Le dernier sergent
1. Les guerres immobiles
Une BD de Fabrice Neaud chez Delcourt - 2023
09/2023 (27 septembre 2023) 424 pages 9782413019381 Autre format 479279
Tandis que Fabrice termine le tome 3 de Journal, une certaine reconnaissance de son travail lui fait rencontrer artistes et intellectuels qui structurent son émancipation politique. Mais n'est-elle pas encore pour certains privilégiés ? Les slogans progressistes cosmétiques peuvent-ils augmenter le territoire concret des rencontres entre hommes quand celui-ci a toujours la même surface au sol ?
Un regard dans le rétroviseur...
Dans ce bouquin, au titre un peu martial, Fabrice Neaud revient sur son passé, comme il l'avait fait auparavant avec les quatre tomes du Journal.
Si la couverture mystérieuse m'avait emballée, j'ai un peu déchanté en soupesant la BD dans mes mains. Je ne suis pas fan des gros spécimens... Mais je ne regrette pas de l'avoir achetée.
Déjà, on y apprend beaucoup de choses : sur l'homosexualité bien sûr, mais aussi les rapports sociaux, les tyrannies de la distance, de la géographie urbaine... ou encore sur la BD. Tout cela, Neaud nous l'enseigne de manière plus empirique que théorique, en le plaçant de manière ingénieuse dans le récit, avec force d'exemples.
Ensuite, la qualité graphique, tout de blanc et de noir, impressionne. Certes, les dessins à la plume de Fabrice Neaud n'ont pas cette instantanéité, propre à la « BD de papa ». Or, la précision du trait, sa clarté, mais aussi l'abondance des hachures, dégagent une force émotionnelle particulière. A la longue, j'ai eu comme l'impression que les personnages étaient entièrement dessinés avec des poils...
A cet esthétisme, d'une certaine puissance virile, s'ajoute un découpage rigoureux, jusqu'à réfléchir aux césures des doubles-pages... On sent dans ce détail l'intelligence artistique de l'auteur, qui mène aussi une réflexion sur son propre travail.
Les codes du langage graphique de Neaud intégrés, on peut apprécier la profondeur de son récit, d'une certaine honnêteté, avec des moments de justification, de remise en question et aussi d'auto-dérision. Sa liberté de ton fait plaisir.
Sensible, rarement une BD n'a été aussi intimiste. Sans fard (je pense au moment où meurt sa sœur notamment...) elle est même crue par moments (scènes pornographiques).
Néanmoins, Fabrice Neaud a aussi ses coups de gueule... Ses jugements, ses interprétations, sa rudesse verbale peuvent parfois choquer... j'ai eu alors un sentiment de rejet, j'ai pris du recul. Si je ne prenais que ces moments, pas sûr que j'apprécierais cette personne dans la vie réelle...
D'ailleurs, la BD n'offre pas beaucoup de place à l'interprétation : l'auteur objective ses propos constamment... le texte dicte autoritairement le déroulement du récit, celui du réel, de la vie de Neaud, quitte à pointer du doigt quelques incertitudes de sa mémoire. Les graphismes passent presque comme secondaires.
Et pourtant je m'y replonge, je m'y immerge de nouveau.
Les dessins de Neaud ne sont pas que de simples illustrations, ils transcrivent aussi ses émotions, son énergie, ses sensations, ses fantasmes, ses obsessions... Ils prennent une place centrale dans l'explication des moments les plus intenses, les parenthèses heureuses (Antoine...)... ou non (violences homophobes...).
Neaud, personnage (égo)central du récit, paraît alors plus humain. Il n'est ni un modèle ni une figure rassurante, ni même un ami voire un compagnon de voyage. C'est juste quelqu'un qui raconte sa vie, un peu merdique, mais de manière talentueuse et dans ce qu'elle a de plus touchant.
Finalement, Neaud a su retranscrire dans sa BD une forme d'amour. Rarement consommé, il passe par l'intellectualisation, le voyeurisme, l'attente, la frustration, le passage à l'action,...
Et enfin des tergiversations : est-ce un refus...
Ou une invitation ?