Les cahiers d'Esther
5. Histoires de mes 14 ans
Une BD de Riad Sattouf chez Allary Éditions (Images) - 2020
06/2020 (11 juin 2020) 52 pages 9782370733214 Autre format 396428
Esther apprend à danser le floss, commence à s’intéresser à la politique (juste un peu), se demande comment on peut vivre normalement alors que des SDF dorment dans la rue et s’entraîne à dire « je m’en balek » en espagnol grâce à Nacho, son correspondant. Evidemment, elle écoute Angèle, et elle imagine que tous les jeunes du monde vont sauver la Terre en se donnant la main (« c’est un peu niais mais j’y crois »). À la fin de l’album, elle vit de grands événements. On lui retire son appareil dentaire, elle a un petit ami nommé Abdelkrim (un garçon... Lire la suite
Le « Esther » nouveau est arrivé ! Avec une régularité de métronome (bousculée un tout petit peu à cause du confinement cette fois), dès que 52 pages ont été prépubliées dans « l’Obs », comme autant de semaines qui composent une année, paraissent les « cahiers d’Esther » de Riad Sattouf aux éditons Allary. Le dessinateur, qui s’appuie sur les histoires authentiques que lui raconte la fille d’un couple d’amis, a décidé de la suivre depuis ses 10 ans jusqu’à ses 18 ans. Il est donc parvenu à la moitié de l’aventure avec l’« Histoire de mes 14 ans » et, dans ce tome pivotal, la petite fille se transforme en jeune fille dont les mémoires ne sont pas si rangées que cela !
Retour au collège
Riad Sattouf est sans conteste un spécialiste ès ados ! Après « retour au collège », « la vie secrète de jeunes », en bande dessinée et « les Beaux gosses » au cinéma et tandis qu’il écrivait simultanément « l’Arabe du futur », ses souvenirs d’enfance autobiographiques, il a choisi de s’atteler au pendant féminin de ses jeunes héros. En effet, il avait l’impression d’avoir en tant qu’homme et en tant qu’auteur « bien expérimenté la fabrique des garçons, mais celle des filles (lui) était étrangère » et comme il n’avait jamais lu quelque chose sur ce qu’elles pensaient vraiment, il a décidé de le faire lui-même avec l’envie « d’aller dans un autre monde comme un voyage spatio-temporel ».
Esther, contrairement aux personnages des séries précédentes de Sattouf, n’est pas du tout exclue et mal aimée. Elle fait partie des élèves « populaires » même si elle est scolarisée par dérogation dans un collège « de bourges » alors qu’elle n’en est pas une comme elle le rappelle dans l’incipit. Et, contrairement aux précédents albums des « Cahiers » qui se déroulaient souvent plus dans la sphère familiale qu’à l’école, ici, les parents et les frères de l’héroïne apparaissent beaucoup moins. De nombreuses planches ont pour cadre l’univers scolaire à Paris ou lors de voyages. On notera d’ailleurs que certaines aventures ont tendance à se poursuivre sur plusieurs pages, dans ce volume, comme l’épisode hilarant du voyage chez le correspondant espagnol qui ne manquera pas d’évoquer des souvenirs à beaucoup !
La vie secrète des jeunes
Régulièrement, donc, celle qui se cache derrière Esther se confie à Riad Sattouf. Elle lui parle de ses chanteurs et acteurs préférés du moment (pas un seul survivant des tomes précédents !), de son quotidien, et lui raconte même des « secrets » qu’elle cache à ses parents comme ses premières soirées alcoolisées par exemple. Ceci est retranscrit par l’intermédiaire de la narration à la première personne dans les récitatifs avec un double destinataire : l’auteur et le lecteur. Ainsi, ce dernier a l’impression que tous ces secrets lui sont confiés. Elle nous révèle ainsi pourquoi les ados se promènent en T-shirt par -10°, disserte sur l’abyssale stupidité des garçons qui passent leurs journées à faire des blagues graveleuses ou des gestes obscènes en matant les filles et elle fait même l’amer constat que parfois cela perdure en observant le regard libidineux que pose sur elle le père d’une de ses copines. Celle qui n’est plus une petite fille fait cependant le constat paradoxal qu’elle se sent malgré tout attirée par eux !
Elle commence également à s’intéresser davantage au monde extérieur. Dans les volumes précédents, elle était quelque peu autocentrée, ici, elle est choquée devant l’incendie de Notre-Dame ou la présence de SDF dans la rue ou bien elle s’interroge sur les vertus de la gentillesse et cherche à se tourner vers les autres en souriant par exemple à une handicapée. Elle effectue même un peu d’introspection en retrouvant Mitchell un garçon que sa classe harcelait en primaire et en éprouvant du remords. Quand elle s’insurge contre les injustices sociales (elle parle aussi du mouvement des gilets jaunes) ou l’absence de conscience écologique, elle se pose des questions naïves mais fondamentales qui mettent souvent en relief l’inertie et l’individualisme des adultes.
L’épisode sur Mitchell n’est pas le seul qui revient sur le passé d’Esther. Elle se penche sur celle qu’elle fut et devient nostalgique de son enfance dans la planche intitulée « Une autre personne » en retrouvant son vieux journal intime électronique « Kidisecrets » dont il était question dans le tome 1 : « je me suis dit que c’est fou comme le temps passe et comment on change en se rendant compte de rien. La fille que j’étais à cette époque, c’est plus moi aujourd’hui. Elle est comme morte en fait. Et celle que je suis aujourd’hui, va-telle aussi disparaître ? Oui … ». Elle, qui vivait dans l’instant, prend conscience de sa finitude et même si la planche se finit sur une pirouette humoristique on ressent une certaine mélancolie, inédite jusqu’à présent.
Enfin, pour la première fois on a une mise en doute de la réalité des anecdotes qui nous sont contées depuis cinq ans maintenant : on apprend qu’Esther ne nous avait pas tout dit ! Elle avait omis de nous parler de son doudou, par exemple, qu’elle désigne toujours par une périphrase embarrassée « le petit objet » ou bien de son premier IPhone qu’elle avait finalement obtenu de haute lutte. Ceci crée une faille : les lecteurs étaient persuadés de tout savoir de l’héroïne et ils s’aperçoivent rétrospectivement qu’elle avait tu, par pudeur ou par honte, des dimensions essentielles de son existence. Ceci leur rappelle qu’un filtre est aussi apposé sur les anecdotes par l’auteur dans une double énonciation.
L’écriture dessinée
Ainsi, Riad Sattouf indique subtilement qu’il ne se contente pas de retranscrire : il adapte et transforme comme l’indique immanquablement en fin de planche la mention « d’après une histoire vraie racontée par Esther A » et donne à l’anecdotique une portée nouvelle.
Ce n’est pas un hasard si Riad Sattouf a illustré la couverture de l’édition 2020 du Petit Robert : il éprouve une véritable passion pour les mots qu’il nous fait partager. Le bédéiste adore retranscrire la langue parlée, le rythme, les expressions nouvelles, voire plus anciennes qui redeviennent à la mode, dans les longs textes qui émaillent « Les Cahiers ». Il retranscrit les mots d’enfants du petit Gaëtan amateur de « dessins allumés » mais il met surtout en lumière le langage « jeune » en en mimant « le phrasé » et les expressions dans sa double narration : les longs récitatifs qui laissent s’exprimer l’adolescente à la première personne et bien sûr les dialogues des phylactères. Ceci est savoureux pour le lecteur adulte qui se retrouve parfois en « terre inconnue ».
Comme le soulignent les pages de garde qui reprennent en mosaïque les couleurs utilisées dans la bd selon leur ordre d’apparition, la couleur a également un rôle essentiel chez Sattouf et sert de guide. Ses pages sont toujours en bichromie car il applique les préceptes de Johannes Itten qui attribue une valeur symbolique aux couleurs. Les planches des « Cahiers » avec leur graphisme ligne claire très épuré et les expressions un peu surjouées des personnages et souvent proches de la caricature sont donc très lisibles : il y a toujours une couleur principale et une secondaire qui souligne un moment un peu fort dans la page et crée une ambiance et une émotion chez le lecteur ; le bédéiste en joue tout particulièrement dans ce tome.
Enfin il y a, pour la première fois dans ce cinquième volume, un jeu métalinguistique. Ainsi, dans la planche où Esther vient visiter l’expo consacrée à Riad Sattouf à la BPI un visiteur plus âgé s’insurge contre la grossièreté du langage de l’héroïne et met en doute la valeur documentaire et linguistique de l’œuvre de Sattouf en prenant à témoin Esther qui en éprouve un vertige presque pirandellien ! De même, lorsqu’elle interrompt une anecdote qu’elle est en train de raconter et en donne une nouvelle version en déclarant que toute la première partie de la planche n’était qu’un « délire de dessinateur », elle casse, par ce biais, l’effet de réel et invite le lecteur dans un gros plan face caméra hors gaufrier digne de « la nouvelle vague » à être suspicieux et à ne pas oublier la part fictionnelle du récit !
« Les Cahiers d’Esther » sont un grand succès de librairie (650 000 exemplaires vendus des quatre premiers tomes) et trouve désormais du succès non seulement auprès des adultes mais aussi des adolescents qui s’amusent à les lire à rebours pour se rappeler comment ils étaient « avant ». Si Claire Bretécher publiait ses planches acérées sur les bobos des « frustrés » et l’adolescence ingrate d’« Agrippine » dans « le Nouvel Obs », Riad Sattouf creuse le sillon dans le même hebdomadaire rebaptisé « L’Obs » avec le même sens de l’humour (voire de la satire), de l’observation, de la précision et de la langue. Comme ses prestigieux aînés, « Les cahiers d’Esther » sont donc une bande dessinée qui fera date comme témoignage à la fois sensible et incisif sur notre époque avec peut-être, dans ce cinquième opus, une savoureuse dimension réflexive supplémentaire…