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Quand un texte explicatif introduit un livre, en l'occurrence une bande dessinée, le lecteur a le choix entre s'y conformer, à la manière d'un mode d'emploi suivi à la lettre, ou passer outre. Considérant que le dit texte, qui tient aussi bien du paratexte que de l'oeuvre elle-même, entend orienter la lecture dans une certaine direction, la question se pose de savoir, après une première lecture, si l'orientation ainsi donnée au départ se révèle, à l'arrivée, en adéquation nécessaire avec le corps de l'oeuvre à proprement parler.
Dans le cas présent, plus d'un élément permet d'en douter. En règle générale, il convient de distinguer l'interprétation que présente une telle notice, des autres interprétations possibles à la lecture et à la relecture. Malgré l'argument d'autorité, appuyé par la force du verbe, les quelques lignes censées apporter un éclairage sur un album dominé par l'image visuelle, se révèlent parfois sous le jour d'une simple représentation a priori ou a posteriori. La narratologie structuraliste pensait la critique littéraire comme un prolongement de l'oeuvre. Il faut envisager dans cet avertissement l'éventualité d'un embryon critique. Or toute critique est discutable, y compris le présent avis, dans la mesure où elle se situe, en tant que prolongement, dans l'extériorité de l'oeuvre, dans sa périphérie.
"Cet ouvrage se propose de relater la trajectoire de la lumière", mais le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, sa source n'apparaît pas. Une lampe allumée au-dessus d'un visage, dans la deuxième planche, suffirait à démentir ce constat, sauf que la lumière émise par une petite ampoule électrique ne pourrait affirmer de trajectoire visible jusqu'aux lointains satellites quelques quarante pages plus loin. Le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, la séquence graphique, et donc la fragmentation visuelle, empêche toute perception globale du parcours de la lumière. Aucune case ne permet d'embrasser d'un seul regard toute la distance d'un segment qui demeure invisible. Le point A et le point B restent des inconnues. L'espace de la bande dessinée est un espace elliptique, brisé, nourri de rupture et de non-dits. Le lecteur n'a aucune idée de cette trajectoire: à supposer que cette lumière soit une, une telle supposition se heurte à l'obstacle des sources multiples que sont les lumières de la ville, les lumières des étoiles et la lumière du Soleil qui éclaire la Lune. C'est la nuit.
"Dans une petite portion d'espace-temps", c'est relatif. En l'absence d'autre précision d'ordre intrinsèque et qualitatif, rien n'est jamais petit ou grand sinon par rapport à autre chose: petit dans l'univers, grand si on glisse progressivement d'un oeil effrayé à la face impassible de la Lune. "Les 3 secondes qui la constituent forment un récit très court", c'est sans compter la différence qui existe entre le temps et la durée, entre d'une part la mesure qui sépare deux instants, et d'autre part la perception de cette mesure selon la position occupée par l'observateur dans l'espace, compte tenu de la vitesse à laquelle il se déplace. Dans la ligne droite de l'Univers, au plus proche de la lumière, là où le temps se raccourcit et s'écoule donc plus lentement, trois secondes équivalent à trois minutes, trois heures, trois jours, trois semaines, trois mois, trois ans voire plus dans la courbure de l'Univers, au plus loin de la lumière, là où le temps s'allonge et s'écoule donc plus vite.
Le spectateur, le lecteur, qui se croyait face au ralenti naturel d'une séquence présentée comme brève, en prise directe avec le vif du sujet dans une décomposition soumise aux lois de la physique, ne contemple peut-être rien d'autre qu'une succession d'arrêts sur image par le truchement d'une caméra numérique dont la bande dessinée serait la représentation fictionnelle. Or, quand on s'arrête sur une image, on peut s'y arrêter plus ou moins longtemps face à un sujet dont la durée devient elle-même plus ou moins longue. L'homogénéité du découpage graphique, à raison de trois fois trois cases de dimensions égales sur l'ensemble des soixante-six planches plus une planche de conclusion, entretient certes l'illusion que chaque case représente un fragment de durée (mais au fond, la durée n'a pas de fragment) équivalente à celle de chacune des autres cases, appelant à une durée d'attention équivalente pour chaque arrêt sur image opéré par l'investigateur, néanmoins l'attention mobilisée par certains détails en particulier pour des raisons diverses, ainsi que la différence de nature, d'une case à l'autre, entre ces détails qui se suivent sans toujours se ressembler, contribuent également à remettre en cause toute perception homogène de l'espace, du temps, de la vitesse, de l'arrêt, de la matière vivante ou morte qui se déploie entre ces paramètres.
Ce que la bande dessinée permet de souligner, c'est le paradoxe de la coexistence entre l'enchaînement chronologique et la simultanéité, entre le temporel et l'atemporel, entre l'instant et la durée. Somme toute, c'est une évidence: à échelle humaine du temps et de l'espace, tels qu'ils sont vécus par le commun des mortels, l'arrêt sur image d'une balle en train de sortir de son révolver (planche 34) induit une temporalité forcément plus brève que celle, par exemple, de la Terre observée depuis l'espace (planche 50). Comme le blanc et le noir, comme la vie et la mort, comme la lumière et l'ombre, comme la perfection formelle de l'itération iconique vue de loin et la matérialité vibrante des contours vus de près (observer l'évolution du trait en planche 2), comme la rigidité monumentale d'un gratte-ciel d'où un sniper s'applique à verrouiller sa cible (planche 36) et l'écoulement éphémère de quelques gouttes de sueur sur le visage du passager d'un avion (planche 18), comme la fermeture parfaitement illimitée de deux miroirs qui se font face (planche 66) et l'ouverture imparfaitement limitée d'un nuage dans le ciel nocturne (planche 51), deux types d'images se complètent et s'équilibrent pour aboutir à ce chef d'oeuvre de pensée, d'esthétique, d'art pictural et séquentiel et, pour ne pas donner entièrement tort aux quelques lignes d'introduction, de polar ludique et interactif que constitue "3 secondes": les images qui projettent le spectateur dans l'instant fugace, et celles qui lui laissent entrevoir, dans une perception tantôt angoissante, tantôt apaisée, le visage de l'éternité, la condition métaphysique soujacente à la condition humaine; surtout: le langage de l'image plus fort que celui des mots.
Le lecteur a le choix: considérer que le plus important est de décoder les énigmes, ou que l'essentiel est ailleurs, ou encore de laisser cette question ouverte. "A chacun de se faire sa propre idée". Là, entièrement d'accord.
Continuons à soutenir cette série extraordinaire: deux albums, deux chefs d'oeuvre. De quoi ravir les amateurs de BD picturale, de poésie graphique aux confins de la figuration et de l'abstraction, de science-fiction onirique, d'audace artistique, d'infographie créative... La narration est complexe mais passionnante une fois qu'on se laisse gagner par cet univers. Tous n'aimeront pas mais ceux qui vont aimer risquent d'adorer et depuis le début c'est mon cas!
Pinocchio est une oeuvre émouvante et bouleversante, qui dépeint la fragilité dans un monde dur, sombre et cruel. On touche à l'imaginaire enfantin là où ça fait mal, on est forcément pris aux tripes. Le monde de Pinocchio ressemble à notre monde, à son désespoir, à la difficulté d'y trouver asile et réconfort. C'est le regard de l'innocence dans une confrontation directe et brutale avec la bestialité la plus affligeante. Ce monde, qui n'offre aucun havre de paix, est en mouvement permanent, le mouvement d'une descente aux enfers. Comme par compensation, la victime prend courage dans une forme d'humour pathétique et sublime. On dépasse le mélodrame pour atteindre une sorte de jubilation improbable, presque inconsciente, celle d'une poésie visuelle qui cherche l'espoir dans son propre renouvellement au fil des pages. Il en émane une énergie et un enthousiasme surprenants. Y aurait-il plus d'humanité dans le regard d'un robot?
Il est salutaire qu'une oeuvre aussi abstraite, dont on peut s'interroger sur la teneur narrative, soit reconnue comme une bande dessinée. Elle interroge les notions d'histoire et de fiction, repousse les limites de la représentation séquentielle. Elle contribue à faire en sorte que la BD ait, elle aussi, son art abstrait ce qui élargit le champ de cette pratique et libère d'autres possibilités pour les auteurs du neuvième art. Cet album est officiellement reconnu comme une bande dessinée par le monde de l'édition BD, par ses pairs, par ses lecteurs, par la critique et par BDGest. Dont acte: tous les nouveaux auteurs qui sortent des sentiers battus peuvent invoquer à bon droit ce type d'ouvrage pour revendiquer, contre vents et marées, leur appartenance au monde de la BD. Aujourd'hui, demain, ce bleu est marqué au fer rouge.
Comme si le dénouement ne suffisait pas, il fallait en remettre une couche. Après le chantage, car tout ce cycle n'est que chantage à la vie à la mort, voici venu le temps des remords, des regrets, des souvenirs heureux souillés jusqu'à l'usure, des explications fumeuses, des familles à jamais mutilées, des cas de conscience et des alibis d'inspiration fantastique ou religieuse faits pour rassurer certains et pour en amuser d'autres, les meilleurs n'étant pas toujours ceux qu'on imagine. Voici venu enfin le temps de l'évocation du suicide, jusqu'alors différé pour les besoins de la tension dramatique: c'est humain de vouloir vivre, mais ne l'est-ce pas tout autant de vouloir mourir? La question se pose dès le début, comment ont-ils fait pour tenir le coup alors qu'ils avaient tous une arme à la main et qu'il était donc si "facile" d'en finir? La réponse est aussi celle à une autre question: une histoire sombre jusqu'au bout ne se termine qu'une fois tous les personnages morts. Rideau noir.
Diviser pour mieux régner, comme si tout ramenait à une histoire de pouvoir dépassant la plupart des protagonistes, une histoire dont on ignore les motivations premières, si ce n'est une sorte de jeu. Comment peut-on s'amuser autant devant un tel déploiement de dilemnes, de souffrance et d'agonie? Plus que jamais la question se pose et c'est pourquoi la tension est ici à son comble, une tension nourrie de contrastes, contrastes qui opposent violemment le détachement de la cruauté au flot des larmes et du sang versé dont on ne sait plus très bien par qui, pour qui, pourquoi, au nom de quel prétexte ou de quelle mauvaise bonne raison. On sait juste que la machine est lancée et qu'il est trop tard. C'est bientôt l'explosion, c'est déjà l'explosion. Les hallucinations sont tenaces mais la confusion plus forte encore. Les échos meurtris du champ de bataille qui se vide appelent déjà le soulagement. L'homme est un terroriste pour l'homme, surtout avec un couteau sous la gorge.
Il y a les personnages humains et puis il y a les autres personnages: ceux qui ne sont pas désignés comme tels habituellement mais dont l'importance dans l'action, la nécessité qui les lie à l'histoire dans ses aspects les plus vivants et les plus triviaux, la profondeur de champ et le charisme psychologique leur confèrent une présence tout aussi viscérale que les sujets animés, personnifiés et prétendument civilisés ou civilisés malgré eux. Ces personnages qui dépassent l'humain et qui transpirent l'humain, le célèbrent, l'oppressent et le trahissent, ont des formes diverses. On les désigne sous les nom de Ville (Los Angeles, voire Hollywood et ses chimères proches et lointaines), Sexe, Argent, Corruption... Ils ont un corps, une consistance, une identité, une raison d'être, une place en ce monde, l'art de se faire détester par les besoins ou les envies incontournables qu'ils suscitent, la manière de revendiquer à bon droit ou indûment l'amour et la vacuité des relations humaines quand tout se réduit à une affaire de survie. A mesure que cette série de personnages implicites noue jusqu'au sang ses liens avec les personnages explicites, ceux auxquels on s'était identifié dans le premier album, la tension se confirme. Plus que le tentateur, le corrupteur est celui qui enchaîne les enchaînés.
Les règles sont fixées, le théâtre déploie son décor, un décor brisé aux couloirs sombres, aux visages sordides et fantomatiques. Ces personnages sont des morts-vivants, l'amertume se lit sur leurs visages et les rend toujours un peu difformes. Famille à charge, vieillesse, dettes de jeux, leur passé est déjà derrière eux, leur vie tout entière est déjà derrière eux et jamais pourtant la frénésie de vivre ne les avait autant habités. Même l'adolescent marginal en proie à ses frustrations respire la déchéance des personnes revenues de tout, confrontées à l'ultime rempart de leur existence. Mais tous luttent avec une force qui dépasse le cynisme et la ruse du mystérieux marionnettiste, une force qui tour à tour les sort de leur engrenage et les y enfonce de nouveau, bien plus que les ficelles mêmes du complot dont ils sont à la fois les spectateurs et les acteurs, les victimes et les bourreaux. Ce premier album du cycle personnifie l'énergie du désespoir. A la fois ennemis et complices, la cruauté et la compassion pour l'humain s'y profilent à chaque détour de case, à chaque constat d'échec, à chaque larme versée, à chaque ombre portée, avec toujours la désillusion comme fil rouge.
Il y a encore de la place pour la beauté et pour l'espoir, pour la noblesse et pour la compassion. Il y a surtout de la place pour les auteurs qui, contre vents et marées, ont décidé de faire de l'art et de continuer à en faire. Face à la médiocrité et à la bassesse sociale qui dissimule mal sa vacuité et son malaise derrière un pseudo "humour" dont l'illusion fait de moins en moins recette, ici c'est le courage de l'individu, de l'auteur original et sensible qui suit son propre cheminement et qui a raison de le faire.
Comme antidote au conformisme malsain des "milieux sociaux" et du conservatisme culturel de bas étage, des coteries mondaines et autres magouilles de notables, le salut semble venir de la vie intérieure, de l'authenticité et de la sincérité vis à vis de soi et vis à vis du monde: c'est aussi ce qui émane de cette oeuvre.
Il faut prendre le temps, prendre le temps de dire que "Ma'at" est une série qui va déranger le petit monde de la bande dessinée parce que l'art, le vrai, n'est jamais gratuit ni innocent: ce n'est pas juste de la peinture dans des cases (ce qui rassurerait les institutions), l'art est un acte subversif et idéologique.
Raconter et peindre des histoires différemment, c'est changer le monde de la bande dessinée, c'est oser dire que de nouvelles portes peuvent s'ouvrir pour les auteurs, c'est affirmer encore et toujours qu'ils ont le droit, que tous les auteurs ont le droit, de changer les codes, de se les réapproprier, de montrer que la bande dessinée peut être différente, que le monde de la bande dessinée peut être différent, que notre regard sur le monde peut être différent et que, de ce fait, c'est le monde entier qui peut être différent.
Réfléchissons deux secondes: l'industrie de la bande dessinée, qu'est-ce que c'est? Comme toute industrie culturelle, c'est une machine qui nous dit comment on doit voir les choses, comment on doit penser, comment on doit rire ou pleurer. "Ma'at" est à des années-lumières de ces stéréotypes, et à des années-lumières elle peut tout revisiter: le proche et le lointain, l'intime et l'inaccessible, l'humain et le grand inconnu, l'être et l'image, la figure et l'abstraction, l'humilité et la grandeur, la douceur et l'amertume, la tristesse et la violence, le feu et l'ombre, la matière et l'érosion, la chair et le souvenir...
Ceux qui ne comprennent pas l'histoire de "Ma'at" ont sans doute oublié que notre compréhension passe par des schémas préconstruits par la société et par la culture. La compréhension cartésienne de la narration s'appuie sur certains schémas qui, pense-t-on, président aussi notre vie. Mais un simple effort d'introspection suffit pour se rendre compte que le regard même que nous portons sur notre vraie vie n'est pas forcément linéaire ni évident, et surtout pas cartésien.
Combien d'horizons lointains surgissent d'un regard qui se plonge dans le ciel embrumé ou dans l'usure des immeubles qui défilent sur notre route? Combien de souvenirs confus reviennent au passager qui s'oublie dans son propre voyage? Combien de fois nos actes moteurs, les buts et destinations que nous nous fixons, les mécanismes de l'utile et du nécessaire, se perdent-ils dans ce que nous y mettons de nous-mêmes, du plus profond de notre mémoire et de nos errances face aux brouillages de nos repères, à la suspension du temps, au travail de l'oubli et des réminiscences douloureuses ou sereines?
Interroger devrait être le préliminaire à toute compréhension, comme douter le préliminaire à toute certitude incertaine - et c'est plus que de doute cartésien ici dont il s'agit, car d'un doute qui dépasse toute méthode. Contempler devrait être le préliminaire à toute interrogation. Et ressentir devrait être le préliminaire à toute contemplation. A ceux qui affirment ne pas vous comprendre, vous pouvez leur répondre: "Mais est-ce que vous avez seulement pris le temps de m'écouter?"
Combien d'histoires, enfin, englobent notre propre histoire, la propre histoire de "Ma'at"? La grande Histoire au-delà des histoires, et au-delà du fait historique même, la marche de l'univers qui finira par tout emporter. Il y a tout cela ici, comme cette citation de Lucrèce au début de l'album: "Quelle différence restera-t-il donc entre une masse énorme et un atome imperceptible? Aucune; car quoi que le monde soit immense, la plus petite choses contiendra autant de parts que l'infini..."
A la croisée de différents styles, l'univers de Paul Pope frappe par son côté atemporel. On est "à New York dans un futur proche", mais ce New York pourrait être celui de "Taxi Driver" ou la ville sans nom de "Sin City". Si c'est un "futur proche" la vision de l'avenir est désabusée, entre vieux immeubles et vieilles voitures. L'extravagance technologique s'y fait rare. Ici on parle plutôt de drogue, la drogue comme expérience intime et violente. La noirceur prévaut, servie par un encrage aussi présent que la couleur minimale, et l'action est implacable. Le rose amer survit comme un rêve d'artiste improbable dans un monde qui a touché le fond.