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Deuxième partie du diptyque entamé avec l’incroyable « Deep Me », « Deep It » continue brillamment sur cette lancée. Cette fois, la couverture est totalement blanche, et comme l’opus précédent tout en noir, les mentions du titre, de l’auteur ou du résumé en quatrième de couverture se distinguent à peine. Un parti pris audacieux qui n’aura assurément pas joué en faveur de sa visibilité, ce qui peut expliquer le peu de retombées lors de sa publication (du moins c’est mon ressenti), et c’est tout à fait dommage, car le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ouvrage est audacieux (comme à peu près toutes les parutions de l’auteur) ! Ceux qui en principe ne se seront pas arrêtés à la loi des apparences — et d’autres peut-être qui auront été intrigués — sont vraisemblablement les inconditionnels de Marc-Antoine Mathieu.
C’est ainsi que l’on retrouve ici le narrateur du premier volume, « Adam », entité « post-humaine », sorte d’ « élu » vainqueur d’un jeu de réalité virtuelle après avoir survécu aux situations les plus critiques. Assemblage complexe édifié à l’aide de programmes d’intelligence artificielle, Adam a été conçu pour survivre à une apocalypse prévisible. Et désormais, si le Grand Deuil a bel et bien eu lieu, Adam se retrouve confronté à la solitude et à sa propre immortalité, n’ayant comme seul interlocuteur qu’un auxiliaire relationnel, « embarqué » tout comme lui dans cette capsule errant dans les abysses d’un monde où toute vie a disparu.
Le découpage narratif consiste en une succession de veilles numérotées, où notre entité immortelle, en attendant de distinguer la lueur hypothétique d’une vie émergente, ne dort « que d’un œil » entre chaque mise à jour et se livre à diverses réflexions métaphysiques de haut vol. A titre d’exemples : comment survivre à l’infinitude et quelles sont les raisons de son statut d’ « élu ultime » ; où se situe sa condition véritable (entre l’objet fabriqué et l’humain doté d’une conscience) ; et tout autant de questionnements sur ce qui fait notre humanité, sur le temps, la mort et la vie…
Une fois encore, Marc-Antoine Mathieu nous époustoufle en nous embarquant dans ses réflexions philosophiques auxquelles il ne fournit guère de réponse. Mais il alimente avec bonheur notre méditation dans ce qu’on pourrait qualifier de sublime et vertigineux voyage vers des espaces insondés où l’intelligence artificielle, qui est devenue une nouvelle réalité de notre époque, constitue le cœur du propos. Et l’humour n’est pas en reste, l’auteur disséminant ses saillies subtiles dont il s’est montré coutumier à travers sa production.
Réalisant une synthèse parfaite entre la philosophie, la science et la poésie, l’auteur nous propose une œuvre qui, si elle pourra en effaroucher certains par son contenu et son abstraction apparente, reste extrêmement humaine. A qui d’autre que nous-mêmes et notre âme s’adresse la voix off d’Adam, qui se fait en quelque sorte notre confident ? Le sort et la solitude éternelle à laquelle il est condamné, quand bien même il est le résultat d’un programme d’IA, ne peut manquer de nous émouvoir si tant est que l’on est doté d’empathie. Car en effet, Adam bénéficie bel et bien d’une conscience.
Comme dans la première partie, le défi pouvait consister à allier philosophie et graphisme dans un format (la bande dessinée) où le visuel représente une part incontournable. Et de ce point de vue, c’est totalement réussi. MAM nous offre un dessin tout à fait remarquable qui constitue la partie poétique du livre. Son utilisation du noir et blanc ne fait que confirmer, si besoin était, sa maîtrise totale. Un parti pris graphique dans lequel il excelle depuis ses débuts et qui n’a cessé de s’affiner au fil des années. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer les cases où sur fond noir, l’artiste recourt au pointillisme pour faire apparaître formes et visages, nous plongeant en une sorte d’apesanteur spirituelle.
Il y a de fortes chances que l’amateur de BD lambda soit quelque peu dérouté par cet étrange objet, vaguement inquiétant, noir comme un écran de smartphone, à l’extérieur comme à l’intérieur, hormis quelques éclipses inversées qui font surgir ça et là des images imprécises au cours de la narration. Les trois-quarts du livre sont constitués de cases noires où seuls les phylactères d’un dialogue mystérieux révèlent très progressivement la teneur du récit. A ce stade, impossible d’en dire trop au risque de gâcher l’effet de surprise qui fait tout le sel de l’ouvrage. On pourra tout au plus dire que le début de l’histoire rappelle ce film terrifiant des années 70, « Johnny s’en va en guerre », d’ailleurs évoqué brièvement, dans lequel un soldat se réveille sur un lit d’hôpital, aveugle et dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur.
Certains reprocheront peut-être cette « paresse graphique » de la part de l’auteur, mais l’approche résolument oubapienne de ce dernier, laquelle est depuis longtemps sa marque de fabrique, le place hors d’atteinte des critiques fondées sur les codes normatifs de la bande dessinée. Marc-Antoine Mathieu nous met d’emblée dans la peau (si l’on peut dire…) du narrateur, privé de la vue et de la parole. Plongé dans un noir d’encre inquiétant, celui-ci entend des personnages dialoguer autour de lui sans pouvoir décrypter leurs propos énigmatiques, tandis que ceux-ci ne l’entendent pas. Le lecteur, qui est le seul à prendre connaissance de ses états d’âme, sera vite happé par l’intrigue, désireux de connaître le fin mot de l’histoire.
Avec « Deep Me », titre au nom évocateur qui fait visiblement référence à la fameuse « IA » joueuse d’échec des années 90, Mathieu nous livre une œuvre où il prouve de nouveau avec brio sa capacité à aborder les domaines les plus pointus de la métaphysique tout en tentant de les vulgariser avec son œil d’artiste-poète. L’auteur nous soumet ici les grandes questions ontologiques concernant la conscience, l’immortalité et la nature profonde de l’homme, et bien sûr la question de Dieu, se contentant d’y répondre par des hypothèses à la fois merveilleusement poétiques et terriblement vertigineuses, comme lui seul sait le faire.
Ceux qui ont la chance (pourrait-on parler de privilège ?) de connaître — et d’apprécier — le travail de MAM, seront enchantés de cette nouvelle œuvre. Quant aux autres, du moins ceux qui sont fascinés par ces questions ou qui privilégient les ouvrages requérant une certaine participation du lecteur, ils sont vivement invités à la découvrir, ainsi que l’ensemble de sa bibliographie, à commencer par la série « Julius Corentin Acquefacques », un OVNI culte et emblématique de son auteur. A ce titre, « Deep Me » nous aura « profondément » comblés.
Au-delà d’une couverture minimaliste...
Deep it (« au fond ») est une réflexion bédéesque sur l’Intelligence Artificielle et la fin du monde, faisant « suite » à Deep Me. Plus profond que Carbone et Silicium (Bablet), avec un vocabulaire assez technique, le dessin va pourtant à l’essentiel, épuré. Mais, au fil des pages, Marc-Antoine Mathieu fait évoluer l’esthétisme de son œuvre, jouant sur des nuances de gris (non sans écho avec Larcenet), un graphisme pointilliste, mais aussi sur de longs zooms (vertige métaphysique) et une composition lénifiante. Jubilatoire !
Car, on connaît le talent de Marc-Antoine Mathieu pour l’illustration de concepts abstraits, de figures de style, comme en témoigne l’utilisation de ses BD en cours de français... C’est un explorateur de la BD, de ses formes narratives et plastiques (ce qui ne l’empêche pas de s’inspirer de ce qui existe déjà).
Je n’ai pas peur de dire que c’est un indispensable. Marc-Antoine Mathieu est l’un des rares à faire véritablement de la poésie et à donner aussi un sens philosophique à ses BD (sans faire une vulgaire biographie tirée d’une fiche Wikipédia par exemple). Son œuvre positive et sensible en a inspiré plus d’un...
...Quand est-ce qu’on lui accordera un grand prix à Angoulême ?