps de conclure, j’en ai d’ailleurs sûrement déjà beaucoup trop dit…
« Environnement toxique », c’est un drôle de pavé (plus de 400 pages), avec un titre qui joue sur plusieurs tableaux : d’abord la problématique de la pollution environnementale liée à l’extraction de ce type de pétrole, puis la course au rendement du secteur minier pour qui la santé des employés passe au second plan, et enfin la toxicité des rapports humains découlant de la misogynie dans une compagnie où l’embauche des femmes est infime, en raison des conditions de travail assez rudes.
Kate Beaton, jeune autrice canadienne originaire de Nouvelle Ecosse, à la fois scénariste et dessinatrice de ce roman graphique impressionnant, a passé plusieurs années de sa jeune vie dans cette compagnie, pas vraiment pour le charme du métier mais plutôt en raison de l’attractivité des salaires. Ces années « sacrificielles » lui auront en effet permis de rembourser la totalité de son prêt étudiant, lui évitant de supporter ce fardeau pendant de longues années. Bienvenue dans le monde merveilleux du capitalisme.
Disons-le d’emblée, Kate Beaton n’est absolument pas dans une optique de dénonciation, ni du machisme présent dans ce type de compagnie vis-à-vis de la gent féminine, ni des dégâts en matière environnementale ou sociale résultant de cette industrie où seul le profit compte. Et c’est ce qui pourrait paraître étrange, surtout au regard du titre. Ceux qui s’attendent à une attaque en règle contre les pratiques de ces sociétés en seront pour leurs frais. L’autrice ne revendique rien, elle ne fait que relater de façon la plus objective possible son expérience, sans arrière-pensées militantes et sans haine. D’ailleurs, la partie consacrée au préjudice écologique (notamment avec ces 400 canards englués dans les boues toxiques jouxtant la compagnie) est beaucoup plus réduite que celle où est abordée la question des relations hommes-femmes dans l’entreprise.
Avant toute chose, la méthode d’exploitation des sables bitumineux n’a rien à voir, contrairement à ce que l’on pourrait croire au départ (à commencer par moi-même), avec la « fracturation hydraulique », une pratique catastrophique pour les écosystèmes, les nappes phréatiques et les sous-sols. Elle engendre néanmoins des préjudices pour les populations « autochtones » qui se sentent légitimement dépossédées de leurs terres ancestrales mais subissent aussi la pollution liée à l’extraction des ressources. Mais ces compagnies, dont les employés viennent des quatre coins du Canada en imaginant se payer leur place au soleil dans ce qu’on peut qualifier de « trou perdu », n’ont guère d’états d’âmes comme on peut l’imaginer, et ces populations ne pèsent pas grand-chose face aux puissances de l’argent.
Kate Beaton a donc choisi d’évoquer son quotidien dans la compagnie, où pendant près de deux ans elle va encaisser en feignant l’indifférence les remarques désobligeantes et les regards lubriques de certains mâles (pas tous bien sûr) dans un milieu hyper masculin. Dans un tel contexte, il lui était difficile de se plaindre, d’autant que sa hiérarchie ne l’avait guère soutenue : il fallait s’attendre à ce genre de choses dans un monde d’hommes. Trop jeune, trop fragile peut-être, cette jeune fille ordinaire et discrète garda pour elle des choses parfois douloureuses qu’elle aurait dû dénoncer sur le moment. Et puis elle tenait à le rembourser rapidement son prêt ! L’autrice canadienne nous livre ainsi un témoignage sensible et nuancé (elle se refuse à mettre tous les hommes dans le même sac), où l’on voit que même si son expérience n’a rien d’un enfer traumatisant, elle est davantage comparable à une sorte de supplice chinois où la misogynie se distille à petite dose, comme un bizutage sournois qui n’en finirait pas et relèverait d’une tradition impossible à remettre en cause. La définition même de la toxicité.
L’ouvrage malgré sa consistance se lit facilement. On peut considérer qu’il y a quelques longueurs, quelques redondances (il n’y pas de rebondissements spectaculaires, c’est juste un quotidien ordinaire dans une entreprise hors-normes qui est décrit) mais peut-être cette approche immersive était-elle nécessaire pour bien comprendre ce qu’est la toxicité des autres pour une femme « égarée » dans un monde masculin, laquelle ne saurait se résumer en une centaine de pages. Côté dessin, Beaton possède un style bien à elle, plutôt avenant dans ses rondeurs « toonesques », avec quelques imperfections qui reflètent assez bien ses doutes et sa fragilité intérieure.
L’air de rien, « Environnement toxique » fait le taf en nous montrant comment, sans jugement, en suscitant l’empathie du lecteur quel que soit son sexe, le système patriarcal reste redoutable dans sa propension à réifier cette moitié de l’humanité longtemps considérée comme le « sexe faible », et qu’à côté de sujets plus graves comme le viol et la violence faite aux femmes, il y a aussi cette violence morale silencieuse dont on parle plus rarement, cette connivence des mâles assez malins pour rire « en meute » de leurs blagues graveleuses mais rarement assez téméraires pour affronter leurs consœurs sur le même terrain. Plus globalement, cet ouvrage évoque les violences muettes, des plus ordinaires au plus graves, résultant de pratiques sociales et environnementales néfastes, dont le socle commun pourrait bien être cette « virilité toxique » induite par ledit patriarcat.
Je m’attendais vraiment à ressentir plus d’enthousiasme pour ce docu-BD qui aborde le sujet de l’ « ethnopharmacologie », la discipline qui s'intéresse aux médecines traditionnelles et aux remèdes constituant les pharmacopées traditionnelles. C’est bien dommage car le sujet est potentiellement passionnant, si l’on considère que les plantes sont à la base de toutes les médecines du monde depuis des millénaires, qu’elles soient traditionnelles, allopathiques, homéopathiques ou alternatives. De plus, comme le précise l’éditeur en résumé, « sur les 250.000 espèces présentes sur la planète, nous n’en connaissons bien qu’un pour cent. »
Le point de départ de ce documentaire est la volonté de la part d’un spécialiste, Jean-Marc Fleurentin, de rendre hommage à son professeur Jean-Marie Pelt. Fleurentin parcourt inlassablement la planète pour tenter de recenser les plantes inconnues pour en prouver le bénéfice scientifique et de protéger les savoirs, la plupart étant transmis oralement. Une tâche très noble, évidemment liée à la question écologique.
Le hic, c’est qu’on ne parvient jamais à s’intéresser complètement au contenu de cet album, du fait peut-être de sa tournure trop disparate. Le choix narratif, qui navigue entre documentaire pédagogique, carnet de route et hommage compassé, est peu convaincant. De plus, on ne sait jamais vraiment qui est qui, l’identification des personnages n’est jamais évidente, et le dessin n’y contribue guère. On a déjà vu pire, bien sûr, mais les visages paraissent inexpressifs, les regards vides et les corps figés. L’aquarelle très ordinaire ne dénote aucun talent particulier (l’utilisation de cette technique n’est pas forcément un gage de qualité) et ne fait que donner une impression de monotonie, qui pour le coup est en accord avec la narration. On n’ira pas jusqu’à dire que c’est rébarbatif, mais le résultat global est décevant, très brouillon. Peu de beauté se dégage de l’objet, et surtout rien de vraiment marquant, même si on pourra grappiller ça et là quelques informations sur… sur quoi au fait ?
Autant l’avouer, on ressort pour le moins frustré de cette lecture, au regard notamment de la portée du projet évoqué, motivé par des préoccupations très altruistes : sauvegarde des savoirs ancestraux et protection de la biodiversité. Le problème, c’est que la sensation d’ennui qui envahit le lecteur dès l’introduction ne parvient jamais vraiment à s’effacer jusqu’à la fin du livre.
« Colossale », dixit le sticker apposé sur l’ouvrage, c’est « la série aux 6 millions de vues sur Webtoon » ! Un succès effectivement « colossal », on ne saurait mieux dire, qui a suscité l’intérêt des éditeurs, et en premier lieu « Jungle », qui peut se vanter d’avoir décroché la timbale. Une initiative qui ne pourra que réconcilier les adeptes « old school » de la lecture sur papier et les accros aux écrans qui ne voient la vie qu’à travers leur smartphone. En ce qui concerne Rutile et Diane Truc, il s’agit de leur première bande dessinée, et le fait que celle-ci ait été publiée « à l’ancienne » dans un second temps constitue pour les deux autrices une ultime reconnaissance qui conforte et perpétue la prédominance du livre-objet sur l’édition virtuelle.
Avec « Colossale », on rentre très vite dans le vif du sujet grâce à une intro efficace qui fait mine de commencer comme un conte de fées, pour aussitôt bifurquer sur la deuxième page vers un cri de révolte de la narratrice, Jade, également personnage principal : celle-ci s’adonne à la muscu et n’aura donc pas des mains de princesse ! Le ton est posé et on devine que le monde aristocratique, théâtre du récit, va en prendre pour son grade… Rutile et Diane Truc ont trouvé ici le pitch qui fait mouche, s’amuser du décorum et des conventions désuètes d’un milieu qui semble appartenir à un autre siècle, tout en mettant en lumière les aspirations plus contemporaines d’une jeune fille qui en fait partie mais veut vivre sa vie comme elle l’entend, contre les injonctions de ses parents.
Autre point fort, qui inscrit l’histoire complètement dans son époque, c’est le traitement très contemporain du genre, à travers cette héroïne qui rejette les codes des apparences imposés par son entourage. On la veut princesse aux mains douces, elle aura plus probablement un physique de camionneuse aux mains calleuses, sauf si bien sûr elle renonce à la culture physique ! Résumer les choses de cette façon peut sembler caricatural, certes, mais ne fait que traduire les clichés qui définissent cette caste aristocratique finalement assez méconnue, pour qui la seule perspective de se mélanger avec des roturiers donnerait des sueurs froides… et puis quoi de mieux que l’humour pour aborder la question, plutôt qu’un propos militant qui prendrait le risque de braquer les tenants de la tradition ? Notons que Diane Truc elle-même pratique la musculation, se faisant pour l’occasion coach pour débutant.e.s en fin d’ouvrage.
Enfin, et c’est ce qui rend cette BD unique, c’est la façon dont les autrices se sont appropriées les codes du manga pour se les réapproprier à la sauce frenchie, en situant leur récit dans un milieu quasi-totalement coupé des vents de l’Histoire, cette « vieille France blanche et friquée » aux valeurs antiques, vraisemblablement loin d’être hermétique aux discours réactionnaires d’un certain Eric Zemmour. De plus, le dessin de Diane Truc est irrésistible de drôlerie avec cette héroïne qui change d’apparence selon ses humeurs, se transformant en petite fille aux allures toonesques dès lors qu’elle se sent infantilisée par l’entourage ou bouillonne intérieurement. Réagencée dans sa version papier, la mise en page permise par le format webtoon tout en verticalité, à la fois dynamique et minimaliste, rend la lecture hyper percutante, et nos zygomatiques n'y résistent pas
Tout cela fait de « Colossale » un gros coup de cœur pour l’auteur de ces lignes, qui récemment se désolait de moins rire en lisant les productions récentes de certains auteurs qu’il plaçait pourtant au top de l’humour, qu’il s’agisse de Goossens ou de Fabcaro. Lui (je parle de moi à la troisième personne, oui et alors ?), qui en outre n’a jamais été très porté sur le manga, voit un peu plus ses préjugés poussés dans de piteux retranchements, et il fallait que ce soit par des meufs « musclées ». Merci les filles !
Paru sans faire de bruit au mois de septembre, « La Couleur des choses » s’est imposé ces dernières semaines comme un mini-phénomène éditorial, bien en vue dans les têtes de gondole des libraires. Et on comprend pourquoi, même si un premier feuilletage n’est pas forcément engageant. En effet, quel intérêt pourrait avoir une bande dessinée (mais sommes-nous encore dans la bande dessinée ?) où les personnages sont remplacés par des petits cercles de couleur évoluant dans un décor minimaliste en vue aérienne ? Oui mais voilà, dès que l’on attaque la lecture, la magie opère. D’abord intrigué, on est vite happé par le récit, pour être ensuite littéralement hypnotisé par cet ouvrage décidément hors normes.
Et si le graphisme est d’une audace incroyable, la narration n’est pas en reste, tant s’en faut, avec un synopsis imparable, digne des meilleurs thrillers, assortie d’un dénouement « WTF » pour le moins inattendu. On est ému par le sort de ce pauvre garçon, Simon, sur qui des mauvaises fées ont dû lancer un sort à la naissance. Issu d’un milieu familial défavorisé, souffrant d’obésité et harcelé par les caïds du quartier, Simon aura toutefois cette « chance » d’avoir joué les bons numéros au tiercé sur les bons conseils d’une voyante à qui il avait rendu service. Mais quand on ne nait pas avec les bonnes cartes en main, même un coup de fortune comporte des revers… P***** de destin ! Le jeune garçon va se voir entraîné dans une spirale infernale que son statut de mineur va compliquer (non majeur, il ne pourra percevoir les gains sans l’aval de l’un de ses parents) et qui va lui faire perdre les dernières illusions de l’enfance. Car en effet, cette histoire de ticket gagnant placera Simon aux premières loges d’un spectacle peu glorieux, celui du monde des adultes où méchanceté, violence, convoitise et cupidité en seront les principaux protagonistes, où la couleur des choses prend souvent une teinte glauque.
Avec cette œuvre extrêmement ludique, Martin Panchaud, auteur suisse tout juste quadragénaire, prend un malin plaisir à brouiller les codes du neuvième art par une lecture en vue aérienne, en substituant par exemple des plans de maison aux cases, en inventant une nouvelle iconographie par l’insertion de pictogrammes, représentations graphiques et divers symboles au milieu d’un déroulé narratif qui s’autorise toutes les fantaisies. Le résultat est véritablement bluffant, plaçant l’objet quelque part entre la pièce de théâtre, le jeu de plateau et l’appli de smartphone.
Démarche oubapienne révolutionnaire, qui n’est pas sans rappeler le travail d’un certain Chris Ware mais aussi cette vertigineuse machine à remonter le temps qu’est « Ici », de Richard Mc Guire. Déjà récompensé par le Grand Prix de la critique, nommé en sélection officielle à Angoulême, il n’est pas du tout impossible que « La Couleur des choses » obtienne le Fauve ultime, mais on peut aisément parier sur une attribution du Prix de l’audace.
Après avoir obtenu la récompense suprême à Angoulême pour son exaltante « Saga de Grimr », Jérémie Moreau avait-il encore quelque chose à prouver ? A 35 ans, celui-ci fait désormais partie des créateurs les plus originaux de sa génération en matière de 9e art, et cet album vient une nouvelle fois le confirmer, non sans panache. Jérémie Moreau est de ceux qui explorent et tentent constamment de se renouveler, et si l’on ressentait une certaine déception avec « Penss et les plis du monde », malgré ses qualités indéniables, « Le Discours de la panthère » est venu nous rassurer sur sa capacité à nous surprendre. Avec « Les Pizzlys », il s’attaque au sujet du moment, de plus en plus prégnant et souvent anxiogène, le réchauffement climatique, en situant l’action en Alaska, là où les effets sont encore plus visibles et spectaculaires que sous nos latitudes.
La magnifique et mystérieuse couverture à elle seule peut résumer la sensation qui nous étreint à la lecture, celle d’être transporté à travers la flamboyance d’une aurore boréale aux couleurs époustouflantes. Quant au titre, l’auteur fait référence à ces ours issus d’un croisement entre grizzlys et ours polaires, des ours au pelage marbré de blanc et de marron qui ne sont qu’un des effets du changement climatique dans le Grand nord, les ours blancs quittant les pôles en raison de la fonte des glaces. Ainsi, Jérémie Moreau reprend un de ses thèmes de prédilection : l’action de l’Homme sur son environnement et la perte progressive de ses racines « terriennes » favorisée par une technologie toujours plus sophistiquée.
Pour ce faire, l’auteur va nous mettre dans les pas de plusieurs personnages : Nathan, jeune chauffeur de taxi en charge de son frère Etienne et sa sœur Zoé, suite à la mort vraisemblable de ses parents. Lors d’un accident dû au surmenage, il va faire connaissance avec Annie, l’une de ses clientes qui s’apprête à prendre l’avion pour retourner dans son pays natal, l’Alaska. Prise d’empathie pour ces orphelins en proie à la confusion, la vieille dame, d’origine indienne, va les emmener dans sa « cabane » perdue du Grand Nord, où elle n’avait pas remis les pieds depuis son mariage avec un occidental il y a quarante ans. Obligée de laisser derrière elle tous ses repères, la fratrie va devoir réapprendre ce qu’est la vie dans un environnement radicalement différent, loin du tumulte du monde « civilisé ». Le choc est rude, et les écrans tactiles restent le plus souvent noirs. Passées une difficile période de « sevrage technologique », les jeunes enfants finiront par s’accoutumer à leur nouvelle vie, contrairement à Nathan qui ne parvient pas à s’extraire d’un brouillard psychique qui le laisse tel un pantin désarticulé, sans boussole…
Comme souvent seul aux manettes, Moreau nous offre une narration fluide et bien construite, sans surcharge de dialogues, servie par une ligne claire ronde et délicate qui laisse transparaître les influences manga de son auteur. Le tout confère une touche très moderne à l’objet, mais qui ne se limite pas au dessin. A ce titre, c’est le travail sur la couleur qui est juste renversant. L’auteur recourt à une palette audacieuse alliant des tonalités très chamarrées avec des incursions fluos, qui étonnamment ne piquent pas les yeux. Le résultat est même somptueux et ces assemblages atypiques donnent lieu à des planches de toute beauté. Comme on le sait, l’auteur travaille sur ordinateur et apporte ici la preuve que l’on peut le faire à bon escient. Ce traitement numérique des grands espaces nord-américains nous en fait saisir toute leur magnificence mais aussi les bouleversements dramatiques qui les menacent, tels ce terrible feu de forêt représenté vers la fin de l’ouvrage. De même, les séquences décrivant les sensations ou les rêves des personnages sont de véritables œuvres d’art — osons ce terme généralement réservé au domaine musical — néo-psychédéliques, où poésie et chamanisme ne font qu’un — précisons que dans le récit, les habitants de cette région d'Alaska sont d’origine indienne. Et comme Jérémie Moreau ne laisse rien au hasard, sa mise en page est aussi libre que réfléchie : cases de guingois hyper-morcelées alliées à un cadrage dynamique zoomé au max, vues cinématographiques époustouflantes sur deux pages, notre homme ne s’interdit rien…
Si avec « Les Pizzlys » Jérémie Moreau nous éblouit, il nous interroge et nous bouscule aussi, s’abstenant de tout jugement péremptoire et préférant évoquer une responsabilité collective concernant l’impact de l’activité humaine sur l’environnement. La situation qu’il décrit est un constat, effrayant certes, mais encore une fois, l’auteur ne joue pas sur la peur, qui comme chacun sait, inhibe l’action et peut réveiller nos instincts les plus primaires. Ainsi, la conclusion est assez inattendue, ni pessimiste ni optimiste, pour décrire quelque chose qui nous dépasse et devrait nous rendre plus humbles, désarmés que nous sommes face à la toute puissance de la nature qui ne fait que nous renvoyer les conséquences de nos actes. En ces temps anxiogènes où la confusion semble parfois gagner les esprits, notamment à travers les réseaux sociaux où « fake news », haine et peur, font figure de trio infernal, cette bande dessinée est une véritable bouffée d’oxygène. A l’instar de J.R.R. Tolkien, Jérémie Moreau s’efforce de réenchanter le monde, en réconciliant l’Homme moderne avec le « temps du mythe » et la sagesse ancestrale des peuples autochtones. Inutile d’ergoter davantage, « les Pizzlys », par ses qualités artistiques et son propos intelligent qui arrive pile-poil après une période hors-normes (canicules, incendies, sécheresse…), n’est rien de moins que l’album de l’année, un chef d’œuvre « pré-apocalyptique » qui réussit même à surpasser « La Saga de Grimr ».
« Utilisez vos outils de diffusion et racontez que nous, les Selk’Nams, nous sommes toujours vivants. C’est comme ça que vous pouvez nous aider ». Ces paroles de Margarita Maldonardo, l’une des représentantes de cette communauté aujourd’hui au bord de l’extinction, ont sans doute constitué un argument déterminant pour inciter les auteurs à nous offrir ce documentaire. Un documentaire captivant en forme de puzzle, mâtiné de fiction et de poésie, sur cette communauté ethnique de Patagonie qui fut victime à la fin du XIXe siècle d’un génocide, reconnu comme tel par le gouvernement chilien en 2003.
Si le terme « Selk’Nams » n’évoque rien pour la plupart d’entre nous, les images représentant des êtres au corps peints de motifs géométriques ou revêtus d’étranges accoutrements feront peut-être émerger du plus profond de notre mémoire une vague sensation de familiarité. Ces personnages, on pourra sans nul doute les retrouver sous forme de poupées dans les échoppes touristiques des régions proches de la Terre de feu, à l’extrême sud du continent sud-américain. Triste destin pour un petit peuple qui vivait en toute liberté avant que les colonisateurs blancs ne viennent les exterminer pour mieux s’approprier leurs terres qu’ils prétendaient désertes…
Ainsi, il pourrait paraître difficile d’évoquer avec justesse ce peuple « sauvage » (dans le bon sens du terme) et magnifique, a fortiori dans une bande dessinée de 140 pages, peuple dont il ne nous reste que des récits fragmentés, des clichés jaunis et des témoignages oraux par de très rares descendants qui vivent désormais à l’occidentale. C’est ce que se sont efforcés de faire Carlos Reyes (chercheur, enseignant, scénariste et éditeur de BD !) et Rodrigo Elgueta, dessinateur, tous les deux déjà co-auteurs des Années Allende, album phénomène traduit dans le monde entier. On peut dire que l’objectif est atteint et que l’ouvrage constitue un superbe hommage à ces mystérieux Selk’Nams, dont la disparition brutale et l’ « omerta » qui a longtemps prévalu sont inversement proportionnelles au regain d’intérêt qu’ils suscitent aujourd’hui.
Il ne suffit pas de se donner bonne conscience en s’intéressant à leur culture comme on assisterait avec une fausse bienveillance à une danse folklorique ou comme on lirait un livre d’Histoire, non. Il serait judicieux de comprendre comment, au-delà des légendes caricaturales qui alimentaient l’aura des navigateurs au long cours et faisaient rêver les foules d’Europe, ces hommes et ces femmes arrivaient à vivre en parfaite osmose avec les éléments. Un monde perdu qui s’éloigne du nôtre à la vitesse des galaxies, de notre monde qui, lui, a perdu ses racines, et c’est sans doute en partie ce qui provoque cette fascination et cet intérêt renouvelé.
Les deux auteurs chiliens nous aident à entamer ce processus, et y parviennent, malgré une narration dense et prolixe pour les passages historiques et documentaires, mais entrecoupée de passages plus silencieux (une telle culture où la transmission était orale ne peut en effet se limiter à des mots) pour tenter de retracer sur un mode fictionnel et poétique l’état d’esprit d’une communauté dont les mœurs se situaient à des années lumière de la prétendue civilisation européenne lors du premier contact. Considérons les propos de Sandra Rogel, cette jeune femme chilienne « poétesse de terre de feu », qui en tant que petite fille ignorait tout des indigènes de son propre pays — et pour cause. A un moment du livre, celle-ci affirme que, contrairement à l’aspect intellectuel qui motive aujourd’hui la curiosité croissante envers les peuples originaires, ce sont l’empathie et l’émotionnel qui lui ont été indispensables pour aborder l’univers des Selk-Nams, dont la vision du monde était fondée sur des mythes primordiaux ainsi qu’une spiritualité complexe et ritualisée. Des notions dont nous éloigne chaque jour un peu plus chaque jour notre technologie informatique addictive. Mais il semblerait que les esprits des Grands Anciens ne veulent pas mourir et cherchent désormais à se faufiler dans les canaux de communication moderne pour faire entendre leur voix, « eux, les Selk’Nams », et à l’évidence, cette bande dessinée en est un. Alors que le monde est au bord du gouffre, la spiritualité ne serait-elle pas notre planche de salut, si toutefois il n’était pas déjà trop tard ?
Sur le plan du dessin, Rodrigo Elgueta n’hésite pas à alterner des styles variés pour distinguer les différents modes de récit. Plus académique et réaliste pour la partie documentaire ou historique, plus esquissé et plus imprécis pour les passages « fictionnels » concernant notamment la mythologie Selk’Nam. Ou encore, lorsque par exemple il évoque « l’Odyssée de Magellan », le dessinateur s’inspire du style Renaissance des gravures d’époque représentant les grandes expéditions maritimes… Elgueta possède une maîtrise certaine du noir et blanc, et son approche un rien disparate est un compromis parfait entre méticulosité et liberté.
Nous, les Selk’Nams est une lecture certes exigeante dans le sens où elle peut sembler touffue et aller dans tous les sens, mais l’on est facilement captivé par ce récit riche d’enseignements, et pas seulement historique. Il s’agit là d’une œuvre de transmission destinée à éveiller les consciences face à la léthargie généralisée, une œuvre témoignage qui n’a pas vocation à dormir dans une bibliothèque scrupuleusement rangée. Pour les Selk’Nams – et pour tous les autres peuples amérindindiens et aborigènes en voie d’extinction ou dénaturés – que nous, l’Homme soi-disant civilisé, n’avons pas su écouter il y a un siècle, serions-nous disposés à faire amende honorable en mettant la pression sur la zone empathique de notre cortex ? Chacun réagira évidemment à cette question en son ÂME et CONSCIENCE, la première étape avant de se prononcer étant peut-être de découvrir cette bande dessinée très enrichissante…
Avec ce récit autobiographique dont la couverture évoque davantage un conte gothique horrifique, Glenn Head relate son adolescence passée dans ce pensionnat lugubre du New Jersey mais à la réputation prestigieuse, « à la manière britannique », Le Manoir de Chartwell. Cet établissement avait pour objectif de repêcher les élèves en difficulté. Alors que Glenn était peu doué pour les études, ses parents avaient décidé de l’y envoyer afin de faire de lui un élève modèle. Mais le vernis va très vite se fissurer, car il y a décidément quelque chose qui ne tourne pas rond chez Lynch, le directeur de l’établissement, qui a pour lubie de se faire appeler « Monsieur ». Car « Monsieur » aime les jeunes garçons, au-delà du raisonnable. Mégalo et adepte des châtiments corporels, de l’humiliation publique et de la manipulation mentale, cet odieux personnage souffle le chaud et le froid. Quand sa main ne manie pas le bâton, elle se fait baladeuse et - un peu trop - caressante avec ses jeunes pensionnaires, qui pour la plupart en manque d’affection, s’accommodent de ces pratiques libidineuses ou préfèrent en rigoler pour mieux masquer, sans doute, leur malaise.
Glenn Head, en opérant ce retour sur lui-même, nous révèle combien ces quelques années ont laissé des traces dans sa psyché, souvent de façon inconsciente. C’est une véritable descente aux enfers que l’auteur va traverser dans les longues années qui vont suivre, entre alcool et défonce, addiction à la pornographie et fréquentation des prostituées. Une façon suicidaire de fuir les fantômes de ce passé qui le conduisaient à croire que le sexe était une chose sale et honteuse, qui ne pouvait se vivre que dans le secret. Et si le jeune Head, comme beaucoup de garçons de son âge, venait d’une famille où les tabous religieux étaient puissants, le répugnant Monsieur Lynch n’aura fait assurément qu’amplifier le problème, par ses doctrines scabreuses auxquelles il associait l’honneur ou des pseudo-discours bibliques où le diable tentateur se nichait partout.
Après des années d’égarement dans une débauche sans lendemain, l’auteur aura, presque miraculeusement, réussi sa traversée du Styx. Mais le constat est peu réjouissant : Lynch, qui purgea finalement des peines de prison, toujours allégées d’une remise en liberté conditionnelle et au final peu sévères au regard des préjudices infligés, physique et moraux – aura entraîné dans son chaos mental nombre des camarades de Glenn Head et probablement beaucoup d’autres durant les quinze années où il fut à la tête de l’établissement. Aucun des trois garçons qu'il connut là-bas n’en est sorti indemne, tous étant marqués d’une manière ou d’une autre dans leur chair et leur mental, lestés d’un poids qui a gravement compromis leur épanouissement social.
Le dessin noir et blanc de Head, très influencé par l’école de la BD alternative U.S., est totalement en phase avec ce récit hallucinant. Sombre et nerveux, rageur et acéré, son trait laisserait presque penser que cette autobiographie tumultueuse a été produite sous acide. L’auteur ne nous épargne rien, c’est souvent « trash » et les âmes les plus sensibles devront se préparer psychologiquement à pénétrer cet univers cauchemardesque. La pédophilie y est abordée frontalement, à travers le personnage de Lynch, mais sans voyeurisme et de manière suggérée, un délicat exercice d’équilibriste que Glenn Head accomplit parfaitement pour mieux dénoncer l’hypocrisie de certaines institutions qui préfèrent fermer les yeux sur la question. Paradoxalement, le dessin recèle une étrange beauté graphique, partagé entre un côté cartoonesque et azimuté évoquant un certain Crumb (qui ne manque pas de dire tout le bien qu’il pense de l’ouvrage en quatrième de couverture), et une dimension noire et surréaliste qui n’est pas sans rappeler Charles Burns.
Inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique, l’auteur new-yorkais publie ici sa première œuvre à destination du public francophone. A l’évidence, il s’est beaucoup remué les tripes pour accoucher d’un tel récit — et d’ailleurs on y vomit pas mal —, et peu avant lui ont évoqué si abruptement un sujet aussi douloureux. Lorsqu’on n’est pas concerné, on imagine mal que derrière les lourdes portes des institutions les plus réputées, nombre de jeunes gens voient leur vie brisée par des individus pervers arborant le masque de la respectabilité, dans le silence complice de leur hiérarchie et de leurs collaborateurs. Mais désormais, les langues se délient et fort heureusement, l’impunité n’est plus de mise (comme on a pu le voir, l’Eglise catholique en a fait récemment les frais !). Une œuvre à lire d’urgence qui décrit parfaitement les ravages induits par ces âmes sordides.
Scénariste prolifique plus habitué aux séries populaires au long cours, dont la dernière en date est l’époustouflant « Les 5 Terres », David Chauvel tente une incursion dans la BD documentaire, et le moins que l’on puisse dire, c’est que « Res Publica » constitue une vraie réussite. Le seul précédent en la matière de la part de cet auteur remonte à 2007, où il avait participé au recueil choral « Paroles sans papiers ».
Pour ce faire, Chauvel, s’est appuyé sur une documentation très fouillée, toutes les sources étant mentionnées sur cinq pages en fin d’ouvrage ! Un véritable travail journalistique pour tenter de comprendre comment le mouvement des Gilets jaunes est apparu et pourquoi il a débouché sur les confrontations parfois très violentes que l’on sait.
Si la taille de l’objet et sa densité peut effrayer au premier abord, le talent du scénariste qu’est David Chauvel rend la lecture parfaitement lisible. La bonne idée est d’avoir découpé le livre en 13 actes, clin d’œil judicieux au mouvement qui nommait ainsi les dates de manifestations, chaque introduction faisant apparaître moult citations d’Emmanuel Macron, parfois édifiantes et non dénuées de contradictions. La ligne claire réaliste et sobre de Kerfriden, qui s’appuie sur des photos ou des vidéos d’actualité, fait le reste, totalement adapté au propos. Bénéficiant d’une mise en page assez variée, ce docu-BD, en noir et blanc… et jaune (logique, non ?), nous fait revivre les événements de façon très détaillée. Tout y est, absolument tout, et l’on revoit parfois avec effroi ces images d’une violence terrible — car si la violence était le fait d’une petite partie des Gilets jaunes, celle des forces de police se déchaînait bien souvent contre des manifestants pacifistes qui ne faisaient qu’exprimer leur désir d’une vie meilleure et leur opposition au projet néolibéral et antisocial de Macron —, des images désormais rentrées dans l’inconscient collectif français à force de passer en boucle sur les chaînes TV ou les réseaux sociaux. La seule chose qui change est la perspective, très différente de celle adoptée à l’époque par les grands médias, surtout nationaux, qui ont la plupart du temps manqué d’objectivité, aveuglés par un déni stupéfiant.
Et c’est bien là que réside la réussite de l’ouvrage. Car en ayant opté pour la restitution factuelle des événements, David Chauvel s’efforce de livrer une analyse objective et chiffrée derrière des images qui parlent pour elles-mêmes, distillant tout au plus une légère ironie dans ses commentaires plutôt que de se livrer à une diatribe violente contre le pouvoir, ce qui à l’évidence aurait rebuté une partie des lecteurs et risquait de décrédibiliser son travail.
En guise d’hommage aux Gilets jaunes, assimilés par le discours médiatique dominant à une meute enragée et stupide, les auteurs leur donnent un visage en glissant dans la narration deux portraits d’anonymes : Alain et Vanessa, qui racontent leur parcours et comment ils ont été gravement blessés ou mutilés alors qu’ils ne constituaient aucune menace. Difficile de ne pas ressentir de l’empathie pour cet homme et cette femme, bien loin des clichés que le déni médiatique tentait alors de faire pénétrer dans les esprits.
En effet, on a pu mesurer la panique qui s’est emparé des milieux de pouvoir face à ce mouvement de révolte spontané et insaisissable, souvent décrédibilisé par une assimilation outrancière à l’extrême-droite. On était presque interloqué par sa réaction violente, qu’il s’agisse des tirs de LBD et lacrymogènes ou du mépris des éditocrates politico-médiatiques. Par exemple, Luc Ferry, qui réclamait une intervention de l’armée, BHL, plus à l’aise pour défendre la veuve et l’orphelin sous les feux de la rampe, de préférence à l’international, Daniel Cohn-Bendit ou Romain Goupil, pourtant issus du mouvement de mai 68. L’ordre bourgeois, qu’il soit néo ou antique, semblait trembler de tous ses membres.
De façon pertinente, David Chauvel rappelle ce qu’est la démocratie, explique la différence entre démocratie directe, revendiquée par les Gilets jaunes par le biais du fameux RIC, et démocratie représentative, celle que l’on connaît et qui verrouille toute prise de décision citoyenne. Ainsi, le livre cite les propos du philosophe Jacques Rancière qui affirme que « ce qu’on appelle crise de la démocratie a très peu à voir avec la démocratie, c’est vraiment une crise du système représentatif, en tant que tel, et qui atteste, d’une certaine manière, qu’il y a très peu de démocratie dans ce système. »
Respectueux de la chronologie des événements, ce documentaire très complet évoque évidemment l’irruption début 2020 de la crise sanitaire liée au Covid-19, peu de temps après le mouvement syndical de décembre contre le projet de loi sur la réforme des retraites. Le mouvement des Gilets jaunes semblait alors déjà à bout de souffle, et le virus, allié involontaire du gouvernement Macron, aura définitivement mis un coup d’arrêt à cette révolte citoyenne, renvoyée à son statut d’invisibilité. Chauvel en profite pour traiter pêle-mêle de l’emprise financière sur la gestion des affaires politiques (via notamment le fameux gestionnaire d’actifs Blackrock), la collusion des grands labos pharmaceutiques avec certains ministres (n’est-ce pas, Madame Buzin ?) dont beaucoup se sont considérablement enrichis dans le privé avant d’être recrutés par Macron. De même, l’auteur revient sur la casse des services publics, et plus particulièrement la crise des hôpitaux, laquelle n’aura fait que ressortir avec plus d’âpreté lors de l’apparition du virus.
L’image marquante de l’album est incontestablement celle, fort bien trouvée, de Macron, grimé en épouvantail alors qu’il était comédien amateur (vidéo disponible sur youtube), une image qui résume à elle seule le personnage et utilisée par Kerfriden comme un gimmick qu’il décline avec jubilation en représentant le président les bras en croix, veillant sur un immense champ de pièces de monnaie en guise de conclusion…
Certes, le livre est dense et exigeant, mais la bande dessinée, ce n’est pas que des petits mickeys, c’est du sérieux aussi ! Ce mode d’expression possède cette fonction pédagogique d’insuffler un aspect ludique dans les sujets les plus rébarbatifs, n’empêchant en rien la réflexion, tant s’en faut, pouvant même apporter à un propos austère de la nuance voire de l’émotion ou de l’humour par le biais du dessin. En conclusion, « Res Publica » s’avère un documentaire urgent et salutaire en cette période pré-électorale, et même lorsque les jeux seront faits, ce livre demeurera assurément comme une œuvre historique de haute volée, témoignage passionnant de notre époque trouble.
Spin-off pour le moins inattendu, ce tout petit ouvrage au format carré explore les tourments existentiels d’un salaud emblématique des Aventures de Tintin, Allan. Tout juste libéré de prison, le célèbre « marin bandit », semble prêt à prendre un nouveau départ, mais les circonstances vont lui montrer qu’on n’échappe pas si facilement à son destin de tueur…
Difficile de savoir ce qui a poussé Sarah Belmas à créer une histoire autour d’Allan, personnage secondaire et récurrent des Aventures de Tintin, canaille sans foi ni loi pour qui la vie humaine ne vaut pas bien cher. Cette jeune autrice-illustratrice a déjà à son actif une BD intitulée « Lever l’ancre », où elle se livre sans fards, avec ses angoisses, ses doutes et ses peurs de femme ordinaire. Et en matière maritime, de la métaphore de ce titre à la réalité narrative de son nouvel album, il n’y a qu’un pas, puisque la mer est omniprésente ici…
En revanche, pour ce qui est des liens avec l’œuvre d’Hergé, elle se limitera au fameux Allan – rebaptisé ici Allan Thomas Scott, alors que dans « Tintin », il a pour patronyme Thompson, probablement pour des raisons de copyrights comme on peut l’imaginer sans peine – et à la ligne claire si particulière de l’auteur belge. Sarah Belmas emprunte à son univers graphique, sans abus, avec juste quelques touches référentielles ça et là qui permettent une immersion minimale du lecteur.
Car en effet, ce bref récit pourra dérouter ceux, ne parlons même pas des fans pur jus, qui s’attendent à une véritable histoire. Le format est bien trop court pour cela. On est plus dans une approche expérimentale, une sorte d’échappée poétique, non dénuée de charme, où l’on découvre la crapule Allan errant sur la jetée d’un port à sa sortie de prison, appréciant la sérénité des lieux et se récitant à lui-même des vers aux accents baudelairiens, prêt à s’acheter une conduite. Une parenthèse de courte durée pour cet homme avouant se sentir encore prisonnier malgré cette liberté retrouvée, car le destin, allié à sa nature profonde, aura tôt fait de le replonger dans la spirale de la violence. La mer est ainsi faite, alternant, tel un écho à l’âme noire du marin bandit, la quiétude de l’oubli aux secousses des sombres maelströms.
Autre incongruité de cet OVNI hergéen, première bande dessinée de la collection Zoom sur Hergé, on découvre qu’Allan entretient une liaison amoureuse avec une femme, qui n’est autre que l’autrice. Belmas se met ici en scène telle une Pénélope attendant le retour de son Ulysse voyageur au long cours. Etrange d’ailleurs sa façon de se représenter avec un nez crochu évoquant un perroquet… Doit-on y voir un lien avec la Castafiore, le seul personnage féminin marquant dans « Tintin », qui plus est guère flatteur pour la gent féminine et fort peu susceptible de susciter des sentiments amoureux…
D’une certaine façon, l’autrice braque un projecteur sur le rôle de la femme dans l’œuvre d’Hergé, à travers ce personnage d’amante mélancolique et délaissée. Pour autant, on n’y trouvera aucun discours féministe offensif. C’est assez inattendu voire déconcertant, sans prétention aucune. Cela vous traverse l’âme à la manière d’une brise marine, laissant sur la mémoire un léger goût de sel, celui de l’océan et peut-être des larmes.
« Nous ne connaîtrons pas un monde qui prolongera la tendance que nous avons connue dans le passé ». Le constat est sans appel. Comme nous le rappellent quotidiennement les informations, les catastrophes climatiques se répètent plus fréquemment et plus violemment, et l’activité humaine conduit inexorablement à la destruction du vivant, menaçant l’existence même de l’humanité. Le monde arrive à un point de basculement, et nous n’aurons pas d’autre choix que de suivre une voie radicalement différente pour préserver la planète et éviter d’aller droit dans le mur. C’est ce que nous dit en substance cet excellent ouvrage concocté par Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain.
Jean-Marc Jancovici, brillant polytechnicien et conférencier engagé dans la lutte contre le réchauffement climatique, est le fondateur de Carbone 4, cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie carbone, et de The Shift Project, laboratoire d’idées (ou « think tank » pour ceux qui préfèrent un terme anglais) dont l’objectif est de réduire la part des énergies fossiles dans l’économie. Le fameux « bilan carbone », c’est lui-même qui en est à l’origine ! Quant à Christophe Blain, vous le connaissez sans doute déjà puisqu’il est (notamment) le co-auteur, avec Abel Lanzac au scénario, du formidable diptyque « Quai d’Orsay ».
Les deux hommes se sont donc associés pour produire ce passionnant essai en s’appuyant sur les plus récentes données socio-économiques et scientifiques. Comme on peut le voir ici, la « data », ce ne sont pas seulement des lignes de chiffres arides dans des tableaux excel. Tout dépend de la façon dont on les utilise, et c’est bien là que réside le talent de Blain, qui parvient à nous captiver, non seulement en rendant les graphes plus parlants mais aussi en nous faisant sourire avec ses « crobards » vifs et facétieux, voire en provoquant quelques fou-rires. Tout au long du livre, il se met en scène avec Jancovici dans une mise en page très libre, sans cases. Les démonstrations exposées par l’ingénieur sont régulièrement ponctuées de dialogues entre les deux hommes, des « respirations » qui rendent la narration encore plus vivante, Blain semblant se délecter du rôle de candide avec une autodérision jubilatoire.
Qu’apprend-on sur la question environnementale (exploitation incontrôlée des ressources, changement climatique, pollutions diverses…) que l’on ne sache déjà par le biais des abondants canaux d’informations de notre époque ? L’intérêt de l’ouvrage est davantage dans l’exposé limpide et ludique qui nous est proposé, afin de bien comprendre ce à quoi nous sommes confrontés.
En guise d’introduction, Jancovici remonte aux sources et nous décrit ce qu’est l’énergie, ce qui constituera la base de son raisonnement. Car si l’énergie, en corrélation avec l’exploitation des ressources naturelles, représente en quelque sorte l’élément fondateur à l’origine des progrès de l’humanité, elle s’avère également la cause des nombreux problèmes que nous rencontrons aujourd’hui. Du charbon au nucléaire en passant par le pétrole, elle a permis depuis les débuts de l’industrialisation une progression incroyablement rapide vers un certain bien-être technologique. Le modèle capitaliste a fait le reste, peu soucieux des effets indésirables, en fondant sa croyance sur une théorie pernicieuse élaborée il y a deux siècles, celle de l’économiste Jean-Baptiste Say, qui prétendait que les sources d’énergie étaient gratuites et illimitées. Le problème, c’est que c’est encore cette théorie qui prévaut dans le monde d’aujourd’hui ! Que n’avons-nous choisi de croire celle de son contemporain Charles Dupin, qui disait déjà tout le contraire et souhaitait organiser l’exploitation des ressources… ?
Blain a su trouver par son dessin efficace la métaphore parfaite de ce que l’être humain est devenu : un Iron Man toujours plus assoiffé d’énergie fossile, sa « bibine » favorite étant le pétrole. Notre style de vie a fait de nous des sortes de mutants, et toutes les machines qui nous assistent sont devenues en quelque sorte nos exosquelettes. Si le progrès n’avait pas eu lieu, chaque Terrien aurait en moyenne 200 esclaves (600 pour chaque Français !) à sa disposition pour déployer une force musculaire équivalente à celle de nos machines ! Sachant que nous n’avons pas de planète de rechange et que les ressources vont s’épuiser un jour ou l’autre, que la population terrestre a cru de façon exponentielle avec la révolution industrielle, passant de 500 millions à presque 8 milliards d’êtres humains, il va bien falloir admettre que nous sommes désormais au pied du mur. Et pourtant, alors que la maison brûle, nous nous réfugions dans une forme de déni, peu disposés à renoncer à notre confort moderne, tandis que les vieilles litanies « libérales » sur la croissance sont ressassées inlassablement, tel un vieux vinyle rayé…
Jancovici, lui, tente seulement de nous mettre face à nous-mêmes, sans chercher à nous culpabiliser, privilégie la raison plutôt que la peur, et c’est ce qu’on apprécie particulièrement avec cet ouvrage, car selon lui, « la culpabilité est inhibitrice de l’action ». Certes, le chantier est vaste, et le citoyen, en modifiant ses pratiques de consommation, pourra agir à son échelle, mais cela restera vain sans une réelle volonté des pouvoirs publics. Il propose plusieurs pistes pour tous les domaines (agriculture, transports, logements, etc.), afin d’accompagner une transition inévitable vers la décroissance, à commencer par la sobriété, qui est « choisie et peut s’organiser, tandis que la pauvreté est subie, généralement dans la violence. »
En résumé, « Le Monde sans fin » est une vraie réussite à mettre entre toutes les mains, parce que l’ouvrage réunit de nombreux critères pour une lisibilité parfaite, grâce à sa rigueur narrative et la clarté du propos de « Janco », alliée au dessin plein d’humour de Blain, le tout générant une qualité ludique pour un sujet qui ne l’est pas vraiment à la base. Et l’air de rien, ce livre remet du baume au cœur dans notre contexte particulièrement anxiogène en nous offrant une analyse rationnelle, loin des fantasmes apocalyptiques mis en avant par certains. Il bouscule également nos certitudes et risquerait bien de faire évoluer notre point de vue (c’est mon cas en ce qui me concerne). Ce qui constitue un élément marquant de cet essai, c’est l’approche développée par Jancovici sur le nucléaire, qui prouve de façon très factuelle que cette énergie est aujourd’hui la plus propre, loin d’être aussi dangereuse que l’on veut bien le croire. Notre polytechnicien ne s’est pas fait que des amis chez les écolos avec cette affirmation mais pour lui il est urgent de dédramatiser : « Le nucléaire est un peu comme l’avion de ligne. Les accidents frappent les esprits et créent un sentiment d’effroi. » De plus, les énergies renouvelables (hydraulique, éolien, solaire) ne suffiront jamais à compenser l’abandon du charbon et du pétrole, qui aujourd’hui représentent une part largement majoritaire des sources d’énergie. On apprendra en conclusion que notre course folle vers le progrès est directement liée à un bout de notre cerveau, le striatum, qui nous pousse à vouloir toujours plus… En avoir conscience, c’est sans doute une bonne manière d’entamer une thérapie de désintoxication… Reste à savoir si les « décideurs » gravement accros à un système largement corrompu par la doxa capitaliste se sentiront concernés par ces propositions visant seulement à ne pas scier la branche sur laquelle on est assis ! Le temps presse…
Il fallait un certain courage pour aborder un sujet aussi casse-gueule que celui-ci, surtout en ces temps où la moindre info touchant au consentement sexuel est facilement montée en épingle et peut déboucher sur une opération de lynchage en règle sur les réseaux sociaux. Car si le thème central ici concerne la pédophilie, le focus ne se fait pas sur la victime mais sur le pédophile lui-même, chose extrêmement rare, puisque généralement les nouveaux gardiens de la morale 2.0 dénieront à ce dernier, monstre ultime et croque-mitaine infréquentable des temps modernes, toute possibilité de s’exprimer.
Seulement voilà. Qu’on le veuille ou non, les choses ne sont pas aussi simples. La question ne se résume pas à une lutte binaire entre le bien et le mal mais comporte nombre de zones grises. Pour traiter son sujet, Ben Gijsemans, jeune auteur belge qui publie ici son deuxième opus, va prendre son temps sur un peu plus de 200 pages en optant pour un procédé itératif où la compréhension passe principalement par les attitudes et les mouvements, souvent imperceptibles, où l’on doit lire entre les lignes de dialogues plus qu’anecdotiques. Pour peu qu’il fasse preuve d’observation et d’empathie, le lecteur devinera assez vite le mal dont souffre Aaron, sans que le mot « pédophilie » ne soit évoqué une seule fois. Ici, le « monstre » est un jeune étudiant qui se cherche. Solitaire, fluet et timide, il n’est pas plus doué pour les études (il passe ses vacances à préparer ses examens de rattrapage) que pour le sport, devenant peu à peu un étranger pour ses parents et n’ayant comme seul refuge sa collection de comics mettant en scène des superhéros, tout ce qu’il n’est pas en somme…
Ainsi, Gijsemans va insérer de façon récurrente à l’intérieur de la trame principale quelques extraits des lectures du jeune homme, où l’on voit des héros très virils combattre des méchants sur un scénario extrêmement simpliste, presque toujours le même, où se joue justement cette fameuse lutte binaire entre le bien et le mal dont je parlais plus haut. Ces intermèdes « trépidants » au graphisme « vintage » font contraste avec la narration figée en gaufrier, toujours en plan fixe et accompagnée d’une ligne claire élégante, où l’on observe Aaron en proie à des tourments intérieurs qui le maintiennent dans une sorte de cage de verre, incapable de communiquer à quiconque ses états d’âme. De la même façon qu’il trouve refuge dans ses bandes dessinées pour ados, peu disposé à accéder au monde des adultes qui n’ont de cesse de lui renvoyer le miroir de son anormalité, il ne cherchera un semblant de compréhension qu’avec les rares enfants qu’il côtoie, l’un qu’il aperçoit depuis sa fenêtre en train de jouer au foot, et l’autre, son neveu de 6 ans. Les deux tentatives d’approches (sans aucun caractère sexuel faut-il le préciser) se solderont par une fin de non-recevoir de la part du premier, et par l’indifférence du second, dormant du sommeil du juste.
Disons-le clairement, l’auteur livre son récit avec beaucoup de finesse et d’intelligence, ici, le scabreux n’est pas de mise ! Aaron ne passera jamais à l’acte, les faiseurs de buzz en seront donc pour leur frais ! Ben Gijsemans montre avec talent que le procédé narratif qu’il a choisi fonctionne particulièrement bien ici, un choix qui rebutera peut-être certains par son aspect monotone mais qui, basé principalement sur la gestuelle, décrit, mieux que ne saurait le faire des mots, la souffrance intérieure du protagoniste principal. La mise en page en gaufrier ajoute à cette monotonie ambiante où se débat l’âme égarée d’Aaron, comme prisonnière des cases roides et inflexibles.
Certes, on se dit que l’auteur aurait pu faire plus court et qu’il y a quelques longueurs, mais pourtant l’histoire réussit à nous captiver jusqu’au bout, sans aucun effet de manche. Ce seul critère indique que l’auteur a atteint son but et fait d’ « Aaron » un album réussi. L’autre petit bémol de ma part, bien minime il faut le dire, serait lié au choix d’un personnage masculin, qui fera dire aux esprits paresseux que pédophilie et homosexualité ne font qu’un. Mais on peut considérer aussi que l’auteur fait confiance au discernement de ses lecteurs. D’ailleurs, au début du livre, le journal télévisé n’annonce-t-il pas la condamnation d’un pédophile (un vrai monstre celui-là !), « qui était entré en contact avec de centaines de filles mineures » ? Et puis vers la fin, l’interrogation d’Aaron, démoralisé après une aventure aussi brève que calamiteuse avec une inconnue entreprenante rencontrée dans un bar (confirmant ainsi son absence de désir pour la gent féminine), qui révèle sa solitude abyssale et tragique, annonçant vraisemblablement un début de déprime, avec une phrase récitée sans conviction : « C’est ok, c’est ok. En effet, peut-être que je suis homo. Un homo tout à fait normal. »
On ne peut que saluer l’initiative audacieuse de Gijsemans, pour un sujet qu’il a su aborder en mettant l’accent sur le supplice moral d’un être, loin de l’image du pervers pédophile dont raffolent les médias à sensation. Aaron, on va le comprendre, n’est encore qu’un enfant dans sa tête qui ne saisit pas vraiment ce qui lui arrive et pourquoi les gamins l’attirent. Devra-t-on l’incriminer alors qu’il n’est jamais passé à l’acte, préférant rester à l’abri dans le cocon de l’enfance, sans doute par peur d’affronter ses démons ?
Gijsemans le dit à sa manière : le fait de maintenir un sujet aussi sensible dans la gangue du tabou ne l’empêchera pas d’exister. Au contraire, cela ne fait que renforcer le malaise, autant pour les victimes que pour les « bourreaux », tous réduits au silence, et, plus gravement, accentuer conjointement la souffrance et le désir du pédophile en le conduisant vers des voies réellement perverses. L’auteur ne propose pas de solutions, ne culpabilise pas non plus, se contentant de faire appel à notre capacité d’écoute, et lance, consciemment ou non, des pistes à l’attention des parents concernés, afin peut-être d’éviter une spirale infernale pour leurs progéniture*... En cela, « Aaron » est un ouvrage touchant et admirable par son parti pris objectif et sa façon « soft » d’aborder les choses. Et un coup de cœur aussi, pas forcément immédiat, mais un coup de cœur tout de même pour sa capacité à vous hanter et à vous questionner…
*à noter qu’il existe depuis peu en France un numéro à destination des sujets au trouble pédophilique pour une prise en charge avant le passage à l’acte (0 806 23 10 63)
Une nouvelle fois, Renaud Dillies retrouve ses compères Régis Hautière au scénario et Christophe Bouchard à la colorisation pour nous transporter dans son univers de prédilection, l’enfance, sous l’angle du conte animalier où la poésie tient une part majeure. A peine remis de son sublime « Abélard », d’une tendresse infinie, auquel succédait de façon honorable « Alvin », sans toutefois égaler le récit d’origine, nous attendions toujours la petite perle d’émotion digne de succéder à son « ours mal léché » et pourtant si attendrissant…
Graphiquement, les deux univers et leur touche enfantine sont très proches, mais là où « Abélard » contenait un propos plus adulte, davantage d’âpreté et de « gros mots », « Le Clan de la rivière sauvage », en tout cas dans ce premier tome, s’adresse clairement à un public plus jeune, le récit mettant en scène de façon très classique une petite bande de gosses qui vont vivre une aventure extraordinaire, une trame qui n’est pas sans rappeler celle de « Peter Pan »… La narration fonctionne selon une structure de récits enchâssés, avec une jolie trouvaille alliant l’esprit du conte et la magie : un livre très spécial qui permet de vivre les histoires plutôt que de les lire, telle une clé ouvrant la porte vers des mondes parallèles. L’histoire de pirates narrée par le vieux conteur va prendre progressivement corps – et les enfants vont se retrouver projetés en tant que personnages de l’aventure. Si le thème est plutôt alléchant, il faut bien avouer que le récit met un peu de temps à se mettre en place. Et, alors qu’au moment où tout bascule (à la moitié du livre tout de même…), le lecteur risque bien de rester sur sa faim, voire étonné devant le peu de relief narratif. Cette histoire de pirates s’avère plutôt conventionnelle, assez peu passionnante, tandis que la charme et la poésie font cruellement défaut.
Le dessin opte pour une ligne plus claire que pour « Abélard » mais les personnages sont similaires, et Choco évoque immanquablement une version enfantine du héros du diptyque précité. De même, les couleurs sont plus variées et plus vives, confirmant la cible jeunesse de l’ouvrage. En revanche, on sera peut-être moins séduit par le personnage tout bleu de Zaki, peu expressif, dont on n’arrive pas bien à définir s’il s’agit d’un oiseau ou d’une souris plumée, d’un vague cousin extra-terrestre des Schtroumpfs ou d’une entité évadée d’un tableau abstrait (ce visage bizarrement longiligne…), ce qui échoue à susciter l’empathie, produisant même une sensation un rien désagréable.
Pourtant, on évitera d’être trop sévère, préférant croire que les auteurs redresseront la barre dans le deuxième tome (s’agira-t-il d’un autre diptyque ou d’une série en plusieurs tomes ?) et sauront nous convaincre que celui-ci sera à la hauteur de nos attentes et de l’estime que l’on porte à ces auteurs. De façon générale, l’imagination est bel et bien présente, mais la construction globale s’avère moins convaincante, un peu bancale, avec une vague impression d’inachevé.
Ce récit de science-fiction a des allures d’OVNI, en premier lieu à cause des premières pages tiennent plus du puzzle dont le lecteur va devoir assembler les morceaux pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette mystérieuse intrigue, où l’on voit un diplomate humain se balader à travers la galaxie pour tenter de dénouer des conflits entre espèces. En d’autres termes, on ne rentre pas si facilement dans le récit, à l’introduction un peu longuette, une caractéristique pas si gênante quand on en ressort pleinement satisfait. L’histoire finit par captiver, cela va sans dire, et de façon étourdissante même, si bien que des retours en arrière seront peut-être nécessaires. Outre l’immortalité, qui reste le sujet principal du livre, Vehlmann profite du genre SF pour explorer une multitude de thèmes.
Tout d’abord, par le biais de la vie extra-terrestre, c’est la question de l’altérité et de la difficulté de communiquer avec des êtres aux codes de communication très éloignés de l’humain qui est posée, et nous ramène à nos caractéristiques si si terriennes : absences d’empathie souvent doublées d’orgueil ou d’arrogance, besoin d’avoir raison sans écouter l’autre. On trouve également d’autres sujets, en lien avec le transhumanisme et la biotechnologie, dont fait d’ailleurs partie l’immortalité, tels que la transmigration de l’esprit humain (que certains scientifiques de la Silicon Valley considèrent ni plus ni moins comme un système d’exploitation informatique), le clonage de soi-même en plusieurs exemplaires, contenant chacun un bout de sa propre mémoire. Plus politique est le thème de la précognition (bien développée dans le film « Minority Report »), de la culpabilité et de la responsabilité juridique des témoins et même des victimes ( !). Le récit donne également lieu à divers questionnements philosophiques sur la satisfaction des désirs, le deuil, l’amitié ou la réalité de sa propre existence, entre autres…
Bref, les nombreuses questions abordées sont véritablement passionnantes, et c’est peut-être de là que vient le problème. A trop vouloir en dire, Fabien Vehlman ne fait finalement qu’effleurer ses sujets, tandis que la narration souffre d’un manque flagrant d’ossature, avec mille histoires dans l’histoire, ce qui donne un côté foutraque à l’ensemble, lesté qui est plus d’anecdotes parfois incongrues, parfois déconcertantes… Si le format était trop restreint, peut-être aurait-il été plus judicieux d’en faire une série… Quant au dessin noir et blanc de Bonneval, il s’efforce d’être stylé et original, et y parvient parfois, mais reste un peu sec et inabouti dans son minimalisme un brin paresseux.
« Les Derniers jours d’un immortel » ont quelques défauts qui rappellent un peu ceux de « Polaris ou la nuit de Circé », et l’on s’étonne d’un tel constat quand on a aimé « Satanie » et « Jolies Ténèbres » (de Vehmann et Kerascouët), ou encore « Les Racontars arctiques » (de Bonneval et Tanquerelle), sans parler du « Dernier Atlas », à tel point qu’on se demande si l’objet a été produit par les mêmes auteurs. C’est une vague impression de gâchis qui subsiste, et clairement, le récit péche par son scénario. Ce qui est un peu dommage pour un livre qui parle d’incommunicabilité, et qui avait beaucoup d’atouts pour s’imposer comme une œuvre culte.
En l’espace de deux mois ce ne seront pas moins de quatre adaptations de « 1984 » qui auront été publiées (une en novembre 2020 et trois ce mois-ci). Il faut dire que 70 ans après la sortie française du roman culte de George Orwell, désormais entré dans le domaine public, plusieurs éditeurs (Soleil, Sarbacane, Rocher et Grasset) se tenaient sur les starting blocks pour sortir leur propre version. On pourra objecter que cela est tout à fait ridicule de sortir en même temps quatre adaptations, mais quoiqu’en en pense, cela confirme toute la puissance et la modernité du livre de l’auteur anglais. Si la pertinence d’une adaptation est incontestable, reste à en connaître la valeur ajoutée. Commençons avec celle de Soleil Productions.
Sur le plan graphique, Rémi Torregrossa prouve qu’il sait dessiner, cela n’est pas à contester. Son style réaliste et assez détaillé, un peu froid, a su parfaitement donner corps au roman d’Orwell, en restituant scrupuleusement l’univers du livre que chacun pouvait avoir en tête. Le choix du noir et blanc paraissait approprié pour dépeindre un monde terne et déshumanisé, avec une rare intrusion de la couleur dans les scènes où Winston et Julia parviennent à se retrouver dans un cadre intime pour vivre leur amour. Clairement, on reste dans l’académisme propre à tout un pan de la bande dessinée actuelle et qui caractérise le plus souvent les séries dont le but est de capter le public le plus large, et qui probablement laissera de marbre la frange des bédéphiles en quête d’originalité.
La récit de Jean-Christophe Derrien est de façon peu surprenante à l’image du dessin. Elle suit à la lettre la structure de l’œuvre littéraire, la seule digression que s’est autorisée le scénariste étant d’avoir choisi la narration subjective en utilisant les extraits de journal du héros Winston. Ce faisant, cette option permet à l’histoire de conserver une grande fluidité, à l’instar du roman d’Orwell.
En optant pour la fidélité au récit d’origine, on pourrait en déduire que Soleil a voulu limiter les risques d’un échec commercial. Cette version, qui semble être la plus convenue, est loin d’être mauvaise mais n’apportera pas grand-chose au « 1984 » de 1949, et ne conviendra qu’à ceux qui ne lisent que de la BD. A cet égard, on ne pourra que conseiller au lecteur — jeune ou non, et ouvert à tous les formats narratifs — de se précipiter plutôt sur l’ouvrage original, monument incontournable de la littérature de science-fiction qui conserve une acuité terrible sur la façon dont les technologies permettent de suivre à la trace les citoyens. A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, la question n’en est que plus brûlante. Les télécrans de « 1984 » ne sont-ils pas d’une certaine manière les smartphones de 2021.
D’emblée, ce conte gothique et fantastique qui commence par une comptine médiévale intrigue au plus haut point. Avec une narration qui tranche avec ce qui se fait habituellement dans le genre, Thierry Murat a choisi la sobriété, enjoignant ainsi aux amateurs de sensations fortes et de fantastique un peu trivial, via la voix du narrateur Victor, de passer leur chemin, avec même une pointe de moquerie : « Si ton âme trop timide ne trouve pas la force d’accoster sur ces territoires aux émanations sauvages et voluptueuses, tourne les talons dès maintenant tant qu’il en est encore temps. » Quant aux images, elles sont la plupart du temps suggestives et renferment une puissante beauté poétique. Son auteur mériterait bien l’appellation de poète du neuvième art, lui qui semble davantage appartenir à un autre siècle et nous avait déjà ébloui avec « Etunwan - Celui-qui-regarde », une échappée lyrique dans l’Ouest sauvage des pionniers.
L’atmosphère hivernale, lugubre à souhait, évoque immédiatement Edgar Allan Poe, avec ce corbeau de mauvais augure, figure récurrente dans le livre. Ce qui est la fois intéressant - et peut-être déroutant pour certains -, c’est que cette histoire où il est question au départ de sorcellerie, de lycanthropie et de magie noire évolue vers tout autre chose au fil des pages. Thierry Murat, qui semble plus que circonspect vis-à-vis des croyances ancestrales, de la religion – chrétienne dans ce contexte –, et des pratiques ésotériques à la mode à cette époque, va opérer un twist savant en franchissant une dimension purement poétique, avec l’apparition d’une femme belle et mystérieuse prénommée Mëy, qui semble avoir élu domicile dans les bois environnants. Il va ainsi extirper son récit des funestes ténèbres pour le transcender, le porter vers une lumière bienfaisante, tentant de faire partager au lecteur l’extase liée à une nature généreuse et omniprésente, quelque chose qui se rapprocherait de l’amour, tout simplement.
Certes, il s’agit d’une lecture exigeante, étoffée par de très beaux textes. Mais comme toute lecture exigeante, on en ressortira grandi. Fatigué peut-être, mais vivifié et changé à tout jamais. « Le poète, nous dit l’auteur, parle à l’âme humaine à l’état brut. C’est pour cela qu’il sauvera le monde avec un seul murmure. » C’est aussi pour cela qu’on aime Thierry Murat.
Même si on commence à être habitué par le bon goût éditorial de la collection Métamorphose, on ne peut s’empêcher de s’extasier comme presque à chaque fois qu’une de ses nouveautés nous arrive dans les mains… Alors désolé si ça n’est pas très original, mais c’est encore une fois le cas ici… Et comme souvent, l’objet, de très belle facture, tient parfaitement ses promesses quant au contenu. « Le Grand Voyage de Rameau » est consistant (un peu plus de 200 pages) et cela tombe très bien car dès le départ, on est immédiatement en immersion et on ne voudrait déjà pas que cela finisse…
Nous avons affaire ici à un conte, et comme dans tout conte, on y trouve une portée initiatique, laquelle concernera en premier lieu la jeune héroïne au nom étrange de Rameau. Envieuse des géantes de la cité, Rameau voudrait elle aussi porter une jolie robe, et non pas cette frusque insignifiante ! Pour elle, Londres est un paradis luxueux plein de promesses radieuses, une idée fixe qui poussera la fillette à braver l’interdit en franchissant l’orée du bois, et par voie de conséquence, la « condamnera » à l’exil vers la ville qu’elle admire tant…
Phicil excelle littéralement avec ce conte aux charmes multiples, comme s’il était parvenu à trouver la combinaison idéale entre écriture et dessin. Tous deux s’allient pour produire une petite merveille bédéphilique, à tel point qu’on imagine mal pouvoir les dissocier l’un de l’autre. La fluidité de la narration propre au genre répond à l’authenticité d’un trait délicieux et unique dont on aperçoit les coutures, idéal pour représenter ces petits êtres aussi difformes qu’attachants, à commencer par Rameau et son physique impossible mais désopilant (une tête énorme, un nez surdimensionné surmonté de petits yeux et une bouche très large), assorti d’une forte personnalité. S’inscrivant dans une tradition littéraire victorienne oscillant entre Gaslamp et low fantasy, « Le Grand Voyage de Rameau » établit une sorte de pont entre un univers enfantin champêtre et enchanteur et un monde littéraire témoignant d’une période assez noire typique de l’Angleterre industrielle de la fin du XIXe siècle. Jouant sur ces contrastes, le récit va débuter dans une atmosphère idyllique de candeur verdoyante, évoluant progressivement vers l’immensité urbaine et tentaculaire de la cité des « géants », d’abord avec l’architecture imposante de Londres et ses salons « cosy », où l’on croisera notamment Oscar Wilde jeune (avec déjà une pointe d’inquiétude quant au contexte social dur et puritain), puis vers les bas-fonds sordides où l’ombre de Jack l’Eventreur est omniprésente. Mais au beau milieu de cette obscurité va scintiller la discrète lumière de nos farfadets par le biais de pierres magiques (les cornalines), qui guideront nos voyageurs vers plusieurs personnages-clés, notamment la Reine Victoria, telles des balises jalonnant le parcours initiatique de la jeune Rameau…
En résumé, les nombreuses qualités de cet ouvrage, qui n’est pas sans rappeler « Peter Pan », nous plongent dans un émerveillement rare où notre part d’enfance est réactivée de façon prodigieuse. En nous faisant voir le monde des humains à travers les yeux de ces petites créatures, soucieuses de se tenir à distance de ces « géants au cœur malade », Phicil nous montre les aspects les moins reluisants de notre nature, tout en conservant une grande fraîcheur d’esprit conjuguée à un humour dépourvu de cynisme qui fera rire de bon cœur. Il ne faut pas passer à côté du « Grand Voyage de Rameau », une des pépites de l’année, et puisque c’est la période, un très très joli cadeau à déposer dans les souliers, petits ou grands…
Geoffroy Monde serait-il un génie (encore trop) méconnu ? Il fallait tout de même une certaine audace pour s’attaquer au mythe de Prométhée, et Monde n’en manque pas ! Son génie, peut-être, viendrait du fait qu’il a réussi à se l’approprier totalement, en le passant à la moulinette de son brillant cerveau malade, et ce, pour notre plus grand bonheur. Geoffroy Monde appartient assurément à cette catégorie d’auteurs qui ne fait rien de ce qu’on attend de lui, et c’est en toute logique qu’il a accepté de travailler avec ces brindezingues de Requins marteaux. En outre, quand il s’est agi d’étoffer leur collection « BD Cul » au format poche, pratique à tenir d’une seule main (mais pas que), notre joyeux créatif à l’imagination débridée ne s’est pas fait prier, il a même invoqué les dieux de l’Olympe !
« Le Privilège des dieux » commence avec Prométhée, un titan — l’auteur semble avoir décidément une passion pour les géants, qui tiennent déjà une place centrale dans « Poussière ». Et comme dans la série, ces géants ne veulent que du bien aux humains. Selon le mythe, Prométhée déroba le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains et le paya chèrement par la suite, sauf qu’ici, Prométhée fait don de sa personne au sens propre du terme, et le feu en question n’est rien d’autre que sa précieuse semence. Ce qui donnera lieu, on peut s’en douter, à quelques scènes pittoresques, d’autant que le titan n’attend pas le consentement de ses victimes, mais s’il y bien des actes de viol, le traitement humoristique permet d’éluder toute idée de violence ou de souffrance. Un exercice délicat que l’auteur gère parfaitement. Ainsi, le supplice de Prométhée sera beaucoup moins pénible — Geoffroy Monde ne fait pas dans le gore et on lui en sait gré — mais ce personnage va dès lors vite être éclipsé au profit de Mercure, qui se verra confier par les dieux la mission de récupérer ce « cadeau » accordé à toute l’humanité par Prométhée. Le même processus mais à l’envers. Curieusement, Mercure est un dieu romain et on se demande un peu ce qu’il fout sur l’Olympe, mais l’auteur n’est pas à un anachronisme près, d’autant qu’on l’a bien compris, tout est permis ici, on est clairement dans le décalage et l’absurde ! D’ailleurs, il ne faudra pas chercher à tout comprendre. Si l’on y voit pas mal de références, certaines ne feront sens que pour l’auteur, si tant est qu’il y en ait un.
Le feu sacré de la connaissance est donc ramené ici à une allégorie altruiste de la liqueur séminale masculine, un « feu de la connaissance » qui vous remue et vous chauffe les entrailles en règle et fournira à notre beau gosse bien musclé et bien membré qu’est Mercure — contrairement à Prométhée dont paradoxalement on ne distingue qu’une chaste protubérance — le prétexte idéal pour conquérir les foules et tirer sa crampe partout où il passe… et avec le ou la premier(e) venu(e), jeune, vieux, beau, moche, chauve ou chevelu… Loin du mythe, Mercure est passé du statut de dieu du commerce et de messager ailé à celui de queutard insatiable et expert dans l’art du plaisir. Ses « superpouvoirs » lui permettront de forniquer avec l’humanité entière – pour cela, il vaut mieux être bissexuel — pendant 1.000 ans, de l’Antiquité à nos jours (sic)…. Meilleur WTF du récit, il connaîtra même le grand amour avec Elliott Ness…
Menée tambour battant, cette épopée drolatique ne cesse tout au long du récit de prendre le lecteur par surprise (un peu à la façon de Mercure, qui déboule sans crier gare avec son énorme chibre pointé vers le ciel). Le lecteur est bringuebalé dans un tourbillon de rebondissements à travers les époques et dans mille lieux différents, sur un rythme démentiel accentué par moult ellipses chronologiques. C’est très souvent saisissant, parfois drôle, mais toujours jubilatoire. Cet OVNI éditorial, qui équivaut à une prise de champignons hallucinogènes, a le mérite de transcender les codes du manga en y intégrant façon puzzle cet humour au 38e degré si européen, et c’est sans doute là que réside une grande partie du génie de Geoffroy Monde. Un petit must de pop-culture qui, comme toujours chez cet auteur décidément intéressant, reste très graphique, à la fois dans le dessin et la mise en page, où le sexe, tout en étant outrancier, reste « présentable », où les attributs sexuels apparaissent tels des friandises alléchantes.
« Le Privilège des dieux », objet insignifiant au premier abord par son format poche, se révèle un périple original tout à fait extravagant. On ne sait si Geoffroy Monde a voulu produire là un manifeste hédoniste ou un simple objet de divertissement, mais nom de DIEU une chose est sûre, nous avons là un vrai PRIVILÈGE de lecteur ! Un lecteur qui pourra se délecter de ce « feu sacré », toutes sexualités confondues bien sûr !
Si le retour de Pierre-Henry Gomont était des plus attendus en cette rentrée, c’est un retour en fanfare et en grande forme qui se manifeste à travers cet album placé sous le signe du burlesque. En s’inspirant d’un fait réel – le vol du cerveau d’Einstein en 1955 - comme point de départ de son récit, l’auteur nous emmène dans une course folle à travers les Etats-Unis, où le Dr Stolz, détenteur de la « matière grise » du célèbre scientifique, n’aura de cesse de tenter d’échapper à ses poursuivants du FBI, le bocal contenant le précieux « Graal » sous le bras…
Pour l’occasion, le trait de Gomont se fait encore plus vif et nerveux qu’à l’accoutumée, accentuant le rythme effréné de cette comédie déjantée. Les corps se tordent en des angles improbables, les jambes s’étirent démesurément pour mieux courir, et les visages se déforment dans des expressions hallucinées, comme dans un dessin animé digne de Tex Avery. L’image marquante de cette histoire restera celle d’un Einstein mi-fantôme mi-héros de BD au crâne évidé, contemplant d’un air un peu crétin son propre cerveau flottant dans un bocal, puis pour passer inaperçu aux côtés de Stolz, sera affublé d’une casquette de base-ball, symbole vestimentaire fétiche d’une certaine beaufitude yankee…L’autre jolie trouvaille est de voir le professeur, par suite de l’ablation de la zone du langage sur son cerveau (l’aire de Broca), s’exprimer par images. Et quoi de mieux que la BD pour raconter cela ?
L’air de rien, Pierre-Henry Gomont s’est quelque peu documenté pour produire « La Fuite du cerveau », nous livrant une conclusion pour le moins étonnante qu’il serait déplacé
* de révéler ici. Cette excellente comédie macabro-surréaliste, non seulement drôle mais également fascinante, parce que traitant d’un sujet des plus fascinants : la grosse éponge peu ragoûtante emprisonnée dans notre crâne, siège de toutes les créations humaines. Très modestement, l’auteur de « Malaterre » met son envie de « broder ces quelques pages en tous points indignes du génie humain dont il est question (…) sur le compte des mystères insondables que recèle le cerveau humain ». Juste peut-être, comme il le dit, un « besoin vital, et parfois frénétique, de raconter des histoires. Des histoires vraies, comme des histoires fausses ».
Après « L’Aimant », c’est avec une impatience non feinte que l’on attendait la nouvelle œuvre de Lucas Harari. L’auteur quitte ainsi l’atmosphère montagnarde hivernale des Alpes suisses pour épouser la douceur méditerranéenne, dans un cadre solaire idyllique. « La Dernière Rose de l’été » peut se résumer comme un thriller hitchcockien à l’ambiance contemplative, évoquant le cinéma de la « Nouvelle vague », avec un zeste de farniente, de liaisons dangereuses et d’amours esquissées.
Traité en apparence comme un thriller classique avec une enquête policière à la clé, « La Dernière Rose de l’été » comporte une dimension supplémentaire. Car comme avec le précédent opus de Luca Hariri, tout va se jouer au-delà des apparences malgré une apparente fluidité narrative, avec l’intrusion diffuse du mystère. Derrière le décor luxueux d’une villa d’architecte en bord de mer, la tension psychologique va s’accentuer pour laisser place à un cauchemar éveillé jalonné de visions perturbantes et d’images subliminales, desquelles l’auteur ne livrera guère de clés. Les personnages évoluent dans un théâtre d’ombres chinoises où l’on n’est jamais sûr de rien, où l’on ne sait jamais exactement qui manipule qui. Cela pourra dérouter le lecteur avide de réponses toutes faites, que les références à « Martin Eden » de Jack London ou aux traditions chamaniques via les statues hopis du père de Rose ne viendront pas tranquilliser.
Contrastant avec la tragédie annoncée du récit, l’élégante ligne claire de Lucas Harari, un rien rétro, est sublimée par le choix des couleurs vives, bien adaptées à cet environnement balnéaire qui immerge littéralement le lecteur, tout comme les superbes scènes nocturnes aux mille nuances bleutées. Comme dans « L’Aimant », l’architecture tient une place importante, en particulier par l’entremise de la magnifique villa de Georges Plyret perchée sur une falaise. Et tout cela contribue à créer une atmosphère unique nimbée d’une plaisante aura littéraire où le glamour convole avec le mystère. La Beat Generation n’est pas loin… Graphiquement, on peut évidemment penser à Hergé (Leo étant une sorte de Tintin écrivain par sa jeunesse célibataire et candide, comme l’était Pierre dans « L’Aimant »), mais « La Dernière Rose de l’été », c’est aussi un peu la rencontre entre Charles Burns et Jacques de Loustal, dans une zone où l’étrangeté du premier dialoguerait avec la mélancolie radieuse de l’autre.
L’éditeur Sarbacane, qui a su faire preuve de flair avec cet auteur talentueux, nous sert l’histoire dans un superbe écrin : impression en grand format sur du papier de qualité, le tout habillé d’une jolie couverture toilée, de couleur rose comme il se doit. « La Dernière Rose de l’été » se voit ainsi hissée au statut de « Beau livre », véritable plaisir de collectionneur, dont les pages sont comme autant de pétales se déployant au fil du récit pour exhaler des aromes envoûtants et intemporels, à condition d’en accepter les épines… En somme, le livre parfait à déguster avant d’aborder les premiers frimas de l’automne.
Une fois n’est pas coutume, le duo de choc Nury-Brüno, qui depuis « Tyler Cross », fait figure de référence dans le milieu du neuvième art, tente une incursion dans le documentaire. Fascinés par le western et le roman noir « hard boiled », ces deux-là ne pouvaient que s’intéresser à Chris Kyle, celui qui de son vivant était surnommé « La Légende ». Le fait de tuer de sang froid 255 personnes, dont 160 « confirmés », fit de lui le « recordman du nombre de tués homologués de toute l’histoire de l’armée américaine ». Un palmarès impressionnant qui d’un point de vue européen pose beaucoup de questions sur cette Amérique toujours encline à se fabriquer des héros, a fortiori quand cela réactive le mythe du cow-boy à la gâchette facile, prêt à sauver la veuve et l’orphelin.
L’approche de Fabien Nury pourra déconcerter ceux qui s’attendent à trouver dans l’ouvrage une charge cinglante contre cette Amérique que nous adorons détester de ce côté-ci de l’Atlantique. La narration retranscrit de façon extrêmement objective le cours des événements, depuis le retour d’Irak du vétéran Chris Kyle jusqu’à son assassinat en février 2013 par l’ex-Marine Eddie Ray Rouch.
Ce dernier, qui avait été également en Irak ainsi qu’en Haïti pour une mission humanitaire, était victime tout comme Kyle de PTSD (trouble de stress post-traumatique). Rouch n’avait pourtant jamais tué personne mais il avait vu l’horreur. Vouant une admiration sans bornes à l’ancien sniper, il rêvait de le rencontrer. Mais Rouch avait pris la voie inverse. Gavé d’antipsychotiques, en proie à la démence et passant ses journées à se défoncer, il était devenu l’antithèse de Kyle, le pur loser, un envers de rêve américain.
Si Nury ne se livre pas une attaque violente du système US dans ce docu-BD, sa façon d’égrener les faits est beaucoup plus subtile et constitue en elle-même une accusation si l’on reste un tant soit peu attentif. L’auteur semble faire confiance à l’intelligence de ses lecteurs, et rien que pour cela, on peut lui en être reconnaissant. Il est possible d’aimer les westerns ou les polars sans pour autant défendre le port d’armes, et le co-auteur de « Tyler Cross » semble vouloir le prouver ici. Quant au dessin de Brüno, il reste toujours impeccable, malgré le format « copier-coller » pour la retranscription des quelques interviews qui pourra éventuellement frustrer les plus accros aux vues panoramiques hollywoodiennes auxquelles il nous a habitués.
« L’Homme qui tua Chris Kyle », une fois de plus, confirme la parfaite alchimie entre ces deux auteurs. Sachant maintenir le lecteur en haleine, la narration est passionnante, puissante, décuplée par le minimalisme parfaitement calibré du dessin. Sous la lumière tapageuse d’une certaine Amérique, Nury et Brüno ont su en débusquer la proportionnelle noirceur, sans ostentation inutile. Et du coup réussissent avec brio leur entrée dans le documentaire.
Ce roman graphique est passionnant à plus d’un titre, notamment parce qu’il raconte autant la « renaissance » du Château de Versailles vers son entrée dans le XXe siècle que le parcours d’un homme, Pierre de Nolhac, dont la vie avait fini par se confondre avec le monument dont il fut le conservateur pendant près de trente ans. A tel point que cela n’avait pas été sans conséquences sur sa vie privée, occasionnant brouilles et disputes avec sa famille. En particulier sa femme, qui finira pas le quitter, considérant que le château avait pris l’ascendant sur elle-même et ses enfants.
A travers ce personnage remarquable et pourtant méconnu, sont évoqués les faits historiques ayant jalonné sa vie, de la construction de la tour Eiffel pour l’exposition universelle de 1889 jusqu’à la première guerre mondiale, en passant par la construction du métro parisien, ou, plus anecdotique, l’arrivée du téléphone à Versailles même… Inspirée des mémoires de Pierre de Nolhac lui-même, cette saga familiale se déroulant sous l’ombre imposante voire écrasante du célèbre château bénéficie d’une narration fluide et prenante. On est littéralement immergé dans cette Belle époque qui succédait à une période de troubles, mais où désormais tous les espoirs étaient permis à l’approche d’un XXe siècle que révolutionneraient à coup sûr les progrès scientifiques et techniques. Las, ceux qui en connaîtront les deux premières décennies verront ces espoirs bien vite douchés…
Sans être forcément très précis, le trait semi-réaliste en noir et blanc d’Alexis Vitrebert met davantage l’accent sur les atmosphères, avec sobriété. Le dessin n’est parfois qu’esquissé, permettant au lecteur de s’en emparer pour reconstituer et extrapoler lui-même les décors et les situations, dans une approche à mi-chemin entre BD et littérature. On peut concevoir, comme le dit très bien Jean Dytar, dont le style est similaire, ces « images pensées comme des maillons de la chaîne narrative, qui n'ont pas de sens en dehors de cette économie [de détails, ndr] ». Et comme par une magie inexplicable, le château, se réveillant d’un long sommeil, nous fait entendre le grincement de ses parquets fatigués, nous fait humer avec délice les vapeurs de cire de son mobilier antique, ainsi que l’odeur de poussière de ses vastes pièces bien souvent abandonnées…
« Le Château de mon père » est donc une excellente BD historique avec une perspective très originale, de l’intérieur, une description passionnante de ce symbole d’une royauté engloutie, sans nostalgie malsaine ni admiration ostentatoire, un symbole qui aura d’une certaine manière permis à la République de se réconcilier avec la monarchie.
Ce récit revisité par Maïté Labat, en quelque sorte héritière de Nolhac puisqu’elle a travaillé huit ans dans le mythique château, et Jean-Baptiste Véber, fut possible grâce aux témoignages d’un homme, d’une énergie peu commune, qui à la fin de sa vie trouva encore la force de les consigner par écrit, un homme animé par une passion qui se transforma au fil des années en obsession et fut parallèlement son drame, puisqu’elle entraîna l’éclatement de sa famille. Enfin, le titre, comme une évidence, n’est pas qu’un clin d’œil au roman de Marcel Pagnol, puisque les auteurs ont décidé de placer le fils du conservateur, Henri, dans la position du narrateur, ajoutant à cette histoire le doux parfum de l’enfance.
Entre autobiographie et fiction, Daniel Blancou s’est inspiré — très vraisemblablement — de sa propre expérience pour nous livrer cette comédie jubilatoire. L’auteur, qui n’en est pas à ses débuts — il a déjà à son actif six ouvrages — est un bédéaste multi-facettes, aussi à l’aise au pinceau qu’au stylo. Dans le cas présent, cet album fait presque office de carnet intime. Blancou, qui est donc (un peu) Daniel, le protagoniste central, prof de dessin par nécessité, pratique une forme d’autodérision assez poussée (désespérée ?), ne se contentant pas de se mettre dans la peau d’un loser, mais également d’un mythomane utilisant à son profit le talent d’un jeune homme un peu dépressif et couvé par sa mère. Daniel prendra sous son aile le jeune élève brillant et très prometteur, génie naïf qui s’ignore, avant de « subtiliser » ses planches dans le but de propulser sa carrière. Et l’effet comique fonctionne à plein, du seul fait que notre vilain menteur, exultant d’autosatisfaction dans un premier temps, finira par ne plus assumer pas ce succès soudain. Succès qui culminera au festival d’Angoulême avec une razzia sans précédent sur les récompenses — quatre, dont le très convoité prix du meilleur album. Avec un humour subtil que n’aurait pas renié Woody Allen, la narration tourne autour de notre héros en proie à la culpabilité et au doute, terrifié par la pression engendrée par cette notoriété inopinée. Comment réagir face à son éditeur qui le harcèle pour donner une suite à son magnifique plagiat encensé à l’unanimité ? Que répondre aux journalistes qui le comparent à un papillon après des années à n’avoir été que chenille ? Quoi de pire que d’être attendu au tournant par la meute des critiques ? Faire une suite, vraiment, au risque d’être démasqué ? Préférant minimiser son talent, Daniel répète à qui veut l’entendre qu’il n’a qu’une idée en tête : faire « des BD rigolotes », un des gimmicks bien sentis de cet album « désespérément hilarant ».
Le trait minimaliste, dans sa ligne claire délicieusement enfantine, révèle parallèlement un côté très graphique, parfois très poussé, et qui, chose rare pour une BD humoristique, se laisse volontiers admirer. Comme par exemple ces quelques scènes urbaines dans un style quasi art déco — une rue de nuit bordée par un vieux cinéma Vox, un tramway sous la pluie — ou, plus abstraites, comme ce labyrinthe pleine page symbolisant la confusion mentale de Daniel. Le tout dans des couleurs primaires acidulées à l’agencement étudié, vaguement « vintage », que renforce la très plaisante reliure à dos toilé — avec cette odeur si particulière, presque grisante, que jamais la BD sur tablette ne pourra nous offrir —, de la belle ouvrage à laquelle nous a souvent habitués l’éditeur Sarbacane.
Nombre de dessinateurs se reconnaîtront sans doute dans ce témoignage décrivant et questionnant avec espièglerie et tendresse les coulisses d’un métier qu’on ne choisit jamais par appât du gain, il faudrait pour cela être totalement inconscient. L’appât de gain viendrait plutôt des éditeurs, qui semblent, comme il l’est décrit avec une ironie désabusée dans plusieurs passages, montrer peu d’empathie à leur endroit, les considérant pour ainsi dire comme des esclaves à leur service. Cette « BD rigolote », faussement joyeuse, est une réussite, révélant un auteur attachant qui n’est certainement pas « en trop ». La bibliographie de Daniel Blancou ressemble beaucoup à son auteur, dilemme vivant, capable de passer du genre documentaire (environnemental, politico-judiciaire) à l’humour décalé. Mais désormais, avec « Un auteur de BD en trop », notre quadra candide nous livre une sorte de synthèse des deux, dans un style clairement plus affirmé qu’à ses débuts. Blancou aurait-il trouvé sa voie ? On a bien envie de le croire, et bien sûr, on attend la suite… oups, désolé pour la pression !
Il arrive parfois qu’une œuvre déçoive, et quand les attentes sont grandes, cette déception est d’autant plus forte. L’auteur, Gaétan Nocq, n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour donner un écho à cette histoire vraie, se rendant même sur le site d’Auschwitz pour s’imprégner du lieu et en reproduire les sensations à travers ses pinceaux. Le projet est d’une nature réellement artistique, quasi expérimentale, bien éloigné des canons habituels de la BD, et c’est aussi cela que l’on recherche face à une production toujours pléthorique.
En décrivant de façon clinique le quotidien de l’espion polonais Witold Pilecki au sein du camp d’Auschwitz, Gaétan Nocq a fait preuve d’un minimalisme tout à fait adapté aux conditions de vie très spartiates des prisonniers, avec des pastels monochromes balayant une gamme de couleurs variées au fil des pages du gris au bleu en passant par le rouge-orangé. On est parfois plus dans la peinture que dans la BD, et certaines planches laissent entrevoir de façon convaincante le talent de l’artiste. Là où le bât blesse, c’est sur le plan de la narration, qui apparaît quelque peu en décalage par rapport au parti pris artistique. A ce titre, les visages, dilués sous les couleurs, sont assez peu expressifs et pas suffisamment différentiables les uns des autres, ce qui pose un vrai problème étant donne le grand nombre de protagonistes — et le fait que notre espion porte deux noms (le sien et son nom d’espion) n’arrange rien à l’affaire… Tout cela finit par perdre le lecteur, qui finit par se contrefoutre du sort des personnages et de l’issue de l’intrigue, d’autant que le récit reste globalement assez monotone. Le cadrage, plutôt digne d’intérêt, ne suffira hélas pas à tempérer cette impression.
Et là on peut se demander si le parti pris artistique était vraiment justifié. Originalité ne veut pas forcément dire qualité, et dans le cas présent, il faut se rendre à l’évidence, « Le Rapport W » n’est pas un projet suffisamment abouti, malgré toute la bonne volonté de l’auteur. Notons que le livre est augmenté d’une postface assez consistante d’Isabelle Davion, historienne et maîtresse de conférences à la Sorbonne, certainement utile pour ceux qui auront été déroutés par la narration — et de quelques jolies aquarelles de Gaétan Nocq.
Avec une couverture aussi évocatrice et un titre très bien trouvé, les auteurs ont tapé dans le mille, car celle-ci résume parfaitement son contenu. D’abord, ce jeune homme fluet galopant, épée à la main, dans un décor champêtre révélant un château fort à l’horizon, le tout dans d’apaisants tons orangés, constitue une véritable invitation au voyage dans un univers que l’on devine médiéval. Le titre de l’album ensuite. « Aldobrando », nom du jeune homme en question, un mot à la rythmique imparable qu’on adore prononcer et donne la cadence à cette aventure pleine de promesses.
Découvrir au dessus du titre, en plus petit, les noms Gipi et Critone constituera indubitablement le dernier argument pour convaincre tout lecteur avisé de franchir le pas. Les auteurs italiens apparaissent depuis un moment comme des références dans le petit monde du neuvième art. Gian Alfonso Pacinotti alias Gipi s’était fait remarquer en 2006 pour le prix du meilleur album (« Notes pour une histoire de guerre »), et plus récemment avait reçu le prix de la critique pour « La Terre des fils ». Luigi Critone quant à lui nous a offert plus une adaptation réussie du roman magistral de Jean Teulé, « Je, François Villon ». Gipi abandonne cette fois les pinceaux à Critone pour se concentrer sur la narration.
Le résultat est plutôt concluant. Le charme du trait délicat de Critone opère rapidement. Ce dernier sait révéler la grâce ou le ridicule d’un visage, en glissant une dose de caricature quand il s’agit notamment de Brudagone, le roi tyrannique du Royaume des Deux Fontaines. Immédiatement identifiable, le personnage tout fluet d’Aldobrando est très attachant dans sa candeur et sa fragilité. La mise en couleurs de Francesco Daniele et Claudia Palescandolo est très réussie. On reste contemplatif devant ces superbes aquarelles produisant de chaleureuses atmosphères en clair-obscur.
L’histoire est celle d’une quête initiatique assez classique, mais s’avère bien construite avec des retournements imprévus et pourtant sans esbroufe, sans dragons ni magiciens (ouf !) avec des ellipses judicieuses qui nous évitent les habituels combats interminables (la scène finale dans l’arène). Du coup, plutôt que de surfer sur la mode de l’heroic fantasy, cette quête au demeurant très sobre préfère puiser dans le roman de chevalerie traditionnel — si l’on exclue le fait qu’il n’y ait pas de chevaux, Gipi ayant pris soin de détourner les clichés liés au genre —, s’appuyant sur une morale philosophique se résumant à cette formule : peu importe le trophée, seul compte le chemin emprunté pour le décrocher. De plus, l’amour n’a pas été oublié, avec deux histoires parallèles, celle d’Aldobrando et Beniamino, remettant malicieusement en question une pseudo théorie bêtasse sur les couples assortis.
Pour toutes ces raisons, « Aldobrando » est un one-shot sympathique, très plaisant. Certes, cela ne va pas révolutionner la bande dessinée, mais le côté légèrement décalé de ce récit picaresque s’avère au final plutôt réjouissant.
Je recommande vivement de découvrir ce chef d’œuvre injustement oublié, qui avait rencontré assez peu d’écho à sa sortie. « Le Roi des scarabées » est une adaptation librement inspirée du roman « Niels Lyhne », publié en 1880 par l’écrivain et poète danois Jens Peter Jacobsen. Sans avoir lu le livre, difficile de dire si la qualité narrative de l’ouvrage est due à ce dernier ou à Anne-Caroline Pandolfo elle-même. Quoi qu’il en soit, il y a un vrai talent de conteur derrière tout cela, et c’est avec une immense fascination que l’on suit le parcours de cet anti-héros qu’est Aksel, aussi performant en poète lunaire qu’en loser mélancolique. Et il le prouve admirablement : on peut parfaitement être un perdant magnifique et faire montre de panache en délaissant l’ignoble réalité âpre et butée pour la folie douce, envisagée ici comme un refuge merveilleux peuplé de scarabées aux reflets lumineux, « sauvages et raffinés à la fois ».
Aksel, poète blessé et agrippé au monde de l’enfance... L’horloge tournera trop vite pour ce doux tocard contemplatif qui décevra les espoirs trop lourds à porter de sa mère qui voulait voir en lui un futur poète de génie adulé par le monde entier et une planche de salut pour s’extirper de la boue de sa campagne où elle mourrait à petit feu, déçue par un mariage pourtant prometteur… Mais comme par une sorte de malédiction familiale, Aksel va être à l’adolescence totalement subjugué puis aspiré par cet « astre noir » qu’est Fredrik, fils charismatique d’une cousine de son père et talentueux dessinateur promis à une carrière artistique. Aksel scellera très tôt avec Fredrick un pacte d’amitié comme on scelle un pacte avec le diable. Il partagera quelques temps la vie de son complice à Copenhague, mais celui-ci, également désireux de l’encourager dans son art, sera vite consumé par son inclination aux plaisirs terrestres. Son attirance pour l’ivresse et les jolies femmes aura finalement raison de son talent, et cet écorché vif exubérant, « lamentable jouisseur » comme il se définira lui-même, connaîtra une fin tragique, entraînant Aksel vers des gouffres existentiels dont il ne se sortira pas.
Pour mettre en valeur cette histoire prenante traversée par de très beaux personnages, Terkel Risbjerg nous livre un dessin pur, en noir et blanc, comme s’il avait trempé son pinceau dans les tréfonds de son âme, conférant à l’œuvre une qualité poétique remarquable, ce qui est la moindre des choses ici. Alimenté par les sensations, le trait semble inachevé, d’une tournure minimaliste exprimant l’essentiel des choses et des sentiments, avec une splendide évocation des rêves enfantins. C’est très fort, très puissant.
Fidèle à la grande tradition romanesque, ce chef d’œuvre, qui nous immerge dans l’hiver danois du XIXe siècle, suscite une réflexion profonde sur l’identité en poussant le parcours de chaque personnage vers des extrémités spectaculaires qui laissent le lecteur sidéré. Sous une obscurité apparente liée à un contexte climatique glacial et à la description de destins funestes, une certaine luminosité émerge, de l’ordre peut-être de celle qui se reflète sur les ailes des scarabée.
S’il existe un certain nombre de bandes dessinées politiques, peu sortent vraiment du lot, a fortiori celles consacrées aux hommes qui ont dirigé la France. L’une des meilleures à ce jour – et aussi la plus cinglante – reste « La Face karchée de Sarkozy ». Après deux ans à la tête de l’Etat, Emmanuel Macron, notre petit Jupiter, y avait échappé, par le même « miracle » qui semble l’avoir porté si jeune, si rapidement, à de telles responsabilités, sans forcer, sans aucune expérience en tant qu’élu du peuple, avec juste un C.V. dans le monde des affaires, notamment en tant que conseiller à la Banque Rothschild.
Si aujourd’hui, on prend enfin la mesure de son inexpérience à travers la crise des Gilets jaunes - toujours pas résolue malgré l’accalmie liée à la période estivale -, de sa capacité à diviser le pays comme jamais aucun président avant lui (y compris Sarkozy, c’est dire !), et de son vain entêtement à paraître démocrate, tout en phagocytant sans état d’âme l’exécutif à la manière d’un Poutine et en menant une politique répressive encore jamais vue sous la Cinquième République – même De Gaulle n’avait pas été aussi loin -, on pouvait espérer qu’un tel ouvrage vienne combler ce vide et nous venger – du moins ses opposants – de son arrogance invraisemblable doublée d’un narcissisme exacerbé. « Le Nouveau Président » aurait pu être un des brûlots marquants de son quinquennat, à l’instar de l’œuvre précitée. Hélas, il n’en est rien, et même si on croit lire une parodie, comme le Canada Dry on n’en voit que la couleur…
Pourtant, il est clair que le personnage représenté ici est bien Macron, même si son nom n’est jamais cité. De la même façon, on reconnaît Marine Le Pen, sa principale opposante lors de la dernière élection. Malgré le fait assez troublant, voire inquiétant, que ces personnages n’ont pas d’yeux, comme tous ceux représentés dans le livre. Des personnages aveugles, pourquoi pas, l’idée aurait pu être pertinente si le fond avait suivi. Car après quelques gags et calembours plus que douteux, placés dans un contexte très décalé, inspiré pourrait-on croire de Goossens, Edika ou encore Pierre La Police, le soufflé s’affaisse rapidement en dégageant une odeur un peu fade. Ici, le fluide du rire n’est que tiède. N’est pas maître de l’humour absurde qui veut…
Pourtant, on comprend bien que Yann Rambaud tente par cette BD de parodier cette société du spectacle qu’est devenue la vie politique, ne faisant que se renforcer avec l’arrivée des réseaux sociaux.
Si le trait, plutôt commun, convient à ce genre d’exercice, ce n’est de fait pas le critère qui viendra sauver l’ensemble, qui fait l’effet d’un pétard mouillé. Après deux ans de macronisme sans partage, aux velléités totalitaires, a-t-on vraiment besoin de ce type d’ouvrage, à l’humour mi-pipi-caca, mi-32ème degré ? Il serait inutile de s’étendre davantage sur ce portrait bien anodin qui, en se voulant décalé, a si bien fait qu’il est tombé dans le ravin. Dommage. Dommage que la déception soit à ce point à la hauteur des attentes. Avec ça, notre Néron du XXIe siècle pourra au moins passer encore quelques nuits sur ses deux oreilles.
A quarante ans, Pierre-Henry Gomont est devenu, en l’espace de de six albums publiés en moins d’une décennie, une figure incontournable du 9ème art, et ce dernier opus ne fait que confirmer ce statut. Si Pereira prétend, qui avait rencontré un certain succès, était une adaptation de roman, Malaterre relève plutôt de l’autobiographie. En effet, pour concevoir ce one-shot, l’auteur s’est inspiré de sa propre famille tout en resituant les événements et les lieux par rapport à la réalité, les personnages de l’album étant eux-mêmes « des agrégats de personnages réels », comme il le dit dans une interview.
Avec un scénario extrêmement bien charpenté, des personnages également très bien campés, P.-H. Gomont réussit à nous embarquer totalement dans cette « aventure » au parfum d’exotisme, en majeure partie grâce à ce personnage haut en couleurs qu’est Gabriel Lesaffre et qui constitue la force gravitationnelle du récit, omniprésent même dans les scènes où il est absent. Tout détestable soit-il, l’homme exerce une fascination puissante sur son entourage, sans que l’on puisse vraiment l’expliquer. En premier lieu, ses deux aînés, arrachés à leur mère suite à une action en justice du père pour obtenir leur garde, alors que ce dernier, aimant l’argent et la vie facile, a rarement été présent dans le passé. La mère restera seule à Paris avec le plus jeune enfant, les aînés Mathilde et Simon suivant leur père sans broncher vers cette destination exotique, l’Afrique équatoriale, dont ils ne connaissent rien. Une fois sur place, ils découvriront en pleine jungle le vaste domaine que Gabriel a racheté suite à la faillite des illustres aïeux dans les années 1920 : une imposante demeure coloniale, une serre monumentale ainsi qu’une scierie. Gabriel s’est mis en tête de restaurer et entretenir le patrimoine familial pour le léguer plus tard à ses enfants, dont il exige en retour qu’ils en soient les dignes héritiers. Dans les premiers temps, ceux-ci seront vite envoûtés par la beauté des lieux et l’environnement luxuriant. Une nouvelle liberté va s’offrir à eux dans cet endroit paradisiaque, contrastant fortement avec la grisaille parisienne. Très vite, ils seront contraints par leur père de suivre leurs études dans le lycée français d’une ville côtière. Plus ou moins livrés à eux-mêmes, ces adolescents s’endurciront au contact de leurs nouveaux amis, et feront malgré eux l’apprentissage de la vie, sans parents, préférant leur nouvelle vie à un retour à Paris, même s’ils finissent par honnir ce père caractériel. Absent comme à son habitude, Gabriel ne les verra plus qu’occasionnellement. En effet, obsédé par son projet, il dirige de façon chaotique le domaine, en jouant plus sur l’esbroufe qui lui a d’ailleurs permis de s’enrichir que grâce à ses compétences de gestionnaire, plus que limitées. Et d’avance, on pressent que tout cela est voué à l’échec…
Côté dessin, on est servis ! P.-H. Gomont maîtrise parfaitement son coup de crayon. Par les poses ou les expressions du visage, il sait faire ressortir les traits de caractère et les humeurs des protagonistes. À l’image du tumultueux Gabriel, le mouvement est permanent dans cette épopée virevoltante. De façon pertinente et audacieuse, l’auteur exploite pleinement les codes de la BD. C’est surtout la représentation du père qui frappe le lecteur. Les yeux exorbités de Gabriel et son visage émacié trahissent son désordre intérieur, renforcés par cette cigarette crachant des flammes plutôt que de la fumée, telle une extension organique de lui-même.
L’ambiance graphique est bien différente du placide Pereira prétend. Tour à tour lumineux et sombre, l’environnement exotique, très bien représenté dans son foisonnement, accompagne parfaitement cette histoire de passion humaine où les gouffres psychiques ne sont jamais loin. Inévitablement, on pense à l’œuvre de James Conrad, Au cœur des ténèbres, où là encore la jungle africaine semblait agir comme révélateur des pulsions enfouies de l’Homme blanc. Une jungle réfractaire et incompatible avec l’esprit de conquête, qui finit toujours par engloutir ceux qui cherchent à la dompter, telle une malédiction lancée par les dieux de la forêt. Et Gabriel n’y échappera pas davantage, malgré toute l’énergie qu’il aura déployée pour maintenir à flot son frêle esquif « mal sur terre », perdu dans l’immensité forestière.
Il faut ajouter à tout cela la plaisante tournure littéraire des textes, qui contribue à ériger Malaterre comme une référence parmi tout ce que le roman graphique a produit de meilleur. D’ailleurs, le talent narratif dont fait preuve Gomont n’est pas sans rappeler le maître dans sa catégorie, j’ai nommé Will Eisner… L’émotion n’est pas absente, en particulier vers la fin, et celle-ci est d’autant plus puissante qu’elle reste sobre, sans pathos. Car au final, le personnage de Gabriel révèle un côté attachant avec sa folie et ses paradoxes, une fragilité qu’il masque bien souvent derrière sa colère. Ses enfants, dans leur détestation commune, réalisent qu’au fond ils l’aimaient ce père que l’on voit mourir au début de ce récit en forme de flashback. Un père hors du commun qui suivait ses instincts envers et contre tout, en lutte contre tout le monde mais aussi contre lui-même.
Que l’on aimerait avoir à lire plus souvent de tels ouvrages ! Symbiose parfaite entre bande dessinée et littérature, cet album flamboyant place la barre très haut, ne négligeant aucun aspect tant dans le fond que dans la forme. Pour faire simple, P.-H. Gomont nous offre avec Malaterre un véritable chef d’œuvre à qui l’on peut souhaiter tout le succès qu’il mérite.
« Merdre ». C’est sur cette épenthèse scatologique que s’ouvre « Ubu Roi », la pièce d’Alfred Jarry qui déclencha les sifflets des spectateurs et l’ire de la critique lors de la première. Jarry, qui avait fini par s’identifier à son personnage d’Ubu, aimait à provoquer les milieux mondains de l’époque. Par son humour grinçant, il n’avait de cesse de bousculer les codes de bienséance en tendant un miroir pas toujours reluisant à ceux dont il croisait le chemin. De façon ostentatoire, cet être hors-norme, grand admirateur de Rabelais, revendiquait sa liberté et son attachement à la doctrine d’Epicure. Rodolphe et Daniel Casanave dressent ici un portrait original et extrêmement vivant de celui qui allait laisser une empreinte indélébile dans le monde des arts et lettres du début du XXe siècle, préfigurant le mouvement surréaliste avec ses néologismes déconcertants et sa fameuse « science » pataphysique…
Etayé par une documentation fouillée, « MeRDrE » nous fait découvrir (ou re-découvrir) cet auteur original et attachant, au final assez méconnu, en nous livrant nombre d’anecdotes sur l’homme et ses contemporains. On y apprend notamment que le douanier Rousseau s’est lancé dans la peinture sous les injonctions de Jarry. Personnage fantasque et haut en couleur, irrévérencieux et imprévisible, Alfred Jarry fascinait tellement qu’il était devenu la coqueluche du Tout-Paris, un rôle qu’il acceptait de bonne grâce sans qu’il n’ait besoin de mentir et lui permettait de satisfaire son goût pour la bonne chère, lui qui était plus cigale que fourmi - et donc chroniquement désargenté. En dehors du Douanier Rousseau, il avait son cercle d’amis fidèles dont faisait partie Guillaume Apollinaire, ses pas avaient même croisé ceux d’Oscar Wilde, qui était alors sur le déclin après des années de harcèlement judiciaire, ce qui donnera lieu à une scène touchante entre les deux hommes accoudés au zinc. Mort à 34 ans, notre « surmâle », doté d’une énergie hors du commun, toujours muni d’un revolver, capable d’enfourcher son « Clément Luxe 96 » après avoir éclusé moult rasades d’absinthe, son « herbe sainte », eut une vie aussi courte que riche. Tel une sorte de punk avant l’heure, clown blanc à la fois aérien et frénétique, il a traversé le monde terrestre de façon fulgurante, trop vite usé par sa roide pesanteur.
Avec cet ouvrage, c’est un bien bel hommage que lui ont rendu Rodolphe et Casanave. Rodolphe, vieux routier prolifique dans le scénario de BD, s’essaie pour la seconde fois au genre biographique après « Stevenson, le pirate intérieur » (une évocation de la vie de Robert-Louis Stevenson), et c’est une réussite. Très équilibrée, la narration évite une trop grande linéarité, maintenant la chronologie des événements tout en insérant plusieurs digressions fantaisistes sur l’œuvre de Jarry. Quant à Daniel Casanave, il poursuit sa voie dans l’exploration des grands écrivains. Fort logiquement, celui-ci, qui avait déjà adapté en bande dessiné « Ubu Roi », s’attaque cette fois-ci à son auteur, dont la vie avait quasiment fusionné avec l’œuvre. Comme il l’avait fait avec le récent « Nerval l’inconsolé », Casanave nous entraîne une fois encore dans une folle sarabande qui nous rend Alfred Jarry très proche, comme si son époque était aussi la nôtre. Et son trait vif et virevoltant y est forcément pour quelque chose. Une biographie passionnante sur un artiste totalement fascinant qui a privilégié sa propre liberté sans compromission au détriment d’un confort anesthésiant, un vrai poète, à coup sûr invivable, mais qui savait dire « merdre » sans crainte des conséquences.
Fruit d’une collaboration entre deux pointures de la bande dessinée, ce beau pavé inaugure à merveille cette année 2018. D’emblée, le lecteur est captivé par cette histoire à l’atmosphère très particulière, quasi apocalyptique, qui voit Paris littéralement noyé sous les eaux, alors que la pluie tombe en permanence. Grâce à son formidable coup de crayon et son sens du cadrage, Frederik Peeters sait parfaitement distiller le mystère dès le début, accentuant l’aspect fantastique du récit par un gros plan sur une gargouille de Notre-Dame, sur un crapaud égaré sur un trottoir, ou sur le chat noir peu amène confié à Betty par ses voisins… L’auteur de « Lupus » fait preuve ici d’une grande virtuosité tant dans le dessin - magnifique, ces paysages de montagne dans la brume, avec un beau rendu à l’aquarelle - que dans la mise en page, très dynamique, tandis que le choix du noir et blanc est tout à fait adapté au climat menaçant de ce conte moderne.
Le dessinateur genevois fait ainsi honneur au scénario de Serge Lehman, très maîtrisé de bout en bout et ne souffrant d’aucun temps mort. Pour ce faire, Lehman a puisé dans la mythologie juive et la littérature fantastique française du début du XXe siècle, en organisant une rencontre explosive entre le légendaire golem et une sorte de cousin du Fantôme de l’Opéra prénommé Max Corbeau, avec en toile de fond un antique secret lié à la sorcellerie. Comme il le dit lui-même, l’auteur cherche par son travail à redonner au fantastique français la place qu’il a perdue au profit des Américains, en raison notamment de l’état d’esprit trop cartésien qui règne dans l’Hexagone. Et on se rend compte en effet que ce thriller terrifiant, qui ne se contente pas de singer les comics d’outre-Atlantique, n’a absolument rien à leur envier, bien au contraire !
Outre l’aspect fantastique du récit, les personnages ne sont pas négligés pour autant. Qu’ils soient principaux ou secondaires, ils sont tous bien campés, qu’il s’agisse des héroïnes, très attachantes, ou à l’inverse de Max Corbeau, créature vicieuse et cauchemardesque sortie tout droit d’un tableau de Jérôme Bosch. C’est bien ce qui rend cet ouvrage tout à fait unique, comme si le genre fantastique avait fait alliance avec le récit psychologique à la française. Car la quête à laquelle se livre Betty est finalement un peu celle de tout un chacun : remonter à ses origines pour comprendre qui l’on est, chasser ses vieux démons pour, peut-être, enfin trouver l’apaisement…
Entre roman graphique, légende urbaine et conte immémorial, « L’Homme gribouillé » s’impose déjà comme un classique du genre. La synergie entre les deux auteurs semble avoir fonctionné à plein, et laisse véritablement espérer qu’ils n’en resteront pas là.
Zidrou et Edith nous livrent ici un drame romantique traité de façon subtile et poétique, empreint d’un charme suranné, rehaussé par le tirage original et luxueux qui en fait un véritable objet d’art. Avec ses deux collections Métamorphose et Noctambule, l’éditeur Soleil, en mettant l’accent sur la qualité de l’impression, semble avoir compris, face aux enjeux du tout numérique, que l’avenir de la BD passait par une sorte de sacralisation de l’objet : double-couverture aimantée se dépliant pour laisser apparaître l’œuvre dans sa nudité, tel un écrin dévoilant son diamant ; insertion d’une enveloppe, d’une photo et d’un ticket d’embarquement, autant de pièces d’un puzzle contribuant à insuffler une touche de mystère au récit. C’est tout à fait magnifique !
De plus, le trait élégant d’Edith reste un vrai plaisir des yeux, renforcé par ses aquarelles délicates et de jolis effets de lumière. Aucune surcharge inutile dans ce dessin qui recèle un côté intemporel convenant bien à l’atmosphère de début de XXe siècle du récit. Plusieurs fois récompensée (notamment par une Pépite BD à Montreuil avec « Le Jardin de minuit »), cette auteure, qui n’en est donc pas à sa première œuvre, mériterait largement une plus large renommée, à l’instar de ses consœurs plus connues, notamment Pénélope Bagieu, Chloé Cruchaudet ou encore Marion Montaigne.
Scénariste BD très prolifique, Benoit Zidrou quant à lui nous propose une histoire en forme de quête passionnelle, celle d’une femme qui veut croire à l’amour avec un grand A, dût-elle se brûler les ailes, ou bien plutôt éteindre le feu qu’elle porte en elle dans la froidure des terres nordiques, pour reprendre la splendide parabole liée à l’expédition de son fiancé disparu. C’est bien vu et plein de justesse. Si dès le début, on devine qu’en partant à la recherche de Roald, Emma s’expose à de terribles désillusions, on comprend aussi que celle-ci, animée d’une passion aveuglante, refuse d’être consumée par une attente illusoire, car si Emma est naïve, elle n’en est pas moins combative – et féministe à sa façon en bravant le mépris et la condescendance des hommes de la société d’archéologie, ceux-ci cherchant à la dissuader de partir sur les traces de son fiancé. Emma n’est pas Pénélope. Elle préfère, plutôt que de tisser mille fois la même toile, écrire des poèmes. Ses écrits ont d’ailleurs bien souffert de l’humidité à la suite d’une chute durant sa quête, ce qui lui fera dire : « C’est comme si tout, toujours, était à réécrire »…
« Emma G. Wildford », œuvre nominée pour le Festival d’Angoulême, a de bonnes chances de décrocher le Fauve d’or, procurant ainsi à ses auteurs une légitime reconnaissance dans le milieu du neuvième art. Le comité de sélection ne s’y est pas trompé en listant cette bande dessinée, qui est d’ores et déjà une des meilleures productions de 2017.
Pour vous donner seulement une idée, imaginez « Roméo et Juliette » joué dans un backroom de San Francisco, avec un black musclé hyper viril (Gronzo) dans le rôle de Roméo et un petit bonhomme attendrissant (Tom Poope) dans le rôle de Juliette…. Bien sûr, l’action est censée se dérouler à l’époque de Shakespeare, mais Ralf König joue beaucoup avec les anachronismes pour mieux démystifier le dramaturge anglais, pour lequel il s’est découvert une passion tardive. Comme il l’explique en annexe : « j’avais choisi d’acquérir ses œuvres complètes dans la Pléïade (…) je m’y suis plongé avec un délice extrême et j’ai presque tout lu… ».
Au risque de choquer les gardiens du temple, König a donc fait de Shakespeare un personnage de BD « à gros nez » : « A-t-on le droit de faire de l’humour avec un personnage comme Shakespeare ? Je l’ai fait, car je crois qu’il n’en manquait pas lui-même. » Certains crieront sans doute au sacrilège. Pour ma part, j’y vois davantage le travail de vulgarisation d’un passionné, ce qui est bien plus pertinent que de l’enfermer à double tour dans une bibliothèque poussiéreuse.
Et comme Kônig n’a peur de rien, il évoque également les inclinaisons homosexuelles du poète, en prenant soin toutefois d’éviter l’explicite, utilisant plutôt d’autres personnages, notamment les comédiens de sa troupe. Il est vrai que Shakespeare était marié et père de trois enfants, et une telle révélation aurait pu le conduire directement au bûcher à l’époque. Les seules preuves résident dans ses « Sonnets » enflammés qu’il a dédiés à un ami poète, ce qui fait dire à König que le mariage ne lui servait que de couverture, d’autant qu’il a quitté le foyer familial assez tôt pour s’installer à Londres et n’y revenir que bien des années plus tard. A cette époque, comme le souligne Ralf, il n’existait aucun front de libération homosexuel et la sodomie n’était pas particulièrement compatible avec la morale élisabéthaine.
Si je ne peux pas dire que j’ai vraiment ri, j’ai plutôt souri et ai été attendri aussi. Cette adaptation iconoclaste de Roméo et Juliette comporte des aspects attachants malgré l’enrobage « comique » de l’ouvrage, et pour un peu, ça sentirait presque le vécu... Le petit Tom Poope (j’y verrais bien le double de l’auteur) est craquant et comme à l’accoutumé, Ralf n’oublie pas d’exprimer son amour inconditionnel pour les mâles virils en slip hyper moulant, et il le fait très bien en dépit d’un style « Bidochon » plus adapté à la dérision et pas vraiment sexy à la base. Il faut bien le dire, c’est un peu foutraque (surtout au début) et assez érudit pour une BD de ce style, mais on finit tout de même par retomber sur ses pattes (on pourra toujours se référer à l’appendice en fin d’ouvrage pour obtenir citations et notes diverses), se laisser emmener par l’histoire et vibrer à l’unisson des deux principaux protagonistes.
Une fois encore, voilà une production qui me fournit l’occasion de dire tout le bien que je pense de la collection « Métamorphoses » de l’éditeur Soleil. Barbara Canepa et Clotilde Vu ne dérogent pas à leur ligne éditoriale en nous proposant un écrin graphiquement très soigné pour une histoire enchanteuse qui nous transporte dans un univers fantastique intemporel. Et au regard de la teneur du récit, il semblait plus que logique que « La Grande Ourse » fasse partie de cette collection, car c’est bien de métamorphose dont il est question ici… Louise, la jeune héroïne, reviendra en effet de son périple littéralement transformée.
Entre livre jeunesse et conte philosophique, le récit nous entraîne vers une quête poétique aux accents subtils et littéraires. Rien d’étonnant quand on sait que la scénariste de l’ouvrage, Elsa Bordier, est passionnée d’écriture. En outre, le dessin de Sanoe sert magnifiquement l’histoire en mettant en images un monde féérique foisonnant de détails, indubitablement inspiré des œuvres de Miyazaki. Le travail sur la couleur est également sublime et rehausse encore davantage l’attractivité de l’objet. Les deux auteures semblent véritablement en symbiose parfaite. La narration va crescendo jusqu’à son apothéose, lorsque Louise et Phekda arrivent dans le palais céleste, où l’on assiste à une profusion enivrante de tons merveilleusement nuancés, en particulier dans les bleus.
Au propre comme au figuré, le tout est à la fois sombre et lumineux. On frissonne en retrouvant ses peurs d’enfants mais on les surmonte en prenant conscience de la beauté parfois terrifiante du monde qui nous entoure. Le passage dans la forêt est à ce titre très emblématique : la nature peut s’avérer aussi cruelle qu’admirable, et n’est pas vraiment l’endroit le plus approprié pour les Bisounours.
« La Grande Ourse » est donc une vraie bonne surprise. Véritable ode philosophique à la vie et à la beauté, l’ouvrage se laisse autant lire que contempler, avec un équilibre parfait entre les textes et le dessin. Et comme pourrait le laisser supposer la couverture, l’album n’est pas uniquement destiné aux jeunes filles en fleurs, car il traite aussi du deuil et de la mort. Bien entendu, il serait presque redondant de préciser que cela constitue une excellente idée-cadeau à l’approche des fêtes de fin d’année.
Le titre colle parfaitement à cette BD menée tambour battant et sans temps morts. Il fallait sans doute le talent de Will Eisner pour parvenir, en 170 pages, à créer une fable universelle en se basant sur une vie imaginaire mais tout à fait crédible, celle de Conrad Arnheim, fils d’un immigré juif allemand qui fit fortune aux USA. Le style graphique légèrement désuet et pourtant vif est bien adapté à l’histoire, qui démarre à la fin du XIXe siècle et s’achève dans les années 60. A l’aide des témoignages de son épouse, et de son propre sens aiguisé de l’observation, en particulier pour tout ce qui touche au genre humain, l’auteur, lui-même fils d’immigrants juifs, dissèque avec un humour implacable et une certaine cruauté les us et coutumes des grandes familles juives américaines. Ces nouveaux « aristocrates », ayant fait du rêve américain une réalité, étaient prêts à toutes les machinations pour ne pas le laisser filer. A commencer par nouer des alliances avec des familles de même rang social et de même confession. Ils constituèrent, à force de mariage arrangés, les membres d’une caste privilégiée et soucieuse avant tout de sa réputation, « d’ancien argent », par opposition aux immigrés de plus fraîche date, nouveaux riches et intrus, de « nouvel argent ».
On pourra toujours reprocher à l’auteur d’avoir forcé le trait de ses personnages, qui apparaissent plus comme des caricatures. Mais il l’a fait ici à bon escient, son objectif étant de montrer d’abord les rouages d’un système à la fois vertical (avec comme but permanent l’ascension sociale) et cloisonné (donc non horizontal, excluant impérativement les « Gentils » ou non-juifs). Will Eisner assaisonne son récit d’anecdotes historiques qui permettent de mieux comprendre les motivations de ces familles (ayant fui les pogroms et la misère dans leurs pays d’origine) et de relativiser. On croit d’ailleurs déceler une certaine magnanimité de sa part, malgré la répugnance que semblent provoquer chez lui l’arrivisme, le sectarisme et l’hypocrisie… car oui, Eisner indéniablement ne peut s’empêcher d’être humaniste !
Globalement, j’ai beaucoup aimé cette histoire qui permet d’en apprendre un peu plus sur la communauté juive américaine grâce à sa part documentaire non négligeable, et peut se lire telle une fable contemporaine, un conte de fées moderne où industriels, financiers et traders ont remplacé monarques, chevaliers et princes d’antan. Certes, ça fait bien moins rêver, d'ailleurs il n'y a ici ni héros ni gentils (dans les deux sens du terme), mais comme chacun le sait, la nature a horreur du vide…
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, cette bande dessinée n’est pas vraiment consacrée au dictateur nord-coréen, se contentant de le placer en filigrane, telle une ombre sinistre planant sur chaque citoyen. Le scénariste Aurélien Ducoudray s’est plutôt attaché à décrire la vie d’un enfant ordinaire, en se basant sur les témoignages écrits de rescapés des abominables camps de redressement nord-coréens, qui n’ont rien à envier aux camps nazis de la Seconde guerre mondiale.
Très fluide, l’histoire commence presque comme un ouvrage de propagande où seule l’ironie sous-jacente empêche de croire totalement aux bienfaits du régime, pour basculer progressivement vers l’effroi et finir dans l’horreur. Le dessin de Mélanie Allag, qui a beaucoup travaillé dans l’illustration jeunesse, est en parfaite adéquation avec l’esprit du livre. Le récit à la première personne se lit non seulement avec les mots du jeune Jun Sang mais également à travers ses yeux. Au début, le garçonnet vénère sans conditions le dictateur par le biais du héros national, une sorte de Captain America nord-coréen, jusqu'à que les premières failles apparaissent dans cette réalité artificielle, trop « belle » pour être vraie. Suivant le fil scénaristique et le regard de Jun Sang, les couleurs, vives et fraîches au début, perdent peu à peu leur éclat pour finalement virer au noir et blanc. De même, les visages se creusent lentement sous l’effet de la malnutrition et de la pénurie alimentaire, après que les parents du garçon aient perdu leur emploi dans les usines locales. Le style graphique, en apparence enfantin, vient apporter au récit une touche de légèreté et candeur, qui par un effet de contraste saisissant, fait ressortir toute la cruauté du régime de Kim Jong-il.
« L’Anniversaire de Kim Jong-il » est une des très bonnes surprises éditoriales de l’année 2016, rappelant l’ouvrage de Guy Delisle, « Pyongyang », différent dans son traitement mais tout aussi édifiant à travers les faits relatés sur ce pays figé dans une époque révolue. Une situation qui ne semble pas à la veille de changer, au vu de l’attitude du terrifiant « Kim Jong Junior » - dont le visage s’apparente à celui d’un gros bébé capricieux grandi trop vite -, et des actualités qui nous proviennent régulièrement de ce coin de l’Asie. A noter la réussite de la couverture, représentant le portrait-puzzle du dictateur composé de panneaux soutenus par des enfants, un dictateur dont le sourire est brisé par le jeune Jun Sang, curieux de voir ce qu’il y a derrière son « panneau-prison »…
Avec ce drôle d’OVNI, Geoffroy Monde a réussi à faire le lien entre deux approches a priori inconciliables, l’humour et le style. On emploie souvent le terme « décalé » pour qualifier un certain type d’humour branché. Ici, le terme s’applique également à la mise en page ainsi qu’au graphisme.
Tout commence avec le tirage. La couverture, elle en jette avec son titre en caractères néo-art nouveau imprimés en embossage. Trois couleurs noir, rouge, jaune, sur fond blanc. La classe. De jolies fioritures pour du « rien ». Mais « De rien », ça n’est pas rien. Une sorte de grand spectacle penchant vers le minimalisme, avec un titre terminatif en guise de présentation, et ce monsieur Loyal saluant le public avant le fermer de rideau. Au dos, une citation de l’auteur lui-même : « C’est par le langage de l’absurde que l’on peut le mieux évaluer et mettre en lumière l’écart tragi-comique séparant la nullité de signification du réel de la géniale boursouflure sémantique de notre monde. » Monsieur Monde use-t-il de ce vocabulaire sociologique un rien pompeux pour se rendre intéressant ou pratique-t-il le 45e degré ? En admettant la seconde hypothèse, c’est très habile et il est probable que les plus snobs tomberont dans le panneau, tout comme ceux qui croient qu’un cépage réputé et une belle étiquette font un bon vin… Autre décalage parmi tant d’autres, le chapitrage. Chaque saynète est introduite par une illustration en noir et blanc du lieu, vide de présence humaine et où est censée se dérouler l’action, avec à chaque fois le titre dans le même style art nouveau, tandis que les personnages, en couleurs, évolueront ensuite sans cases ni décor autour d’eux. Une trouvaille graphique originale, on pourrait presque dire, du grand art.
Le dessin enfin. Geoffroy Monde pratique la peinture digitale avec ce côté un peu lisse et froid, ici complètement assumé. Par un nouvel effet de décalage, ce parti pris arty associé à des dialogues absurdes, parfois triviaux, et des situations incongrues, est aussi amusant qu’inattendu, rappelant Goossens ou Pierre La Police, deux influences lunaires dont il se revendique avec Gotlib, en quelque sorte le père fondateur de ce genre d’humour.
Difficile de savoir si Monde cherche à se prendre au sérieux, mais après tout, peu importe. Cet humour particulier ne plaira pas forcément à tout le monde, mais l’auteur, en marchant sur les traces de ses aînés, réussit en même temps à produire quelque chose de l’ordre du jamais vu. Comme un monsieur Hulot qui viendrait perturber le sage ordonnancement d’une galerie d’art, moderne cela va sans dire.
La simple mention de Frederik Peeters à la réalisation de cet album au titre étrange suffit à « affamer » les bédéphiles. Avec cet auteur suisse dont le talent et la créativité ne se sont jamais démentis au fil de sa biographie, nous avons une fois encore droit à une œuvre surprenante, et si le scénario n’est pas signé du créateur des « Pilules bleues », on se doute que sa collaboration avec Loo Hui Phang ne s’est pas faite par hasard, hormis le fait que tous deux se soient rencontrés par le biais des Editions Atrabile où ils sont régulièrement publiés. La scénariste d’origine laotienne livre ici un récit d’une grande richesse où le réel dialogue en permanence avec l’invisible, un terrain où le dessinateur est toujours parfaitement à l’aise.
Comme son titre le suggère, « L’Odeur des garçons affamés » parle avant tout du désir, ce désir irrépressible qui submerge toutes les conventions d’une réalité rassurante lorsque celle-ci se dissout devant l’irruption de l’inconnu ou de la mort ricanante. Un désir symbolisé par ces troupeaux de mustangs écumant les immenses plaines du Texas, des chevaux sauvages également porteurs de mort, détruisant tout sur leur passage. Mais la mort est partout dans ces paysages grandioses et désertiques. Mustangs, coyotes, et cet inquiétant chasseur de primes au visage cadavérique, toujours en embuscade, personnification d’une civilisation mortifère ne faisant que renforcer la tournure fantastique de l’histoire. Et puis il y a les dons, surnaturels ou trafiqués, de Milton et Forrest. Le jeune garçon communique par télépathie avec les chevaux, tandis que le photographe sait truquer des portraits en y insérant des ectoplasmes, une arnaque juteuse dont il abusait, lorsqu’il vivait à Londres, pour rassurer les clients naïfs affectés par la mort d’un proche. D’autres événements étranges s’accumulent, comme ces mystérieux signes tribaux sur les photos de Forrest - l’effet boomerang sans doute -, font vaciller les repères et installent le trouble dans un jeu silencieux où chacun s’observe, telle cette scène où Forrest est épié par le chasseur de primes, lui-même surveillé par le vieux chef comanche, lequel viendra un peu plus tard accoster en silence le dandy, posant sur lui un regard amusé mais empreint de bienveillance. Un personnage silencieux et récurrent, marquant de fait, apportant une envoûtante touche chamanique à l’histoire.
Dans ce contexte de menace plus ou moins prégnante, chacun va tenter de cohabiter avec l’autre. Le récit joue à fond avec les caractères antagonistes de l’ingénieur et du photographe : volonté de contrôle absolu versus quête d’absolu. Stingley, qui veut bâtir sa ville en plein territoire comanche, représente la waspitude mysogine la plus détestable, tandis que Forrest l’artiste raffiné et sensible tente d’exister sous l’autorité de l’ingénieur, qui profite de son statut de fugitif pour mieux le dominer, tout comme il exploite avec cruauté le jeune larbin à la silhouette gracile. Mais Forrest, qui a un goût pour les jeunes éphèbes « affamés », va vite s’enticher de Milton. Celui-ci va fournir au beau photographe l’occasion de découvrir des territoires qu’il avait toujours voulu ignorer en matière sexuelle, mais à ce stade, impossible d'en dire plus au risque de spoiler l'histoire.
Graphiquement, Frederik Peeters reste au meilleur de sa forme avec son trait précis et élégant soutenu par une mise en couleur équilibrée. De même l’auteur sait parfaitement régler ses cadrages pour souligner un regard ou une attitude. Il faut relever la trouvaille consistant à entamer chacun des trois chapitres par des images inversées, comme si l’on regardait à travers l’objectif de Forrest. Peut-être un gimmick destiné à rappeler au lecteur la nécessité de changer de perspective devant un paysage nouveau comme on le ferait devant une situation inédite. Quant aux dialogues de Loo Hui Phang, ils sont d’une bonne qualité littéraire, tout en subtilité. Très bien construit, le récit lui-même réserve quelques beaux moments d’émotion.
Après en avoir tant dit, c’est peu dire que ce one-shot s’impose comme un immense coup de cœur pour l’auteur de ces lignes. Un très léger bémol peut-être quant à la scène finale des deux amants nus à cheval s’éloignant vers l’horizon, mais qui pourra susciter des avis partagés. Un rien convenue, presque à l’eau de rose, ce que font oublier les deux beaux personnages, mais parallèlement d’une exquise poésie érotique.
Le titre annonce parfaitement la couleur. Le thème abordé, le grand âge et la décrépitude jusqu’à la mort, n’a vraiment rien de glamour à une époque où le « jeunisme », idéologie doucement discriminante qui ne veut pas dire son nom, se présente de manière doucereuse via nos écrans comme une valeur « positive ». A la question du titre, Roz Chast répond évidemment par la négative, bien décidée à évoquer vaillamment ce « voyage au bout des soins palliatifs » qu’elle a partagé avec ses parents pendant plusieurs années. Des parents – un père soumis corps et âme à une épouse autoritaire et dépourvue d’humanité – dont il lui est arrivé de se demander si elle n’était pas la fille adoptive.
Roz Chast, dont c’est le premier ouvrage publié en France, réussit ici un véritable tour de force. Recourant à un humour instaurant une distance salutaire vis-à-vis d’une situation très difficile, elle parvient à nous captiver grâce à son sens narratif incontestable, mais aussi en creusant au plus profond d’elle-même, sans faux-semblants. On imagine facilement que cette expérience lui a occasionné de terribles blessures morales et qu’il lui fallait trouver un exutoire. A mi-chemin entre littérature et bande dessinée, le livre alterne passages écrits et dessins, en cases ou en illustrations, avec parfois des photos qui viennent renforcer l’authenticité du propos. Sur plus de 200 pages, on assiste à la lente dégradation de M. et Mme Chast, qui demeurèrent jusqu’à la fin dans le déni vis-à-vis de leur propre déchéance puis de leur disparition inéluctable.
Tout commence alors que Roz décide de leur rendre visite dans leur quartier de Brooklyn, après des années de séparation liées à la distance géographique, mais surtout à un besoin plus ou moins conscient de se détacher de ce duo parental fusionnel et vivant dans un vase clos étouffant. Jusqu’alors, le téléphone suffisait amplement, lui évitant de voir ce qu’elle ne voulait pas voir... Mais lors de sa visite, le choc survient, sans préliminaires. Les premiers signes du déclin se dévoilent à ses yeux incrédules, comme autant d’exhalaisons de la faucheuse pointant le bout de son nez : la couche de crasse qui envahit tout, meubles et objets, les piles de magazines et de pubs qui grossissent…
C’est alors que viendront les questionnements, la culpabilité mais aussi les colères et les rancœurs remontant à l’enfance, et plus prosaïquement la perte d’autonomie progressive des géniteurs, le déménagement vers la résidence pour personnages âgées (« cet endroit »), l’aspect pécuniaire et les inquiétudes liées aux frais prohibitifs de la prise en charge non couverts par l’assurance, le temps des cartons et du rangement d’un appartement où macère un fatras de souvenirs dérisoires, les premières chutes et l’hospitalisation qui s’ensuit, tels des coups de boutoir avant l’approche du précipice à vitesse grand v., et enfin le retour à l’état de nouveau-né annonçant un dernier soupir, toujours reporté en ce qui concerne la mère, comme dopée par un instinct de survie hors-normes et sa robustesse « de paysanne ». Des « prolongations » qui finiront par provoquer un début de déprime chez Roz, déjà affublée du lourd statut de fille unique, et à qui sa mère indifférente consentira un « Je t’aime » ténu une semaine avant sa mort.
Le dessin tient plus des pattes de mouches mais n’en dégage pas moins une grande expressivité, très efficace dans sa manière de montrer l’essentiel, s’effaçant pudiquement derrière le texte lorsque les mots se passent d’images. Le ton est juste, et cette volonté de se mettre à nu tout en conservant un humour protecteur produit quelque chose de sincèrement poignant, sans pathos aucun. Pour comprendre, il suffit d’observer les croquis incroyables de la mère assoupie sur son lit d’hôpital, vers la fin du récit.
Il fallait un certain courage à l’auteure pour évoquer avec autant de détails cette douloureuse expérience, mais autant que le lecteur soit prévenu : il devra faire preuve lui aussi d’une certaine endurance. Le sujet est aussi captivant que macabre, et c’est un miroir de notre destinée commune que Roz Chast nous tend, un miroir peu enjôleur que certains rechigneront peut-être à empoigner, mais immense sera le gain d’accepter cette leçon d’humilité quant à notre condition de misérables mortels. Après l’atypique « Ici » publié en début d’année, Gallimard confirme qu’il prend au sérieux le neuvième art en étoffant son catalogue d’ouvrages hors-normes et de qualité.
Dans la veine de « Blast », polar noir et contemplatif, Manu Larcenet a adapté cette fois l’œuvre de Philippe Claudel, parvenant à se l’approprier avec brio. Et il y a bien des points communs avec la série, à commencer par l’atmosphère lugubre, quasi fantastique, qui traverse les deux récits se déroulant en hiver. Et puis c’est un peu comme si le personnage de Polza Mancini était réapparu sous les traits de l’Anderer : un paria qui fuit la compagnie des humains et préfère s’exiler dans la nature mais qui payera cher sa différence et son aspiration à la liberté.
Également narrateur de l’histoire, Brodeck sera l’homme vers qui les villageois se tourneront pour établir un rapport sur la mort du vagabond. Un rapport bien entendu édulcoré et disculpant les participants à cet assassinat collectif. Cette mission vient donc un peu comme une double peine pour Brodeck, alourdissant un peu plus son âme, le condamnant à un silence coupable sous peine de représailles, lui qui paya déjà cher sa survie dans les camps nazis en acceptant de rentrer dans la peau d’un chien devant ses gardiens, la peau d’un « rien ».
Il se dégage quelque chose d’extrêmement sombre de cette œuvre, alternant récit au présent et souvenirs du narrateur. L’omniprésence d’une nature hivernale et blanche contraste de manière frappante avec les personnages, représentés sous un trait d’une noirceur inquiétante. L’Anderer préférait côtoyer les hauteurs plutôt que le lisier où se débattaient les humains, un lisier fait de coups tordus et de rancœur, et quand il le faisait, le miroir qu’il leur tendait n’était pas très agréable, il fallait donc le briser... Et au milieu de ce lisier, le maire, un homme véreux qui bâti sa richesse sur l’élevage de porcs sous l’occupation, d’un cynisme sidérant, renvoyant aux confidences du curé face à Brodeck, quand il parle de ses ouailles à confesse : « Je suis celui dans le cerveau duquel ils déversent toutes leurs sanies, leurs ordures, pour s’alléger… Puis ils repartent tout propres, prêts à recommencer à la première occasion. »
Avec « Le Rapport de Brodeck », Larcenet réaffirme son goût pour ce type d’histoire mature et ténébreuse, tout en confirmant son talent pour un graphisme aux visées plus artistiques, à l’opposé de sa production humoristique passée. Son dessin en noir et blanc est aussi sublime que dans « Blast », les gris en moins. Grâce à sa maîtrise du clair obscur, le dessinateur réussit bien à faire ressortir l’âme des personnages de Claudel, tous extrêmement bien campés dans leur solitude ou leur cynisme. Seul bémol très mineur : l’excès de noir gêne un peu à l’identification des visages, mais cela ne gêne en rien à la compréhension de l’intrigue.
Si un jour vous recevez « Daytripper » en cadeau, chérissez celui qui vous l’a offert. Et si ce chef d’œuvre vous tombe dans les mains par hasard, chérissez la vie, tout simplement. Car après une telle lecture, il y a de fortes chances que vous ne voyiez plus les choses tout à fait comme avant. A travers Brás, le lecteur se verra rappeler certaines évidences fondamentales – car c’est bien connu, c’est souvent l’habitude qui nous fait oublier ce qui se trouve sous nos yeux – en se mettant dans la peau du personnage, d’autant plus facilement que celui-ci facilite l’identification par son côté anti-héros humain et attachant. La trame est à la fois simple et très originale. Découpé en dix chapitres, chacun d’entre eux constituant une nouvelle se terminant par la mort de Brás à un âge différent avec des causes diverses, ce récit leitmotivique souligne notre condition éphémère comme pour mieux nous faire assimiler cette maxime pleine de sagesse : vivons « au jour le jour », comme si chaque jour était le dernier.
A l’aide d’un trait voluptueux, Fábio Moon et Gabriel Bá nous offrent là une histoire généreuse, sensuelle et profonde comme le Brésil, où l’âpreté du monde et son corollaire, le désenchantement, rencontrent le sacré puis s’effacent devant lui. La mise en couleurs de Dave Stewart reste sobre et élégante, tout en contraste comme la vie peut l’être. Il semble que rien ne manque à cette œuvre très aboutie, qui bénéficie par ailleurs de textes et dialogues d’une grande qualité. Il y aurait encore beaucoup à dire, tant cette production recèle de richesses. Mais afin d’éviter que la présente chronique n’empiète sur cet objet magnifique, une simple liste d’adjectifs devrait suffire à définir « Daytripper », même si celle-ci ne saurait être exhaustive. Harmonieux, humain, humble, fraternel, sensible, vibrant, poétique, lumineux, poignant, tragique, merveilleux…
Au final, cette « excursion d’un jour » se révélera un véritable baume sur nos « coração » soucieux, un baume capable de suspendre pour un instant le temps de nos vies, aussi éphémères qu’un éclair dans le ciel infini. C’est pourquoi, nous disent les auteurs, pour réaliser nos rêves, nous devons vivre notre vie, et ne pas rester passifs par peur de l’échec. Vivre. « Se réveiller. Avant qu’il ne soit trop tard. » Demeurer humbles. Apprécier la beauté du monde dans les choses les plus simples.
Incontestablement une œuvre majeure du neuvième art brésilien et plus généralement planétaire !
Une très belle surprise que cette nouvelle série rendant hommage à Narcisse Pelletier, ce jeune mousse au destin très particulier, celui d’avoir vécu, après avoir été laissé pour mort suite à un naufrage, dix-sept ans chez les Aborigènes d’Australie, « chez les sauvages » comme on le disait encore « innocemment » à cette époque… Le personnage a d’ailleurs gagné le surnom de « Robinson français »…
Côté graphisme, le lecteur peut se dire gâté. Réaliste, le dessin laisse délibérément subsister les traces de crayonné, conférant un supplément d’âme aux personnages et aux objets, à la manière des mystérieux tatouages tribaux du personnage principal. Le traitement de la couleur est superbe, avec un océan aux magnifiques tons bleus turquoise qui donnent envie d’y plonger (avec un équipement tout de même…), sensation renforcée par la puissance émanant du majestueux trois-mâts Saint-Paul, qui apparaît tel une invitation au voyage. Car en effet, le pouvoir de cet album est tellement immersif qu’il est conseillé d’avoir le pied marin pour l’aborder – les planches sont trop belles pour vomir dessus !
Auteur complet, Chanouga a également rédigé les dialogues et le scénario, instillant suffisamment de mystère pour le rendre captivant. Le talisman offert par un vieux loup de mer à Narcisse, alors qu’il était enfant, fut-il décisif dans sa détermination à prendre la mer ? Ce dernier a-t-il vraiment eu ces visions étonnantes telles qu’elles sont décrites ici ? Peu importe la part de vérité, tout paraît plausible et on saura bien patienter jusqu’à la sortie du deuxième tome pour voguer de nouveau vers les promesses de cet outre-monde où dépaysement rime avec merveilleux…
Cette BD-hommage retrace la vie et le parcours du leader anti-apartheid, quelques mois après sa mort, depuis sa naissance dans un petit village pauvre d’Afrique du Sud, jusqu’à son élection triomphale en 1994 à la tête de l’Etat qui l’avait maintenu dans ses geôles durant 27 ans. La vie de combat d’un homme à la personnalité remarquable qui depuis sa prison et malgré la souffrance d’être séparé de ses proches, aura mis à genou l’un des pires systèmes politiques du XXème siècle où les gens étaient discriminés en fonction de leur couleur. La vie d’un homme révolté, d’un humanisme hors normes, qui s’est sacrifié pour son pays dont il voulait être fier.
Le nouveau label 21g inaugure sa collection « Destins d’histoire » consacré aux biographies des grands hommes avec Nelson Mandela. Nous aurons à droit très prochainement à celles de Gandhi, Martin Luther King et de façon plus surprenante, Steve Jobs. J’avais quelques réticences avant d’attaquer cette biographie, dont je redoutais l’académisme gnan-gnan propre à ce genre de production. Certes, rien de révolutionnaire ici, et il est difficile de trouver un personnage plus consensuel que Mandela... Mais il faut dire que le trait de Banerjee est plutôt plaisant, avec un joli lavis en noir et blanc (avec de la couleur pour les dernières pages) et une mise en page qui ne lasse pas l’œil. Professionnel sur ce plan, donc.
Pour ce qui est du récit, il reste linéaire mais bénéficie d’une bonne fluidité, les qualités requises pour une œuvre censée toucher un large public. J’ai appris moi-même pas mal de choses que j’ignorais sur la vie de Mandela, notamment que ce dernier était favorable à la lutte armée avant son incarcération en 1963, ce qui peut surprendre quand on connaît le monsieur, dont je n’oserais évidemment pas remettre en question le prix Nobel de la paix. Mais on doit comprendre que le contexte de l’époque était différent, le régime alors fascisant d’Afrique du Sud ne laissant guère d’autres opportunités à ses opposants que la violence.
En résumé, cet album constitue un hommage honorable à un homme qui aura marqué non seulement l’histoire de son pays, mais aussi l’histoire de l’humanité, en tous cas pour tous ceux qui croient que les hommes peuvent vivre ensemble au-delà de leurs différences, qu’il s’agisse de religion, de culture ou de couleur de peau.
Elle est vraiment très belle cette couverture aux tons jaunes dominants, avec cette magnifique Cadillac Eldorado conduite d’un air ravi par notre félin préféré. Bonne impression d’emblée donc, mais bon, une couverture, ça ne reste jamais qu’une couverture… Pour l’intérieur, rien à dire, c’est du cuir véritable. Le coup de patte de Guarnido ne bouge pas, c’est toujours un vrai plaisir de voir cette ménagerie invraisemblable s’animer sous nos yeux ébahis. Et cette fois, on pousse le délire jusqu’à faire une incursion dans l’univers du cirque, un cirque on ne peut plus animalier ! Les ciels de l’Ouest américain à l’aquarelle déchirent, car cette fois, il faut le dire, nous sommes, comme le laisse supposer la couverture, « sur la route », la célèbre Route 66 de Kerouac.
Cet épisode, beaucoup plus léger que le précédent, lorgne donc du côté du road-movie, avec des clins d’œil à la « fureur de vivre » et à l’esprit beatnik des fifties déjà évoqué dans « Âme rouge ». On retrouve d’ailleurs le personnage du bison Greenberg, double d’Alan Ginsberg, poète emblématique de la Beat Generation.
En somme, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire « Amarillo », alors que j’avais été moins emballé avec le tome précédent. Rythme et humour y sont présent plus que jamais, c’est parfois aussi tragique et désabusé qu’une série noire, parfois aussi hilarant qu’un Tex Avery. Mon seul petit bémol : j’aurais bien aimé savoir ce qu’est devenu la belle Cadillac… Ce tome 5 reste néanmoins un bon cru.
Ce tome permet de souffler un peu après le bien nommé « Terrifiant »…. C’est ce que j’aime dans cette série, le fait que les auteurs savent ménager leurs effets et équilibrer l’histoire pour ne pas lasser leurs lecteurs et les saturer par des rebondissements constants. Il comporte tout de même certaines scènes assez difficiles (si l’on exclut les massacres de zombies, banalisés car faisant partie du quotidien comme le serait le jardinage), notamment avec l’initiative solitaire du jeune fils de Rick, Carl, de prendre d’assaut le refuge de Negan dans un but de vengeance. C’est ainsi que Carl va en quelque sorte quitter définitivement l’enfance, devenant un protagoniste à part entière et relançant du même coup l’intérêt pour la série. Il s’agit donc bien d’un épisode-clé, à dominante psychologique, plus axé sur les états d’âme des personnages. Quant à Negan, le « nouveau » méchant très similaire au gouverneur, il adoptera contre toute attente une attitude « raisonnable », même si l’on sait désormais que son esprit retors est capable du pire, surtout lorsqu’il recourt à son redoutable gourdin hérissé de barbelés, poétiquement baptisé « Lucille »…
Le trait reste bien adapté à l’histoire, pas hyper chiadé mais nerveux et allant à l’essentiel, en un mot efficace. Il en va de même pour le mouvement et le cadrage, qu’il s’agisse des scènes d’action ou psychologiques. Et une fois encore, impossible de refermer le livre sans avoir envie de connaître la suite…
C’est un réel plaisir de se replonger dans les magnifiques aquarelles de Patrick Prugne qui fusionnent parfaitement avec la nature sauvage et luxuriante des Grandes plaines à l’époque de la Conquête de l’Ouest. On pourra également admirer dans les dernières pages les croquis et recherches préalables à la version finale.
Par comparaison avec « Frenchman », l’action est plus présente ici. En revanche, j’ai noté plus d’invraisemblances. En effet, on imagine difficilement Angèle, cette jeune paysanne volontaire mais plutôt réservée débarquer sept ans après son amant et son frère dans cette Amérique vaste et encore inconnue, conversant sans problème avec les habitants avec un aplomb étonnant alors qu’elle semble encore submergée par le chagrin. Et il n’y a pas que cela, mais je ne peux en parler au risque de révéler l’intrigue. C’est un peu comme si l’auteur avait voulu se rattraper après le scénario un peu indolent, contemplatif si l’on veut, de l’épisode précédent. Pour cela, il n’a pas hésité à accentuer le romanesque au détriment de la crédibilité. Alors effectivement, on est un peu plus captivé, mais il y a certains moments où on ne peut pas s’empêcher de lever les yeux au ciel… et on regrette la superficialité des personnages qui n’arrange rien à l’affaire…
Dans l’ensemble, c’est sûr, on ne boudera pas son plaisir. Cette suite reste agréable à lire, davantage pour les dessins admirables que pour l’histoire. Par ailleurs, si le rappel du contexte historique en avant-propos est judicieux, je trouve dommage que l’auteur n’ait pas jugé utile d’expliquer pour quelles raisons les Anglais imposaient un blocus maritime aux Etats-Unis à l’époque (1811)…
La première chose qui saute aux yeux ici, ce sont évidemment ces splendides dessins à l’aquarelle, dédiés en grande partie aux paysages des Grandes Plaines US et d’une beauté immersive, comme pouvait l’être la nature dans ces régions encore très sauvages à l’époque de la conquête de l’Ouest. Des aquarelles aux tons quasi surnaturels (arbres bleus sur ciel ocre…), dans un style proche de l’impressionnisme. Une association réussie avec la ligne plus « BD » qui se réserve pour les humains et tout ce qui est à leur échelle. Le trait est élégant mais les visages apparaissent un peu fades et parfois difficilement reconnaissables. L’album se termine d’ailleurs par des croquis, annotations et essais de couvertures, un petit bonus bienvenu qui montre que Patrick Prugne prend son travail au sérieux… où l’on peut vérifier notamment qu’un grand soin a été porté sur le cadrage et la mise en page.
Si l’action est bien présente dans ce western écolo, elle semble étrangement s’être diluée dans les aquarelles. Cela plaira peut-être aux esprits contemplatifs, moins sans doute aux amateurs de scénarios mouvementés. Je n’ai pour ma part pas été complètement convaincu de la crédibilité de certaines situations, de la même façon, les personnages manquent quelque peu de relief.
Ne connaissant pas du tout cet auteur, c’est d’abord par la couverture que j’ai été attiré par ce titre. Et là, je n’ai pas été déçu, c’est vraiment de la belle ouvrage. Heureusement qu’il y avait ça, car l’histoire en elle-même n’est pas si transcendante. Cela étant, pour moi qui n’ai jamais été trop amateur de western, j’ai trouvé ça dans l’ensemble plutôt concluant. J’ai d’ailleurs bien apprécié le petit rappel du contexte historique en avant-propos ainsi que la reproduction de la carte d’époque sur le contreplat.
Je n'aurais peut-être pas dû commencer la série Jour J par ce tome, même si je savais que chaque tome est une histoire à part. Mais cela faisait un moment que je voulais découvrir cette série, dont le thème commun est l’uchronie, autrement dit les éventuelles conséquences d’un événement historique s’il s’était produit de façon différente, ce qui est une excellente idée au départ. Il se trouve que les avis sur la série sont assez partagés selon les tomes, et à coup sûr celui-ci ne restera pas comme un des meilleurs…
Ici, on a affaire à un Jésus qui, après avoir été gracié par Ponce-Pilate, a mal tourné pour devenir le Ben Laden de l’Empire romain, un Jésus qui considère que la seule façon d’extirper le mal de Rome est d’y mettre le feu ! Dis comme ça, c’est sûr que ça rappelle des événements de notre Histoire récente et qu’on a envie de voir ce que ça peut donner sous l’Antiquité.
Hélas, le récit s’avère très vite assez décevant et on referme l’ouvrage avec un sentiment de frustration. On ne jugera certes pas la vérité historique puisque c’est surtout une œuvre de fiction, disons de « semi-fiction ». L’impression générale est plutôt celle d’un bâclage évident. Les auteurs usent et abusent des raccourcis, et certaines situations m’ont paru dénuées de clarté et de cohérence. Il est probable que la contrainte du format (56 pages) y soit pour quelque chose, mais cela reste tout de même très superficiel ! Par exemple, Jésus est devenu un vieillard aigri et renfrogné dont on ne sait ce qui l’a conduit à prendre le chemin de l’extrémisme, et en ce qui me concerne, je suis resté sur ma faim. D’ailleurs il fait plutôt figure de personnage secondaire dans l’histoire, les auteurs se concentrant surtout Claudius et son ami légionnaire dans leur détermination à éliminer les « terroristes ».
Quant au trait gras et ombré de Kordey, il n’est pas si désagréable, même si parfois j’ai eu un peu de mal à distinguer les visages. Les couleurs sont décentes sans être exceptionnelles. Idem pour le cadrage et la mise en page.
En résumé, ce récit manque singulièrement de souffle, même si les auteurs ont cru pouvoir y insérer tous les ingrédients d’un peplum. On ne sait pas trop ce qu’ils ont voulu vraiment démontrer ici (si ce n’est que Jésus aurait pu devenir un fanatique s’il avait vécu assez longtemps, et après ?), surtout avec cette fin en queue de poisson. Le contraste n’en ressort que davantage quand on pense à un chef d’œuvre de la qualité de « Murena », qui certes a l’avantage de se dérouler sur plusieurs épisodes mais avec la contrainte scrupuleuse de la vérité historique. Quel ratage et quel dommage !
Comment juger un tel OGNI (objet graphique non identifié) et par quel bout le prendre, nom d’un petit homme vert !? C’est une sorte de mélange entre le livre pour enfants et le conte philosophique, dans lequel l’auteur décide de massacrer (presque) tous les codes du 9ème art. L’objet est assez plaisant mais totalement hybride, on a parfois l’impression de regarder un livre d’art naïf avec des aquarelles pleine page insérées aléatoirement au fil de l’histoire. La seule chose qui rappelle la BD est qu’on a bien affaire à une « juxtaposition d’images fixes en séquences » (ou « art séquentiel ») selon l’expression de Scott Mc Cloud (« L’Art invisible »). L’auteur ne s’est évidemment pas donné la peine de mettre ses dessins en boîtes (non, ses boîtes à lui sont dans l’histoire, il a l’air vraiment fasciné par les boites !), je veux dire en cases, préférant la jouer « no limit ».
Et puis il y a même une histoire aussi, et même si j’ai un peu pris peur au début, je me suis finalement laissé prendre au jeu. En fait, Brecht Evens nous raconte un projet un peu bancal réunissant une bande de bras cassés qui a priori n’ont rien à voir les uns avec les autres. De cette rencontre improbable va naître une étrange alchimie qui va finir par galvaniser les esprits, avec tous les problèmes d’égo que cela peut engendrer, pour donner au final une œuvre monumentale des plus inattendues…
Dire que j’ai adoré serait exagéré, mais je dois admettre l’audace de l’entreprise. En fin de compte, je ressors assez partagé. Par exemple, j’ai plutôt bien apprécié les « tableaux » pleine page aux couleurs magnifiques, qui dégagent une vraie magie, naviguant entre le post-hypo-naïf et le néo-exo-impressionniste, à moins que ce ne soit du pseudo-péri-pointillisme (ne cherchez pas ce que ça veut dire, c’est moi qui ai inventé ça...). D’autres fois, j’ai trouvé ça au mieux sans intérêt et au pire rebutant, avec cette vague impression (un peu agaçante) que l’artiste, un rien feignasse, a abstractisé une bonne part de ses délires à l’aide une truelle (et des couleurs parfois criardes aussi), une façon peut-être de souligner qu’on a bien affaire à un objet anticonformiste…. et « amateur » ! Cet ouvrage est, vous l’aurez compris, plein de paradoxes, un peu comme si Evens se jouait constamment du lecteur et cherchait à titiller son approche de l’art et à démasquer le snob qui sommeille en lui. Même les dialogues, simplistes voire nunuches, vont parfois côtoyer l’absurde…
A relire peut-être pour en apprécier toutes les subtilités. Une chose est sûre, ceci devrait attirer les amateurs d’art et ceux qui aiment l’inédit.
Sans esbroufe, Joseph Lambert parvient à faire passer une belle émotion en s’effaçant derrière un minimalisme pudique et respectueux. L’approche graphique du non-visible (incluant l’apprentissage de la langue des signes) est très originale, permettant de nous faire ressentir, nous les voyants, ce que cela signifie que d’être aveugle et sourd à la fois, comme si l’un des deux ne suffisait pas… On pourra reprocher quelques toutes petites incohérences narratives et des couleurs un peu trop basiques, mais l’histoire de ces deux personnages est si prenante que cela passe au second plan.
L’amitié entre Helen Keller et Annie Sullivan, ces deux êtres dont la révolte chevillée au cœur et au corps face aux cruautés de la vie s’est transformée en force, est particulièrement poignante, et il faudrait être handicapé des sentiments pour ne pas verser sa petite larme au moins une fois à la lecture du livre. De plus, leurs souffrances ne s’arrêtent malheureusement pas à leur champ de vision, mais sont provoquées aussi par la vanité et la bêtise des soi-disant voyants : les professeurs de l’institut Perkins firent subir à la jeune Helen un interrogatoire de deux heures à cause d’une stupide histoire de plagiat. C’est ainsi que l’on se dit que les aveugles (ou les sourds) ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Une belle œuvre tirée d’une belle histoire, à découvrir. Un de mes coups de cœur de l’année.
Il convient de saluer l’initiative de Casterman de publier cette œuvre chorale quelques mois après l’hideux grabuge autour du « mariage pour tous » en France. Ces témoignages recueillis par le scénariste Hubert et mis en image par plusieurs auteurs, parmi lesquels Cyril Pedrosa, qui n’aura produit ici que trois petites pages de présentation + la couverture (dommage du peu), devraient permettre à ceux qui fantasment les « autres » sexualités comme un vice ou une malédiction de revoir leur jugement, encore faudrait-il que le bouquin leur tombent dans les pattes…
Du point de vue artistique, il est difficile de juger du vrai talent des auteurs sur des histoires de quelques pages, mais c’est globalement assez varié dans les styles et plutôt agréable à regarder. Mention spéciale à Zanzim, Freddy Martin, Natacha Sicaud et tout particulièrement Audrey Spiry et son approche poétique de la transsexualité à travers le beau témoignage de Bénédicte, évoquant les douleurs endurées pour sa transformation, au-delà de celle d’avoir souffert de naître dans un corps de garçon. Mais le plus poignant d’entre tous est sans conteste le récit de Momo, qui a dû fuir sa Guinée natale pour échapper à l’homophobie extrêmement virulente en Afrique et a pu retrouver un peu de confiance et de dignité grâce au soutien de LGBT Tours. Préfacées par Robert Badinter, ces dix histoires bédéssinées sont complétées d’une réflexion enrichissante par la plume de sociologues et d’universitaires.
A la lecture de l’ouvrage, on réalise que le droit à la différence (à l’indifférence ?) a encore du chemin à faire et que certains préjugés seront plus durs à désintégrer qu’un atome selon la célèbre formule d’Einstein. Sachant que les préjugés peuvent aussi venir de ceux qui en sont victimes, lesquels ont par ailleurs une fâcheuse tendance à sous-estimer la tolérance des « gens normaux », si limitée soit-elle. Néanmoins, si l’homosexualité est de mieux en mieux acceptée dans nos sociétés, quel hétérosexuel pourra sincèrement afficher sa satisfaction à l’idée qu’un de ses enfants ait une relation avec une personne de même sexe ?
Ce livre interpellera-t-il les zélotes anti-mariage gay ? Même si l’empathie n’est certes pas innée, peut-être pourrait-il les aider à aller au-delà des clichés et à prendre conscience de la diversité d’une communauté dont le seul lien est en fin de compte de ne pas correspondre à la norme hétérosexuelle. Et cette norme hétérosexuelle, existe-t-elle vraiment, ou réside-t-elle juste dans notre imaginaire collectif ? Pourquoi ne questionne-t-on jamais l’hétérosexualité, se demande Louis-Georges Tin dans son pertinent papier page 161 ? Et comme une conclusion à tout questionnement, Bénédicte nous confie qu’elle doit son salut à son psy qui lui avait affirmé : « La normalité, ça n’existe pas. Ne vous sentez pas obligé de vous conformer à la norme des autres, puisque les gens normaux, ça n’existe pas. » Et s’il y a chez ces « anormaux » mille façons de vivre sa sexualité, pourquoi en irait-il autrement pour les hétérosexuels ?
L’autre vertu de ce recueil est de libérer la parole et redonner de la dignité à celles et ceux dont la sexualité dérange, dans un contexte d’intolérance croissante. Car il s’agit bien au final d’imposer un droit élémentaire et universel contre l’arbitraire justifié par une pseudo morale archaïque (l’homosexualité est encore passible de mort dans certains pays !) : le droit de chacun à disposer de son corps… et l’obligation des autres à s’occuper de leurs fesses…