François Jacques était adaptateur de mangas. Avec la disparition de François Jacques, survenue brutalement au début de cette année, le milieu de la BD vient de perdre l’un des initiateurs de la découverte, en France, de la bande dessinée japonaise. Nous avons voulu lui rendre hommage en retraçant les principales étapes de son parcours professionnel. Acteur de premier plan, et parmi les premiers dans l'émergence qu’a pu connaître en France la bande dessinée japonaise au cours des années 1990, François Jacques est décédé à Paris, le 22 janvier dernier. Il avait 35 ans. Sa disparition prématurée, aussi subite que tragique, laisse dans la profession un vide considérable. Critique, adaptateur, conseiller éditorial, François Jacques aura en effet joué pendant plus de dix ans un rôle décisif dans la présentation et la diffusion d'un nombre considérable de titres japonais. Né en 1966, François Jacques passe une partie de son adolescence au Japon, où il réside de 1978 à 1981 et de 1984 à 1985, et où il découvre notamment bandes dessinées et dessins animés télévisés dans un rapport direct au possible, éminemment quotidien. Frappé par la construction et le découpage à l'œuvre dans cette production dessinée japonaise, il partage sa curiosité (qui s'étend aussi à la bande dessinée européenne et américaine) avec plusieurs de ses condisciples du Lycée franco-japonais de Tôkyô ; des années plus tard, de retour en France, il fondera avec eux une association, le Beff'Toh, dédiée à leur passion commune pour ces registres formels. C'est là qu'un de ses amis et collaborateurs met en avant — le baptisant dans la foulée du nom d' "effet Ripobe" — un caractère spécifique à la lecture en bande dessinée : le processus à l'œuvre, dans l'esprit du lecteur, lors du passage d'une case à une autre. Ce terme sibyllin donnera son titre à la publication périodique fondée peu après par François Jacques dans le cadre de son association, et lui servira même par la suite, et de son propre chef, de sobriquet personnel. En janvier 1991, lors du 18e festival international de la bande dessinée d’Angoulême, François Jacques et son association assurent l’interface de l’invitation au Japon, évitant ainsi que l'événement, gravement remis en cause par le début de la guerre du Golfe (qui compromet nombre de déplacements prévus côté japonais) aussi bien que par diverses carences de l’organisation, ne s'achève en fiasco. Les auteurs japonais accueillis sont TANIGUCHI Jirô, TANAKA Masashi et TERASAWA Buichi. Dès cette époque, il développe un lien particulier avec l’éditeur Kôdansha, l’un des plus gros éditeurs généralistes japonais — notamment dans le domaine de la bande dessinée —, qui se trouve alors en pleine phase d’ouverture aux talents et aux marchés étrangers, et participe au festival en quête d’auteurs à inviter au Japon. Dans les années suivantes, ce lien privilégié ne se démentira pas, ainsi qu’en témoignent bon nombre de titres sur lesquels il travaillera en tant qu’adaptateur. Mais pour l'heure, ses tentatives de convaincre des éditeurs français de publier des titres japonais sont sans résultat.
En cette même année 1991, il participe de façon ponctuelle aux débuts de deux autres fanzines nouvellement apparus en France, les premiers en la matière : d’abord dans le n°2 de Mangazone (1er semestre 1991) avec un aperçu de typologie générale sur la bande dessinée japonaise, puis dans le n°3 d’AnimeLand (août-septembre 1991), avec un article de présentation sur la série animée Fushigi no umi no Nadia. Ces contributions ne se renouvelleront pas, signe de la forte personnalité de François Jacques aussi bien que des susceptibilités exacerbées qui par ailleurs règnent largement dans le milieu, alors très restreint, des amateurs français. C’est à Angoulême, en janvier 1992, qu’est présenté le n°0 de l’Effet Ripobe, "magazine interactif de l'amateur professionnel". Le fanzine connaîtra au total cinq numéros (et un hors série), parus de façon irrégulière entre juillet 1992 et octobre 1994… Dans le même temps, François Jacques collabore également à des revues professionnelles telles le Cinéphage, dont le numéro 13 (juillet-août 1993) est un "spécial Asie"…
Couvrant aussi bien bande dessinée que dessin animé, l’Effet Ripobe se présente sous la forme d’un étonnant et joyeux désordre, qui donne à sentir le bouillonnement d’idées et d’envies de l’équipe qui l’anime. Les pages de la revue sont ouvertes aux productions américaines et européennes comme japonaises, mais couvrent aussi tout ce qui peut toucher au Japon par ailleurs. Moins orthodoxe que celle d’un Mangazone, la réflexion développée dans l'Effet Ripobe, plus risquée de par la nature même des ambitions affichées par le magazine, marque d’une empreinte très clairement distincte le paysage du fanzinat de la première heure dans ce domaine. Les deux dernières parutions de l'Effet Ripobe bénéficient d’une aide du Centre National du Livre ; par la suite, de 1994 à 1997, François Jacques sera membre de ce comité, où il prendra part à l'évaluation des fanzines. La participation de François Jacques à Tsunami, organe publié par la librairie Tonkam — qui se lance cette année-là précisément dans l’édition de titres chinois et japonais —, commence au n°10 de ce titre périodique (avril 1994). Il en est partie prenante jusqu'au numéro 18 (novembre 1995), et en devient le rédacteur en chef à partir du numéro 14 (janvier 1995), charge qu'il continuera d'exercer de fait sur les numéros suivants, dans des conditions pour le moins mouvementées... C'est dans cette période qu'il se lance véritablement dans le travail d'adaptateur, sur des bandes dessinées de Hong Kong (Born to Kill, Cyber Weapon Z), ainsi que sur plusieurs titres de dessin animé japonais produits pour la vidéo : Rhea Gall Force, Ushio to Tora, Mamono Hunter Yôko. En 1995, pour Ciné Horizon, il traduit et supervise le doublage français de Final Fantasy, une série de quatre épisodes pour la vidéo, inspirée du jeu vidéo du même nom. En octobre 1995, le groupe Média Système Editions (MSE), déjà éditeur du magazine de jeu vidéo Player One, lance le mensuel Manga Player, qui fait paraître en feuilleton des séries très ciblées de bande dessinée issues du catalogue Kôdansha (Ghost in the shell, Gunsmith Cats…) : ce nouveau titre bénéficie d’emblée de la collaboration de François Jacques, pour son contenu rédactionnel comme pour l'adaptation des titres pré-publiés. Parallèlement à l'édition de Manga Player, les premiers volumes d’une collection afférente commencent à paraître en librairie dès 1996. La liste des titres qu'y adapte François Jacques est trop longue pour qu'on les énumère tous ici... Parmi les plus marquants, citons 3x3 Eyes, Ah my Goddess, Clover, Wingman, et récemment GTO… Auprès du groupe MSE, puis de la société Pika Éditions — qui lui succède et reprend le flambeau du travail éditorial accompli —, il exerce un rôle clé de conseil éditorial et de relais. Très souvent, c'est lui qui assure le travail d'adaptation sur les premiers volumes des nouveaux titres publiés par MSE, quitte à passer ensuite le relais à d'autres après quelques tomes. Certaines séries relèvent de son travail dans leur totalité. Plusieurs titres qu'il adapte sont pré-publiés en magazine, sans être repris en volumes dans la collection Manga Player, mais chez d'autres éditeurs. À partir de 1998, il entame un travail similaire avec les éditions J'ai lu, dont les premiers titres japonais sont parus en 1996. C'est lui qui convainc l'éditeur de se lancer sur des titres tels Tekken Chinmi, Ken le survivant et Racaille Blues, pour lesquels il se charge systématiquement de l'adaptation française, mais aussi du lettrage, des retouches et de la maquette… Ainsi, dans la seconde moitié des années 1990, il fait le choix d’un travail plus effacé que le journalisme, en retrait relatif, mais qui garde une forme concrète, une vie aussi longue que celle des livres, et s’inscrit ainsi dans la durée. Ses positions sur le rôle et les prérogatives de l’adaptateur, si elles mériteraient d'être discutées point par point sur le fond, ont en tout cas eu pour conséquence positive de faire adopter aux éditeurs avec lesquels il a collaboré un niveau de rémunération nettement plus décent que les tarifs pratiqués par les grands éditeurs français de bande dessinée, dont les considérations éditoriales vis-à-vis des tâches de traduction semblent hélas se résumer à l'idée d'une sorte de « mal nécessaire » à la lucrative exploitation de leurs licences… Dès ses débuts, François Jacques s’est imposé comme un caractère entier, passionné voire excessif, emporté… Polémiste virulent, parfois féroce, il est de tous les débats, de toutes les disputes qui agitent le petit monde des passionnés. Tout à tour provocateur, candide, ironique, fanfaron ou gouailleur, il n’hésite pas à cristalliser ainsi délibérément sur sa personne invectives et inimitiés. Il campe ainsi un personnage contradictoire, déroutant, entre moqueries et échanges sérieux, entre noms d’oiseaux et débats de fond. Les malentendus lui importent peu : refusant tout compromis, il dénonce sans merci les dérives et les nombreuses avanies de ce milieu, prend parti sans concessions, parfois contre toute raison — parfois en ayant raison seul contre tous. Quoi qu’il en soit, c’est son choix, son indépendance, sa liberté qu’il affirme ainsi en toute occasion. Du reste, ses tribunes, en particulier sur l’Internet, préservent et ne remettent pas en cause concrètement la position en retrait qu’il a choisi via son travail de fond en tant qu’adaptateur. Au fil des ans, ses qualités professionnelles, sa compétence et sa connaissance de son sujet, d’un niveau rarement égalé au sein de ce milieu, mais aussi son courage et sa franchise ont fait de François Jacques un personnage à la stature unique, irremplaçable. Mais qu’on nous permette ici cette mention hors de toute considération professionnelle : aujourd’hui nos pensées vont d’abord à la famille qu’il laisse derrière lui, à sa femme et à ses deux jeunes enfants. L’année dernière déjà, son état de santé l’avait contraint à passer le relais sur certains des titres qui lui étaient les plus chers. Il prenait son mal en patience, et se préparait à reprendre cette année son travail de plus belle, avec un élan et une envie renforcés par l’attente, après cette année « perdue »… Son désir de poursuivre la tâche à laquelle il s’était destiné, il y a déjà si longtemps, était en lui intact. "On creuse une ligne, n’importe quelle ligne continue, pour se maintenir debout dans la présence muette des choses ; cette ligne est notre vie." (Robert Musil). François Jacques avait choisi sa ligne, et pas n’importe laquelle : il a tracé sa propre voie, ouvert un chemin pour autrui en en subissant d’abord seul toutes les difficultés, dans l’indépendance et toutes conséquences assumées. Son intransigeance catégorique et son engagement passionné nous manqueront cruellement.
Texte © Vincent Zouzoulkovsky et Ilan Nguyen, paru dans Animeland n°79 (mars 2002)
François Jacques était adaptateur de mangas. Avec la disparition de François Jacques, survenue brutalement au début de cette année, le milieu de la BD vient de perdre l’un des initiateurs de la découverte, en France, de la bande dessinée japonaise. Nous avons voulu lui rendre hommage en retraçant les principales étapes de son parcours professionnel. Acteur de premier plan, et parmi les premiers dans l'émergence qu’a pu connaître en France la bande dessinée japonaise au cours des années 1990, François Jacques est décédé à Paris, le 22 janvier dernier. Il avait 35 ans. Sa disparition prématurée, aussi subite que tragique, laisse dans la profession un vide considérable. Critique, adaptateur, conseiller éditorial, François Jacques aura en effet joué pendant plus de dix ans un rôle décisif dans la présentation et la diffusion d'un nombre considérable de titres japonais. Né en 1966, François Jacques passe une partie de son adolescence au Japon, où il réside de 1978 à 1981 et de 1984 à 1985, et où il découvre notamment bandes dessinées et dessins animés télévisés dans un rapport direct au possible, éminemment quotidien. Frappé par la construction et le découpage à l'œuvre dans cette production dessinée japonaise, il partage sa curiosité (qui s'étend aussi à la bande dessinée européenne et américaine) avec plusieurs de ses condisciples du Lycée franco-japonais de Tôkyô ; des années plus tard, de retour en France, il fondera avec eux une association, le Beff'Toh, dédiée à leur passion commune pour ces registres formels. C'est là qu'un de ses amis et collaborateurs met en avant — le baptisant dans la foulée du nom d' "effet Ripobe" — un caractère spécifique à la lecture en bande dessinée : le processus à l'œuvre, dans l'esprit du lecteur, lors du passage d'une case à une autre. Ce terme sibyllin donnera son titre à la publication périodique fondée peu après par François Jacques dans le cadre de son association, et lui servira même par la suite, et de son propre chef, […]