Quitter la baie
Une BD de Bérénice Motais de Narbonne chez Actes Sud - 2020
10/2020 (14 octobre 2020) 178 pages 9782330141233 Format normal 405419
Magda s'ennuie et erre dans la campagne depuis le départ à la ville de son frère et de son ami. A leur retour pour les vacances, ils constatent les transformations radicales dans le paysage de leur enfance...
Dans ce premier roman graphique, Bérénice Motais de Narbonne qui est passée par la section animation des Arts Décos de Paris, creuse l'univers construit dans son court-métrage de fin d'étude « Astrale ». Magda, son héroïne, y tient de nouveau le premier rôle. Agée de 14 ans, elle sèche le collège pour fuir le harcèlement dont elle est victime, n'arrive pas à communiquer avec sa mère et déprime terriblement depuis le départ de son frère, Carmen, et de leur ami, Gael au lycée de la grande ville d'à côté. Quand les garçons reviennent brièvement pour les vacances, ils découvrent un environnement qui a changé. A leur contact, Magda n'a plus qu'une obsession : « quitter la baie » à son tour…
L'autrice nous dresse le tableau des possibles de l'adolescence à travers ses trois personnages : Magda celle qui prend conscience que son corps comme son environnement se métamorphosent et demeure impuissante ; Gaël celui qui joue avec le feu par peur de l'avenir et esprit de révolte ; Carmen celui qui est déjà résigné et presque adulte… Ils sont en pleine transition et constatent bouleversés les changements qui les assaillent : celui de leur corps tout d'abord, de leurs sentiments les uns pour les autres ensuite, et de leur environnement enfin puisque la petite ville balnéaire dans laquelle ils ont grandi est en voie de bétonisation. Gael et Magda éprouvent dans cette découverte une détresse psychique et presque existentielle liée aux bouleversements de l'environnement qu'on nomme « solastalgie ».
On a l'impression que Bérénice Motais veut nous transmettre le même sentiment que Greta Thunberg lorsqu'elle s'adressait aux décideurs politiques : « je veux que vous paniquiez, je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours ». Et elle y parvient grâce à son magnifique dessin servi par un papier au fort grammage. Elle utilise en effet la technique de xylogravure qui donne à son album des accents du « Cri » de Munch et fait aussi penser aux labyrinthes à la Escher. Ses planches en noir et blanc aux accents dramatiques font ressentir à la fois angoisses, échappatoires et transformations et fondent les différents états dans lesquels se trouvent les protagonistes. On passe sans transition de pages presque documentaires à des rêves nocturnes ou des hallucinations. L'ensemble devient alors nimbé d'une atmosphère cauchemardesque et claustrophobe.
« Quitter la baie » a été sélectionné pour Angoulême dans la catégorie jeunesse 12-16 ans. Il me semble que son lectorat va bien au-delà de cette tranche d'âge. Il permet une évocation des bouleversements écologiques et surtout un portrait d'une adolescence à vif. Un ouvrage difficile, exigeant, et marquant tout à la fois.
Pour une première œuvre, il n'y a pas à dire : ça envoie du lourd. Bérénice Motais de Narbonne maîtrise aussi bien la narration que le dessin. Son style unique éblouit à chaque page, tandis que son univers onirique se dévoile sous nos yeux ébahis. Ses jeunes personnages témoignent du malaise de la jeunesse d'aujourd'hui face aux changements que la génération qui les précède continue d'imposer au monde malgré les catastrophes annoncées. Cette aventure m'a rajeuni, et je ne doute pas qu'elle touchera particulièrement les adolescents.
Plutôt que de quitter la baie, on a envie de s'y éterniser.