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« Merdre ». C’est sur cette épenthèse scatologique que s’ouvre « Ubu Roi », la pièce d’Alfred Jarry qui déclencha les sifflets des spectateurs et l’ire de la critique lors de la première. Jarry, qui avait fini par s’identifier à son personnage d’Ubu, aimait à provoquer les milieux mondains de l’époque. Par son humour grinçant, il n’avait de cesse de bousculer les codes de bienséance en tendant un miroir pas toujours reluisant à ceux dont il croisait le chemin. De façon ostentatoire, cet être hors-norme, grand admirateur de Rabelais, revendiquait sa liberté et son attachement à la doctrine d’Epicure. Rodolphe et Daniel Casanave dressent ici un portrait original et extrêmement vivant de celui qui allait laisser une empreinte indélébile dans le monde des arts et lettres du début du XXe siècle, préfigurant le mouvement surréaliste avec ses néologismes déconcertants et sa fameuse « science » pataphysique…
Etayé par une documentation fouillée, « MeRDrE » nous fait découvrir (ou re-découvrir) cet auteur original et attachant, au final assez méconnu, en nous livrant nombre d’anecdotes sur l’homme et ses contemporains. On y apprend notamment que le douanier Rousseau s’est lancé dans la peinture sous les injonctions de Jarry. Personnage fantasque et haut en couleur, irrévérencieux et imprévisible, Alfred Jarry fascinait tellement qu’il était devenu la coqueluche du Tout-Paris, un rôle qu’il acceptait de bonne grâce sans qu’il n’ait besoin de mentir et lui permettait de satisfaire son goût pour la bonne chère, lui qui était plus cigale que fourmi - et donc chroniquement désargenté. En dehors du Douanier Rousseau, il avait son cercle d’amis fidèles dont faisait partie Guillaume Apollinaire, ses pas avaient même croisé ceux d’Oscar Wilde, qui était alors sur le déclin après des années de harcèlement judiciaire, ce qui donnera lieu à une scène touchante entre les deux hommes accoudés au zinc. Mort à 34 ans, notre « surmâle », doté d’une énergie hors du commun, toujours muni d’un revolver, capable d’enfourcher son « Clément Luxe 96 » après avoir éclusé moult rasades d’absinthe, son « herbe sainte », eut une vie aussi courte que riche. Tel une sorte de punk avant l’heure, clown blanc à la fois aérien et frénétique, il a traversé le monde terrestre de façon fulgurante, trop vite usé par sa roide pesanteur.
Avec cet ouvrage, c’est un bien bel hommage que lui ont rendu Rodolphe et Casanave. Rodolphe, vieux routier prolifique dans le scénario de BD, s’essaie pour la seconde fois au genre biographique après « Stevenson, le pirate intérieur » (une évocation de la vie de Robert-Louis Stevenson), et c’est une réussite. Très équilibrée, la narration évite une trop grande linéarité, maintenant la chronologie des événements tout en insérant plusieurs digressions fantaisistes sur l’œuvre de Jarry. Quant à Daniel Casanave, il poursuit sa voie dans l’exploration des grands écrivains. Fort logiquement, celui-ci, qui avait déjà adapté en bande dessiné « Ubu Roi », s’attaque cette fois-ci à son auteur, dont la vie avait quasiment fusionné avec l’œuvre. Comme il l’avait fait avec le récent « Nerval l’inconsolé », Casanave nous entraîne une fois encore dans une folle sarabande qui nous rend Alfred Jarry très proche, comme si son époque était aussi la nôtre. Et son trait vif et virevoltant y est forcément pour quelque chose. Une biographie passionnante sur un artiste totalement fascinant qui a privilégié sa propre liberté sans compromission au détriment d’un confort anesthésiant, un vrai poète, à coup sûr invivable, mais qui savait dire « merdre » sans crainte des conséquences.